Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

L'écologie négative de Claude Lévi-Strauss

août/sept. 2011

#Divers

Sans dégager directement une pensée écologique du travail anthropologique de Claude Lévi-Strauss, on peut cependant chercher à voir comment son pessimisme, tiré de ses analyses sur le bouddhisme, sur Gobineau et sur Rousseau, peut renouveler notre vision de nos rapports à la nature.

Le texte suivant a été publié en 2005 dans le livre pédagogique, Claude Lévi-Strauss, une introduction, que m’avait commandé Hugues Jallon pour la collection « Agora » chez Pocket-La Découverte, et qui est réédité cette année. Il concluait une présentation de l’œuvre de Lévi-Strauss par une interprétation personnelle de ses positions politiques et morales, avant la deuxième section du livre consacrée aux controverses suscitées par cette œuvre. Sous le titre d’« écologie négative », je voulais décrire trois choses. D’abord, le fait qu’on ne peut construire une pensée écologique à partir de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, mais qu’une telle pensée apparaît néanmoins en creux. Le terme est ici pris dans son sens de « négatif » photographique, ce qui suppose une interprétation personnelle pour la « révéler », avec tous les risques qu’implique une telle interprétation. Ensuite, si l’on veut construire cette pensée écologique, il faut partir du pessimisme de Lévi-Strauss, et donc de ses analyses sur le bouddhisme, sur Gobineau et sur Rousseau, pour voir comment ce pessimisme est le point de départ d’une vision renouvelée des rapports entre l’humanité et la nature. Enfin, une telle pensée écologique prend son fondement ontologique dans la conception du « phonème zéro » ou « signifiant flottant », élément en lui-même vide et négatif dont les compositions avec d’autres éléments produisent quelque chose comme du sens.

L’actualité brûlante, avec la catastrophe nucléaire de Fukushima, confirme tristement ce diagnostic d’une « écologie négative ». La publication au même moment d’une série de conférences de Lévi-Strauss au Japon et sur le Japon1 permet de supposer ce que son « regard éloigné » aurait vu dans cette catastrophe. Lévi-Strauss a voyagé au Japon avec passion entre 1977 et 1988, découvrant les paysages où des mythologies archaïques étaient encore vivantes, et des techniques artisanales reflétant des formes de pensée radicalement différentes des nôtres. Visitant des paysages dévastés par la guerre et recouverts par les camps militaires américains, il détourne le regard vers une nature préservée, ou plutôt reprenant ses droits. Dans ces conférences, il cite à nouveau Gobineau, penseur d’un espace oriental où s’effectuent depuis des millénaires des brassages entre les peuples, et Rousseau, dont il compare la Nouvelle Héloïse au roman courtois le Dit de Genji – sans cependant mentionner le bouddhisme, qu’il considère ailleurs comme une préservation du mode de penser animiste. Un tel regard éloigné explique qu’une catastrophe comme celle du Japon nous affecte tous, quoique dans des formes diverses et parfois inverses, laissant espérer qu’en de tels moments de basculement historique se produit une recomposition de l’humanité dans ses rapports avec son environnement.

F. K.

La pensée politique de Lévi-Strauss a pu être rapprochée de l’écologie. Il est vrai que, dans ses déclarations les plus nettement politiques, Lévi-Strauss s’est toujours déclaré contre le principe de la volonté souveraine de l’homme et en faveur de la protection de son environnement naturel. Ainsi dans un texte intitulé « Réflexions sur la liberté » :

Les droits de l’humanité cessent au moment précis où leur exercice met en péril l’existence d’une autre espèce. […] Le droit à la vie et au libre développement des espèces vivantes encore représentées sur la terre peut seul être dit imprescriptible, pour la raison très simple que la disparition d’une espèce creuse un vide, irréparable à notre échelle, dans le système de la création. […] Le droit de l’environnement, dont on parle tant, est un droit de l’environnement sur l’homme, et non un droit de l’homme sur l’environnement2.

S’il y a une constante dans la pensée de Lévi-Strauss, c’est l’idée selon laquelle le projet cartésien de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature » est absurde et dangereux, car la culture ne peut se penser elle-même sans un rapport à la nature qui l’environne.

Il serait cependant erroné d’assimiler Lévi-Strauss au mouvement écologiste contemporain, si par écologie on entend une critique de la culture au nom de la protection de la nature3. On risque en effet de voir dans son usage des « sociétés sauvages » un retour au mythe d’une société proche de la nature dont nous nous serions écartés, ce qui ferait perdre la thèse selon laquelle les sociétés sauvages nous font voir des règles logiques qui fonctionnent encore dans la nôtre. S’il y a bien chez Lévi-Strauss un questionnement d’ordre écologique, c’est dans le cadre de ce que nous appellerons une écologie négative, en un double sens : la défense de l’environnement est tout ce qui reste une fois épuisés les autres modèles politiques (elle est en ce sens le « négatif », au sens photographique, de toutes les politiques, qui les révèle à leur vérité ultime) et elle n’apparaît que sur fond de la possible destruction de la nature et de la culture (elle révèle donc le caractère « négatif » du réel lui-même). La défense de l’environnement prend place dans un moment de sursis : elle protège provisoirement ce qui est promis à une inéluctable disparition. La tonalité sombre de la pensée de Lévi-Strauss ne donne lieu à aucun catastrophisme : elle s’appuie sur le constat désespéré mais lucide selon lequel nous ne pouvons connaître que ce qui est en train de se défaire.

Le modèle bouddhiste

Cette écologie négative apparaît pour la première fois dans l’œuvre de Lévi-Strauss à travers les références au bouddhisme dans la conclusion de Tristes tropiques. Après avoir consacré une grande partie de l’ouvrage aux sociétés sauvages d’Amazonie, Lévi-Strauss relate en conclusion un voyage en Asie au cours duquel il a pu comparer l’islam et le bouddhisme. Alors que l’islam lui apparaît comme une tentative de maîtriser rationnellement la croissance de la population humaine par un volontarisme social et un formalisme juridique – ce en quoi il ressemble selon lui à l’Occident, et en pousse même la logique à la limite –, le bouddhisme aurait renoncé à cette maîtrise volontaire en se présentant simplement comme une sagesse méditative, selon une opposition que Lévi-Strauss considère comme analogue à celle qui passe entre le masculin et le féminin. Le bouddhisme ne cherche pas à fonder l’organisation sociale sur un principe comme Dieu ou le moi, mais il cherche seulement à connaître le réel, et affirme que le mode d’existence du réel est le néant. La sagesse bouddhiste apparaît donc finalement très proche de la conclusion de l’ethnologue lorsqu’il constate que son savoir dissout l’objet sur lequel il porte :

Tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit, au profit d’un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle où s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même dont nous étions partis. Voilà deux mille cinq cents ans que les hommes ont découvert et ont formulé ces vérités. Depuis, nous n’avons rien trouvé4.

L’enquête ethnologique se rapproche alors d’une ascèse bouddhiste : se concentrant sur les propriétés de son objet, elle parvient à découvrir que cet objet est purement virtuel, jusqu’à parvenir progressivement à une connaissance des lois qui régissent le virtuel en tant que tel, et à abolir dans cette connaissance toute volonté individuelle d’agir. Lévi-Strauss reprend ici une tradition philosophique qui remonte à Schopenhauer, premier grand vulgarisateur du bouddhisme en Occident, selon laquelle la connaissance du caractère illusoire des objets de la volonté humaine permet de suspendre cette volonté et de se réjouir du néant comme mode d’être ultime des choses.

Mais le bouddhisme n’a pas seulement chez Lévi-Strauss valeur de sagesse morale : il permet une véritable connaissance des objets sur lesquels il porte, lorsqu’il s’applique à la culture et à la nature. De façon très surprenante, Lévi-Strauss compare le bouddhisme au marxisme parce qu’il a comme lui « ramené le problème métaphysique à celui de la conduite humaine5 », en cessant de s’interroger sur des principes abstraits pour observer les sociétés telles qu’elles fonctionnent. Ce qui est commun au bouddhisme et au marxisme, c’est de partir de l’opposition empirique entre la souffrance de l’homme et son aspiration au bonheur, et de tenter de la résoudre par la seule connaissance, sans recourir à une hypothèse surnaturelle. La différence entre ces deux doctrines est alors que le marxisme résout cette opposition au niveau sociologique, par la mise en lumière des contradictions sociales et la prévision d’une révolution, alors que le bouddhisme la résout au niveau cosmologique, en parvenant au point où l’ensemble des oppositions s’abolit dans la certitude du caractère illusoire de leur objet.

Entre la critique marxiste qui affranchit l’homme de ses premières chaînes – lui enseignant que le sens apparent de sa condition s’évanouit dès qu’il accepte d’élargir l’objet qu’il considère – et la critique bouddhiste, qui achève la libération, il n’y a ni opposition ni contradiction. Chacune fait la même chose que l’autre à un niveau différent. […] Comme les croyances et les superstitions se dissolvent quand on envisage les rapports réels entre les hommes, la morale cède à l’histoire, les formes fluides font place aux structures, et la création au néant6.

Il ne s’agit donc pas de dire que le scepticisme bouddhiste guérit du scientisme marxiste : bouddhisme et marxisme sont deux modes de connaissance analogues qui décomposent leur objet au moyen d’oppositions logiques – c’est la raison pour laquelle ils sont tous deux critiques – mais la supériorité du bouddhisme aux yeux de Lévi-Strauss vient de ce qu’il applique cette connaissance à un niveau plus large, celui de la nature et pas seulement de la culture. On peut donc bien dire que le bouddhisme permet à Lévi-Strauss de sortir du marxisme non en fuyant vers l’idéologie mais au contraire en approfondissant la réflexion sur les rapports de production : il retrouve les oppositions repérées par Marx dans la nature elle-même, ce qui consiste à élargir l’objet de la critique marxiste.

C’est en ce sens que le bouddhisme est pour Lévi-Strauss l’occasion d’une méditation sur la nature elle-même en tant qu’elle est, comme les cultures observées par l’ethnologue, prise dans un processus irréversible de décomposition.

Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu et sauf quand il se reproduit lui-même – l’homme n’a rien fait d’autres qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration7.

La méditation de la sagesse bouddhiste est l’occasion d’une contemplation de la nature et de la place de l’histoire de l’humanité dans un monde allant vers le désordre. Si tout est structure, ces structures restent fragiles et risquent en permanence de disparaître, en sorte que l’homme, en rajoutant des structures aux structures, ne fait que multiplier ces risques : créant de l’ordre pour remédier à ce qu’il perçoit comme un désordre, il ne fait que rajouter du désordre à un ordre en cours de décomposition. Le structuralisme de Lévi-Strauss est bien porté par la croyance en un ordre commun à la nature et à la culture, mais il apprend du bouddhisme que cet ordre est fragile et précaire car il ne repose que sur du néant. De ce constat, structuralisme et bouddhisme tirent non pas un désespoir angoissé mais une joie lucide et une sereine tranquillité.

Une connaissance mutilée

Cette version cosmologique du bouddhisme mélange la sagesse orientale avec une découverte récente de la science occidentale : la deuxième loi de la thermodynamique, selon laquelle l’univers va de façon irréversible et nécessaire vers le désordre. Cette loi formulée par Sadi Carnot en 1824 a été reprise par la biologie moléculaire des années 1960, qui joue dans l’anthropologie lévi-straussienne un rôle de modèle à l’égal de la linguistique, à travers l’idée que la vie consiste à introduire de l’ordre dans le désordre de la matière par la voie de la reproduction des organismes. Lévi-Strauss fait souvent référence au principe d’entropie selon lequel le désordre augmente, et conçoit les structures du vivant, et en particulier les structures sociales de l’humanité, comme des formes de « négentropie », c’est-à-dire comme des tentatives pour freiner cette tendance irréversible au désordre.

Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie », le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration8.

Le caractère hautement paradoxal de cette loi, qui va à l’encontre de toutes les lois scientifiques montrant l’existence d’un ordre supposé immuable, explique que la pensée politique de Lévi-Strauss ne puisse se ramener à un schéma simple de la décadence ou du progrès. Si, du point de vue de l’univers, il y a bien désintégration irréversible, du point de vue du vivant ou de l’humanité, il y a cependant création permanente de nouvelles formes d’intégration. Dans un texte peu connu et assez étonnant, publié en réponse à la critique formulée par Roger Caillois contre la critique de l’idée de progrès dans « Race et histoire », Lévi-Strauss revient à ce principe d’entropie (« Une véritable entropie sociologique pousse toujours le système dans le sens de l’inertie ») et ajoute en note :

Ma conception est pessimiste (si ce mot possède encore un sens au point de vue où je me place) dans la mesure où le système, à quelque moment qu’on le considère, est dominé par une tendance à l’inertie. À cet égard, et bien que cet aspect soit resté inaperçu, je me rapproche de Gobineau qui, en dépit d’erreurs moins imputables à sa doctrine qu’aux connaissances scientifiques rustiques de son temps, a eu le grand mérite d’introduire dans les sciences de l’homme, au moins implicitement, la notion de complémentarité entre deux aspects corrélatifs de l’évolution, mutuellement exclusifs, et qui n’autorisent chacun qu’une connaissance mutilée. En ce sens, la pensée de Gobineau anticipe certaines conceptions de la physique moderne9.

Que vient faire Gobineau dans une méditation sur la deuxième loi de la thermodynamique, que Lévi-Strauss avait d’abord associée au bouddhisme ? Cette référence, qui revient souvent dans l’œuvre de Lévi-Strauss10, doit être prise au sérieux pour comprendre le statut de ce qu’il appelle lui-même son « pessimisme ». Si Gobineau est connu pour son Essai sur l’inégalité des races humaines (1854), considéré comme fondateur des théories racistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, il est d’abord un diplomate voyageur, grand connaisseur de l’Orient, fasciné par le phénomène du métissage des races, qui lui apparaît comme le phénomène le plus important à penser pour une science de l’homme. Lévi-Strauss lui emprunte l’idée selon laquelle les races ou les cultures ne peuvent être connues que d’après leur mélange puisque aucune race pure n’est donnée à l’observation. S’il s’écarte de Gobineau affirmant que ces races pures auraient existé à l’origine – Gobineau se construisant une origine fictive chez des ancêtres aryens d’Asie centrale –, il s’en rapproche dans l’idée selon laquelle les mélanges entre races sont à la fois le moteur de l’histoire et ce qui la condamne au désordre et à la guerre. C’est donc seulement à partir des luttes entre les races et de leur possible destruction finale que l’on peut, selon Gobineau, étudier les processus de mélange et de coalition entre les races, en sorte que, dans l’étude des rapports entre cultures, entropie et négentropie sont bien complémentaires11. Il est alors remarquable que Lévi-Strauss conclue le dernier tome des Mythologiques, l’Homme nu, par une méditation pessimiste sur la disparition finale de l’humanité, qui a beaucoup frappé ses contemporains par sa noirceur, et qui est en fait un pastiche de la conclusion de l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, comme il l’a remarqué plus tard12 :

Il incombe à l’homme de vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu’il n’était pas présent autrefois sur la terre et qu’il ne le sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la surface d’une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses œuvres deviendront comme s’ils n’avaient pas existé, nulle conscience n’étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu, c’est-à-dire rien13.

La référence à Gobineau permet donc de préciser un point important : la méditation de Lévi-Strauss sur le néant n’est pas une forme de nihilisme, mais le corrélat d’une hypothèse scientifique sur le mélange d’ordre et de désordre constitutif de la nature humaine, ou, pour le dire en reprenant les termes de Lévi-Strauss, un « point de vue » qui, selon le niveau où on le place, permet de voir alternativement la création et la destruction. Le pessimisme de l’ethnologue est donc la condition pour décrire adéquatement les processus constitutifs de l’objet étudié : un objet de la taille du globe terrestre, parcouru de rapports qui en eux-mêmes ne signifient rien, mais qui produisent de la signification.

Rousseau et la grandeur des commencements

Ces références au bouddhisme et au pessimisme de Gobineau éclairent la référence centrale à Rousseau, en même temps qu’elles y trouvent l’esquisse d’une solution plus optimiste. On connaît l’éloge passionné rendu par Lévi-Strauss à Rousseau – « fondateur des sciences de l’homme14 », « le plus ethnographe des philosophes… notre maître… notre frère, envers qui nous avons montré tant d’ingratitude, mais à qui chaque page de ce livre pourrait être dédiée, si l’hommage n’eût pas été indigne de sa grande mémoire15 », lui qui a su le premier comprendre « le totémisme du dedans16 ». Cet éloge, paradoxal de la part d’un anthropologue qui se présente comme rompant avec la philosophie, a suscité l’étonnement de la plupart des commentateurs. On y a vu le plus souvent le signe d’un déchirement interne à l’anthropologie de Lévi-Strauss entre le projet de formaliser les règles de la culture – dans le prolongement du Contrat social – et la nostalgie d’un ordre de la nature – plus proche des Rêveries du promeneur solitaire – en sorte que la référence à Rousseau serait, sinon une solution intégrant la culture dans la nature, au moins l’indice de ce problème17. Les analyses que nous présentons ici nous permettent d’avancer une autre interprétation de cette référence.

De fait, c’est au Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes et aux Confessions que Lévi-Strauss fait le plus souvent référence, pour y trouver non pas le mythe d’une société vivant en harmonie avec la nature, mais la contingence d’un événement qui a définitivement séparé la société humaine du reste de la nature ; la propriété pour Rousseau, la science mathématique pour Lévi-Strauss. Ce que Lévi-Strauss demande à Rousseau, c’est donc un témoignage du mal qui affecte constitutivement l’humanité et la sépare irréductiblement d’elle-même. La « confession » est alors le régime de discours le plus à même de décrire cette séparation en elle-même contingente entre nature et culture, ou entre le moi et l’autre, sans la rabattre sur l’un des deux pôles, mais en maintenant leur tension comme constitutive d’une subjectivité singulière. Elle est marquée en effet par

[un] double paradoxe : que Rousseau ait pu, simultanément, préconiser l’étude des hommes les plus lointains, mais qu’il se soit surtout adonné à celle de cet homme particulier qui semble le plus proche, c’est-à-dire lui-même ; et que dans toute son œuvre, la volonté systématique d’identification à l’autre aille de pair avec un refus obstiné d’identification à soi. Car ces deux contradictions apparentes, qui se résolvent en une seule et réciproque implication, toute carrière d’ethnologue doit, un moment ou l’autre, les surmonter. […] Chaque fois qu’il est sur le terrain, l’ethnologue se voit livré à un monde où tout lui est étranger, souvent hostile. Il n’a que ce moi, dont il dispose encore, pour lui permettre de survivre et de faire sa recherche ; mais un moi physiquement et moralement meurtri par la fatigue, la faim, l’inconfort, le heurt des habitudes acquises, le surgissement de préjugés dont il n’avait pas le soupçon ; et qui se découvre lui-même, dans cette conjoncture étrange, perclus et estropié par tous les cahots d’une histoire personnelle, responsable au départ de sa vocation, mais qui, de plus, affecte désormais son cours. Dans l’expérience ethnographique, par conséquent, l’observateur se saisit comme son propre instrument d’observation ; de toute évidence, il lui faut apprendre à se connaître, à obtenir d’un soi, qui se révèle comme autre au moi qui l’utilise, une évaluation qui deviendra partie intégrante de l’observation d’autres soi. Chaque carrière ethnographique trouve son principe dans des « confessions », écrites ou inavouées18.

La référence à Rousseau semble donc prise dans une dimension là encore méditative : elle permet à l’ethnologue de revenir à l’origine de sa « vocation » comme un événement contingent et douloureux qui a séparé définitivement en lui le moi et l’autre. Mais cette référence joue alors un rôle épistémologique : elle indique un mode de connaissance spécifique dans lequel cette première division entre le moi et l’autre à l’intérieur du soi permet de franchir l’opposition entre le soi et les autres soi, ou entre l’ethnologue et les autres hommes, puisque c’est précisément par la connaissance de ce qui est autre en lui que l’ethnologue va pouvoir connaître ce qui est autre chez les autres. À la suite de Rousseau, Lévi-Strauss appelle « pitié » ce processus d’identification aux autres qui permet à l’homme de communiquer avec tous ses semblables. Mais il faut bien voir que le terme perd ici sa dimension essentiellement morale pour devenir – sans perdre tout à fait cette première signification – un instrument de connaissance. Si l’ethnologue peut s’identifier à ses semblables quels qu’ils soient, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes divisés entre le même et l’autre, ou entre la nature et la culture, c’est-à-dire qu’ils sont vivants, leur vie se situant au seuil du même et de l’autre, de la nature et de la culture.

S’il est possible de croire qu’avec l’apparition de la société se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité […] ce ne peut être qu’en attribuant à l’homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles, qui possède par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contradictoires. […] Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter, c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque, du moment qu’il est un homme, bien plus, un être vivant quelconque, du moment qu’il est vivant19.

La pitié est la faculté qui fait communiquer des différences : elle permet à un individu en cours de différenciation d’entrer en rapport avec d’autres individus pris eux-mêmes dans des processus de différenciation20.

La référence à Rousseau permet alors à Lévi-Strauss de fonder une écologie, mais en un sens bien précis. Si la pitié est la faculté qui fait s’identifier tous les vivants, elle manifeste la solidarité des vivants entre eux : elle joue le rôle fondateur dans « une conception de l’homme qui met l’autre avant le moi, et dans une conception de l’humanité qui, avant les hommes, pose la vie21 ». Mais il ne s’agit pas alors d’une conception grandiose de l’homme comme « maître et possesseur de la nature », mais de ce que l’on peut appeler une « commune humilité », en redonnant au mot « humilité » le sens premier de ce qui en l’homme revient à l’humus, à ce qui lui est commun avec le reste des vivants, c’est-à-dire le fait de mourir.

Loin de s’offrir à l’homme comme un refuge nostalgique, l’identification à toutes les formes de la vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l’humanité d’aujourd’hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collective22.

L’écologie rousseauiste n’est pas un retour à la nature et à ses extases originaires, mais la tentative de saisir l’humanité dans ce qu’elle a de plus humble et qui lui est commun aux autres espèces, dans le fait de vivre en rapport avec la mort. On peut alors bien parler d’une écologie négative, puisque c’est à partir d’une séparation primordiale douloureuse que cette tentative d’atteindre la vie la plus humble est possible, la séparation de la vie par rapport à elle-même étant la condition de communication avec les autres vies.

On comprend alors mieux le sens de la référence à Rousseau et à son « primitivisme » particulier : il ne s’agit pas de revenir à l’origine de l’histoire, selon le schéma mis en place après lui au xixe siècle, mais il s’agit de partir de ce qu’il y a de plus humble, et en ce sens primitif, dans l’humanité, c’est-à-dire ce qui la rend semblable aux autres espèces animales. C’est en ce sens que Lévi-Strauss fait référence à Rousseau dans Tristes tropiques lorsqu’il décrit la société la plus simple qu’il ait rencontrée en Amazonie, les Nambikwara :

Quant à moi, j’étais allé jusqu’au bout du monde, à la recherche de ce que Rousseau appelle « les progrès presque insensibles des commencements ». Derrière les voiles des lois trop savantes des Caduveo et des Bororo, j’avais poursuivi ma quête d’un état qui – dit encore Rousseau – « n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ». Plus heureux que lui, je croyais l’avoir découvert dans une société agonisante, mais dont il était inutile de me demander si elle représentait ou non un vestige : traditionnelle ou dégénérée, elle me mettait tout de même en présence d’une des formes d’organisation sociale et politique les plus pauvres qu’il soit possible de concevoir. Je n’avais pas besoin de m’adresser à l’histoire particulière qui l’avait maintenue dans cette condition élémentaire ou qui, plus vraisemblablement, l’y avait ramenée. Il suffisait de considérer l’expérience sociologique qui se déroulait sous mes yeux. Mais c’était elle qui se dérobait. J’avais cherché une société réduite à sa plus simple expression. Celle des Nambikwara l’était au point que j’y trouvai seulement des hommes23.

Les Nambikwara – qui fournissent à Lévi-Strauss le modèle de l’échange instaurant la culture au sein même de la nature – ne sont donc pas une société primitive mais une société humble, « agonisante », tentant de continuer à vivre alors qu’elle est menacée par la mort. C’est pourquoi ils permettent d’assister à ce que Rousseau appelle la « grandeur des commencements24 », expression par laquelle il ne faut pas entendre la dimension sublime de la mort, mais au contraire le fait que tout est plus grand au sens mathématique au commencement. C’est en commençant par l’identification primitive avec la société la plus humble que Lévi-Strauss a pu s’identifier ensuite avec toutes les autres formes d’humanité : c’est au point où nature et culture se séparent tout en restant dangereusement près l’une de l’autre que devient possible l’observation de l’ensemble des règles opérant le passage de la nature à la culture. En cela, l’anthropologie témoigne d’une confrontation de l’humanité avec le non-sens ou avec le néant, et en même temps de la capacité de l’humanité la plus humble à créer positivement du sens dans cette situation périlleuse.

On comprend alors que l’écologie négative de Lévi-Strauss est scientifique avant d’être politique. Elle ne consiste pas à trouver dans les « peuples de la nature » une solution aux problèmes écologiques de notre temps. Elle vise au contraire à trouver dans ces sociétés sur le point de disparaître un « modèle réduit » de ce que l’humanité a pu être à ses commencements, non par une nostalgie de l’origine compensant l’angoisse de la fin à venir, mais parce que les conditions de survie d’une société apparaissent plus nettement dans ces sociétés qui réinventent les règles de la vie en commun dans la confrontation à une catastrophe. L’anthropologie lévi-straussienne offre des leçons écologiques à condition de partir des événements négatifs qui constituent toutes les sociétés et qui les obligent à recomposer leurs rapports à la nature.

  • 1.

    Claude Lévi-Strauss, l’Autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2011.

  • 2.

    C. Lévi-Strauss, le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 374-375.

  • 3.

    Il serait en particulier erroné de chercher dans le texte intitulé « Structuralisme et écologie », republié dans le Regard éloigné (p. 143-166), une quelconque philosophie politique écologiste : Lévi-Strauss y affirme au contraire que la culture a ses propres règles qu’elle projette sur l’environnement au lieu de les recevoir de lui passivement, et « écologie » désigne ici la thèse inverse, tenue par des anthropologues américains, selon laquelle tout dans la culture vient de l’environnement.

  • 4.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 493. J’ai tenté de donner un prolongement à cette phrase dans ma propre enquête ethnographique : Un monde grippé, Paris, Flammarion, 2010.

  • 5.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit.

  • 6.

    Ibid., p. 494.

  • 7.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 496.

  • 8.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit.

  • 9.

    Id., « Diogène couché », Les Temps modernes, 1955, no 110, p. 1200, n. 3.

  • 10.

    Id., « Race et histoire », dans Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 378 ; « Race et culture », dans le Regard éloigné, op. cit., p. 22 ; la Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 311-312, n. 1 ; C. Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 207.

  • 11.

    L’Essai sur l’inégalité des races humaines s’ouvre sur ce constat : « La chute des civilisations est le plus frappant et en même temps le plus obscur de tous les phénomènes de l’histoire. En effrayant l’esprit, ce malheur réserve quelque chose si mystérieux et de si grand que le penseur ne se lasse pas de le considérer, de l’étudier, de tourner autour de son secret. […] Quand, après un temps de force ou de gloire, on s’aperçoit que toutes les sociétés humaines ont leur déclin ou leur chute ; quand on remarque avec quelle taciturnité terrible le globe nous montre, épars sur sa surface, les débris de la civilisation qui ont précédé la nôtre, et non seulement des civilisations connues, mais encore de plusieurs autres dont on ne sait que les noms, et de quelques-uns qui, gisant en squelettes de pierre au fond des forêts presque contemporaines du monde, ne nous ont même pas transmis cette ombre de souvenir, […] on est contraint de constater que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse des liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et cachée parmi les éléments de survie, le principe d’une mort inévitable. »

  • 12.

    Voir C. Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1983, p. 147.

  • 13.

    Id., l’Homme nu. Mythologies IV, Paris, Plon, 1971, p. 621.

  • 14.

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 45.

  • 15.

    Id., Tristes tropiques, op. cit., p. 467.

  • 16.

    Id., le Totémisme aujourd’hui, Paris, Puf, 1962, p. 146-150.

  • 17.

    C’est notamment l’objet de la discussion du groupe des Cahiers pour l’analyse, « Lévi-Strauss dans le xviiie siècle », no 4, 1966, qui a donné lieu à l’ouvrage de Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.

  • 18.

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, op. cit., p. 47-48.

  • 19.

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, op. cit., p. 50.

  • 20.

    Voir Frédéric Keck, « La dissolution du sujet dans le finale de l’Homme nu », dans M. Izard (sous la dir. de), Lévi-Strauss, Paris, Éd. de l’Herne, p. 236-243.

  • 21.

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, op. cit., p. 49.

  • 22.

    Ibid., p. 54.

  • 23.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 377.

  • 24.

    Ibid., p. 489-490.

Frédéric Keck

Frédéric Keck est un historien de la philosophie et anthropologue français. Après son entrée au CNRS en 2005 il a effectué des enquêtes ethnographiques sur les crises sanitaires liées aux maladies animales. Il dirige le Laboratoire d'anthropologie sociale depuis le 1er janvier 2019. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Avian Reservoirs (Duke University Press Books, 2020). …

Dans le même numéro

Claude Lévi-Strauss, classique et contemporain

Les paysages de Claude Lévi-Strauss

L'anthropologue, l'espace habité et la mondialisation

De la déception politique à l'écologie négative

Tristes tropiques, le Brésil et l'islam