La grippe aviaire
En cette triste fin de novembre 2015, trois événements ont rappelé aux citoyens français les catastrophes potentielles qui les menacent. L’attentat terroriste du 13 novembre à Paris, qui a tué 130 personnes et en a blessé plus de 300, arrivait alors que le pays se préparait à accueillir plus de 150 chefs d’État à Paris pour le sommet sur le réchauffement climatique dit Cop21 du 30 novembre au 11 décembre. Entre ces deux événements, sans doute passé inaperçu, le premier cas de H5N1 en France depuis 2007 a été identifié dans une basse-cour en Dordogne le 24 novembre.
Quelle lecture faire de cette séquence catastrophiste ? On pourra faire une interprétation constructiviste, en analysant l’identification du cas de grippe aviaire comme favorisée par l’atmosphère sécuritaire qui s’est abattue sur le pays. On dira alors qu’il y a toujours des cas de H5N1 qui circulent à bas bruit dans les volailles, mais que la vigilance imposée aux agences chargées de la surveillance les a conduites à médiatiser ce cas. Le Premier ministre lui-même n’a-t-il pas alerté les autorités de santé sur les risques d’armes bactériologiques et chimiques, rappelant l’épisode des lettres à l’anthrax qui a suivi le 11 septembre 2001 ? Mais alors la médiatisation de ce cas de H5N1 ne fait-elle pas sourire quand on compare la mort d’une volaille de basse-cour avec celle de plus de cent personnes à Paris et la destruction possible de toute vie humaine sur terre d’ici quelques siècles ? Je défendrai cependant une lecture plus réaliste : l’alerte sur ce cas de H5N1 ne peut se comprendre qu’au travers des mutations des virus de grippe et des transformations des catastrophes contemporaines.
La France semble faire face au retour d’une menace de H5N1 alors que les autres pays européens se préparent à l’émergence d’autres souches de grippe potentiellement pandémiques – comme si dans le cas de la grippe comme dans celui du terrorisme, les dispositifs de surveillance avaient dix ans de retard. Rappelons que la souche H5N1 était apparue dans le sud de la Chine en 1997 et s’était propagée dans le reste de l’Asie, en Europe et en Afrique, tuant deux personnes sur trois qu’elle infectait (450 décès pour 850 personnes infectées). Après l’échec de l’alerte mondiale sur la souche H1N1 qui était apparue sur des porcs au Mexique en 2009, déclenchant une vaste campagne de vaccination orchestrée par l’Organisation mondiale de la santé, deux souches circulant chez les volailles faisaient l’objet d’une attention particulière des experts de la grippe : H7N9, qui est apparue dans la région de Shanghai en 2013, tuant 170 personnes, et H5N8, qui n’est pas passée aux humains mais qui est hautement pathogène chez les volailles. Or si H7N9 n’est pas arrivée en Europe, H5N8 a été identifiée dans des élevages en Allemagne, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, et des études montrent qu’elle pourrait être arrivée par les oiseaux migrateurs1.
L’analogie avec la surveillance du terrorisme djihadiste est frappante : alors qu’une menace diffuse et invisible arrive d’un Orient perçu comme une bombe démographique prête à exploser, la France se concentre sur un seul type de cas, devenu symbolique (on dit « H5N1 » comme on dit « Mohammed Merah »), alors que les filières deviennent plus complexes en passant par l’Europe du Nord où se fait la plus grande partie des échanges. Rappelons également que l’Europe redoute depuis 2012 le coronavirus du Moyen-Orient (Mers-CoV) qui a infecté plus de 1 000 personnes et causé près de 500 décès dans la péninsule arabique, avec certains cas identifiés en Europe mais pas de contagion observée dans les populations européennes. Cependant, l’arrivée des maladies infectieuses émergentes en Europe n’est pas seulement la projection sur les questions de santé publique d’un imaginaire anti-terroriste. La dengue, une maladie infectieuse qui s’est longtemps développée en Asie du Sud-Est, s’est déplacée en Afrique et en Amérique au cours des dix dernières années, et arrive aux portes de l’Europe du fait des déplacements des moustiques qui portent le virus. Si la dengue tue peu de personnes parmi celles qui sont infectées (environ 2 % du fait de complications cérébrales), elle peut paralyser une économie et fragiliser les organismes.
On ne peut donc comprendre les alertes sur les maladies infectieuses émergentes que si on les replace entre ces deux alertes qui se déroulent sur des temporalités opposées : celle du terrorisme, dont les attaques sont si rapides et imprévisibles qu’on en vient à douter de sa réalité – même si les traumatismes des victimes viennent la rappeler, surtout quand elles sont proches de nous –, et celle du réchauffement climatique, dont les experts internationaux affirment de façon unanime le caractère lent et irréversible, et dont nous commençons à percevoir les premiers signes. Entre les images trop proches des victimes des attaques terroristes et celles encore éloignées des réfugiés climatiques, les photographies de volailles atteintes par la grippe aviaire ne suscitent aucune compassion ; et pourtant elles rappellent les menaces environnementales qui pèsent sur une économie mondialisée, produisant peut-être une bonne distance en favorisant à la fois la mobilisation et la réflexion2. Si la compassion pour les victimes des attaques terroristes suscite une forme d’impuissance – comment puis-je agir contre le terrorisme sans faire d’amalgame entre les populations vivant dans mon pays ? – et si le réchauffement climatique mobilise déjà des comportements citoyens – réduire sa consommation de carbone –, les maladies infectieuses émergentes appellent à prendre soin de son corps en relation avec les non-humains (animaux, insectes, microbes) qui nous entourent.
- 1.
Voir Josanne Verhagen et al., “How a Virus Travels the World”, Science, 6 février 2015, p. 616-617, et “Wild Bird Surveillance around Outbreaks of Highly Pathogenic Avian Influenza A(H5N8) Virus in the Netherlands, 2014, within the Context of Global Flyways”, Eurosurveillance, 20 mars 2016 (www.eurosurveillance.org/images/…/art21069.pdf).
- 2.
Voir Luc Boltanski, la Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, rééd. Paris, Gallimard, 2007 ; Frédéric Keck et Miriam Ticktin, « La souffrance animale à distance. Des vétérinaires dans l’action humanitaire », Anthropologie et sociétés, vol. 39, no 1-2, 2015, p. 145-163.