L'échec global et national de la vaccination H1N1
La campagne de vaccination contre le virus pandémique h1n1 d’origine porcine est un échec global. Si l’on peut se féliciter du nombre limité des morts de la « grippe A » et des effets secondaires des vaccins administrés, on doit en revanche s’inquiéter des obstacles rencontrés dans la lutte contre une pandémie prévue de longue date. Les autorités sanitaires internationales ont recommandé en juin 2009 la vaccination contre une grippe moins virulente que prévu, et tous les gouvernements ont eu des difficultés à mobiliser leurs populations pour freiner la pandémie.
La Chine fut un des premiers pays à vacciner avec ses propres produits en vue de la fête nationale du 1er octobre 2009, mais son gouvernement n’est pas considéré comme un des plus démocratiques ni des plus attentifs à la sécurité sanitaire de sa population, et le nombre de victimes déclarées – 659 au 4 janvier – n’est pas vérifiable. Le Canada, touché en 2003 par l’épidémie de Sras, a rencontré une plus grande adhésion de sa population, de même que les pays d’Europe du Nord, où la tradition social-démocrate est plus forte qu’ailleurs ; mais des controverses entourèrent l’absence de rapports sur les effets secondaires dans les médias canadiens, et la Norvège fut secouée en novembre par l’apparition d’une mutation du virus, heureusement peu susceptible d’entraver l’efficacité du vaccin. Les États-Unis, après une période initiale de confusion due à des problèmes techniques dans la fabrication du vaccin conduisant à la livraison de seulement 30 millions de doses en octobre (couvrant à peine 10 % de la population), parvinrent à répondre à la demande dans les cliniques et les écoles désignées, et annoncèrent 10 000 victimes de la grippe en décembre au lieu des 30 000 prévues au printemps. En Allemagne, où les résistances à la vaccination sont traditionnellement fortes, une controverse fit rage en novembre sur un stock de vaccins sans adjuvants réservé pour le gouvernement. À Hong Kong, qui vient de commencer sa campagne de vaccination après avoir refusé les premiers stocks proposés pour manque de garantie, un médecin vacciné vient de déclarer un syndrome de Guillain-Barré.
Les erreurs de la communication française
Dans ce contexte, les difficultés rencontrées par le gouvernement français apparaissent comme un cas parmi d’autres d’un problème plus général. Pourtant, lorsque la ministre de la Santé Roselyne Bachelot déclara le 4 janvier 2010 qu’elle allait résilier la commande de la moitié des vaccins annoncés et ouvrir la vaccination aux médecins généralistes, une telle déclaration apparut comme la reconnaissance de l’échec d’une politique publique qui conduisait à l’exaspération et à l’impasse. En quoi la spécificité de la situation française explique-t-elle ce scandale politique ? Pour un anthropologue qui étudie les formes sociales prises par la grippe dans différents contextes, la France se distingue par deux faits majeurs : l’occultation de l’origine porcine du virus sous le nom de « grippe A », et une politique d’achat massif de vaccins au nom du principe de précaution. Ces deux faits semblent se combiner pour produire ce résultat apparemment absurde : le pays qui a acheté le plus de doses de vaccins est un de ceux qui ont le moins vacciné leurs populations1.
Le passage de « grippe porcine » à « grippe A » dans la communication peut sembler un fait anodin. Pourtant, il a joué un grand rôle dans l’incompréhension de la population sur la nécessité de se faire vacciner. Le terme « grippe porcine » permettait en effet de relier cette crise sanitaire avec celles qui l’avaient précédée : la « vache folle » en 1996, la « grippe aviaire » en 2005. C’est d’ailleurs pour éviter les effets immédiats de ces crises – une chute de la consommation de viande de l’animal concerné – que les industries de l’élevage ont demandé au printemps le retrait du terme « porcin ». Mais on se privait ainsi d’un argument de poids pour justifier la vaccination : si les précédentes épidémies liées à un agent infectieux d’origine animale ne pouvaient être limitées par une vaccination mais seulement par des abattages massifs d’animaux, il était possible en revanche de fabriquer un vaccin contre le h1n1 d’origine porcine sans recourir, comme l’a fait le gouvernement égyptien, à des abattages de porcs. On pouvait ainsi expliquer que la grippe aviaire prenait une forme virulente mais peu contagieuse alors que la grippe porcine prend une forme contagieuse mais peu virulente du fait que le porc joue un rôle de véhicule intermédiaire entre les oiseaux et les humains, et qu’on peut fabriquer des vaccins anti-h1n1 sur des œufs de poulet alors qu’il était impossible jusque-là de fabriquer des vaccins anti-h5n1 contre un virus qui tue les oiseaux. Et si l’on entendait souvent l’argument selon lequel la succession de ces crises sanitaires avait produit un effet de lassitude, on pouvait répondre qu’on avait enfin un moyen de lutter contre l’agent infectieux alors qu’on l’avait souhaité pour les précédentes – et a fortiori pour le sida, découvert en 1982 mais contre lequel n’existe aucun vaccin.
Faute d’une telle communication sur l’origine de la maladie, on rendait impossible la compréhension de ce qui relie entre elles ces crises : la nouvelle écologie sociale des agents infectieux produits par les transformations des relations entre les humains et les animaux. À force de regarder en avant pour prévenir la prochaine catastrophe, il est devenu impossible de regarder en arrière pour expliquer les leçons tirées des catastrophes passées. Peut-être faut-il voir ici le travail d’une contradiction inconsciente : au moment où il devenait possible de tirer les conséquences du passage des agents infectieux des animaux aux humains, celles-ci sont comme refoulées et ignorées. Et ce n’est pas un hasard si ce refoulement est le plus fort en France, une nation qui aime manger ses animaux à condition de cacher ce qu’ils ont de commun avec les humains.
La deuxième spécificité française vient alors renforcer la première. Au nom du principe de précaution inscrit dans la Constitution, le gouvernement français a acheté au printemps, dans des conditions qui restent à éclairer, 95 millions de doses de vaccins pour un montant d’environ un milliard d’euros2. Il a choisi – en partie du fait d’un conflit entre la Sécurité Sociale et le corps médical – de fournir ces vaccins à la population dans des centres gérés par les préfets réquisitionnant du personnel administratif, des médecins et des infirmiers, pour un montant sans doute équivalent à un autre milliard d’euros. Cette interprétation du principe de précaution est en elle-même contestable. Le principe de précaution oblige en effet, en situation d’incertitude sur un produit scientifique, à évaluer les risques de son introduction dans la population, et non à minimiser les risques en quelque situation que ce soit. Aussi le principe de précaution s’est-il retourné contre ses utilisateurs gouvernementaux lorsque la population s’est inquiétée en octobre des effets secondaires des vaccins, et notamment des fameux « adjuvants » – auxquels l’industrie pharmaceutique recourt pourtant régulièrement pour fabriquer des vaccins.
Une politique publique en situation d’exception
En l’occurrence, il aurait fallu parler davantage d’état d’urgence – voire d’état d’exception – plutôt que de principe de précaution : car il ne s’agissait pas, comme pour la vache folle, d’évaluer les risques d’un agent inconnu en cours de diffusion, ni, comme pour la grippe aviaire, de préparer une possible pandémie en surveillant le réservoir animal, mais de décider en situation d’urgence des moyens de lutter contre un virus qui avait effectivement franchi la barrière des espèces. Or la notion d’état d’urgence impliquait toute une réflexion juridique et politique sur les limites de l’action publique en situation exceptionnelle, et cette réflexion n’a pas été prise en compte. En somme, tout s’est passé comme si l’État français avait fait la guerre contre la grippe sans la déclarer, en se réclamant d’un principe qui n’avait rien à voir avec la situation. Ce qui a le plus choqué en effet les différents groupes sociaux qui auraient dû être impliqués dans la gestion de cette crise – parlementaires, médecins généralistes –, c’est l’atmosphère de secret dans laquelle les décisions ont été prises, donnant lieu aux fantasmes sur les complots de l’industrie pharmaceutiques. Le citoyen s’est retrouvé ainsi dans un face-à-face avec l’État, et répondait, selon la célèbre formule de Bartleby, en « préférant ne pas ». Mais le refus d’une mesure de santé publique comme moyen d’expression d’une opposition politique ne peut être durablement soutenu. L’ouverture souhaitée de la vaccination aux généralistes, et l’organisation souhaitable d’une commission d’enquête parlementaire, pourraient mettre un terme à ce qui apparaît comme un échec de la participation.
Il n’y a pas à se réjouir d’un tel échec car, au-delà du gâchis d’argent public, il révèle les pathologies de notre système politique. L’échec de la campagne française de vaccination doit être comparé à deux autres échecs retentissants de cette fin d’année : le sommet de Copenhague sur le réchauffement climatique et le débat organisé par le ministère de l’Immigration sur l’identité nationale. À Copenhague, le consensus entre les experts n’a pu être traduit en décisions politiques du fait de blocages nationaux : la Chine se faisant le porte-parole des pays développés en refusant une surveillance des émissions de gaz à effet de serre, les États-Unis, malgré une forte mobilisation du président Obama, craignant l’action des lobbies industriels, et le gouvernement français se voyant refuser son projet de taxe carbone par le Conseil constitutionnel du fait d’un trop grand nombre de dérogations.
Quant au nécessaire débat sur les migrations internationales aujourd’hui, il a été organisé dans les préfectures où se sont écoulés les débordements des passions nationales, et il a suscité un grand nombre de critiques légitimes de tous les bords politiques. Si l’on songe que les migrations internationales incluent aujourd’hui les animaux qui transitent pour produire de la viande bon marché en produisant de nouveaux agents infectieux, et que ces agents peuvent causer à court terme des catastrophes aussi importantes que le réchauffement climatique, on se dit que les gymnases surchauffés, où les rares citoyens hésitants attendent en tremblant leur piqûre de vaccin contre la mystérieuse « grippe A », manifestent de façon tragique le vide du pouvoir.
- 1.
Le taux de vaccination en France est évalué à environ 7 % aujourd’hui, contre 30 à 40 % dans les pays du nord de l’Europe.
- 2.
Le 5 novembre 2009, Roselyne Bachelot a ainsi déclaré qu’elle envisageait de revendre les vaccins non utilisés aux pays qui n’avaient « pas pris leurs précautions ». On voit ici que le principe de précaution est utilisé non seulement pour se défausser d’une décision prise en situation d’urgence et dont la suite des événements montre l’erreur (on pensait en juin qu’il faudrait deux doses par personne), mais en outre pour administrer une leçon de morale aux pays en développement alors que la politique globale de vaccination exige une tout autre vision des rapports Nord-Sud.