Space Invader rencontre King of Kowloon
Dans une ancienne station électrique reconvertie en lieu de création et d’exposition, l’artiste de rue Space Invader a posé sa millième mosaïque représentant un personnage de jeu vidéo des années 1980, et rendu publics à cette occasion ses procédés de fabrication et d’« invasion1 ». Né en 1969, cet homme, qui reste anonyme et « rapte » les journalistes en plein Paris pour leur accorder un entretien dans son atelier de banlieue, a couvert les murs de la capitale de ces invaders dont il dresse ensuite la carte2.
Dans la tradition du street art, il opère de nuit, masqué, emportant dans une vieille voiture ses mosaïques de couleur et une colle qui résiste aux chapardeurs. Il dit avoir commencé en 1996, par simple désir de « faire prendre l’air » à ses compositions, puis avoir entrepris en 1998 de poser systématiquement celles-ci en des lieux choisis de la ville, où elles attirent le regard et détournent la signification du lieu. Sur son site internet3 sont affichées les différentes villes du globe où il a repris ce procédé : Londres, Aix-en-Provence, Anvers, Montpellier, Tokyo, Amsterdam… Le site se présente comme un « jeu de réalité » permettant de suivre l’invasion des mosaïques dans une ville : à chaque type d’invader est attribué un nombre de points, dans une partie que le street artist est le seul à jouer devant un public numérique de plus en plus nombreux.
La diffusion de l’art dans la ville
L’exposition à « La Générale » suscite un ensemble de questions sur le passage du street art de la transgression à la consécration. L’artiste a en effet thématisé ses procédés de fabrication sous le nom de « Rubik’s cubisme », en hommage à cet autre jeu fétiche des années 1980, dont une reproduction géante occupe la plus grande partie de l’exposition. Il s’agit en effet de prendre les six couleurs des faces du « Rubik’s cube » pour pixeliser les œuvres d’art de la tradition occidentale − Déjeuner sur l’herbe, Origine du monde… − et en produire une version mosaïque rappelant le mode de fabrication des Space Invaders. Le visiteur peut ainsi acheter ces tableaux pixelisés, mais aussi des « alias » des Invaders affichés en ville, dont le prix varie entre 5 000 et 10 000 euros. L’artiste a également fabriqué un moule à gaufres Space Invader qui permet aux visiteurs de manger pour deux euros un alias chaud et sucré des envahisseurs de rue. On peut donc se demander si cette exposition ludique n’a pas pour conséquence de transformer un procédé subversif en une rente facile au prétexte de la numérisation possible de toute œuvre. Ce genre de questions est fréquemment posé au street art4 : la ville est-elle prise comme un retour de l’art vers les usagers ordinaires, ou comme un lieu d’exposition permettant d’attirer des spectateurs aux lieux où l’art se vend ? Ce n’est sans doute pas la première exposition de Space Invader, auquel les galeries ont déjà ouvert leurs portes depuis 2000, et qui profite de chacune de ces expositions pour « envahir » la ville où il se produit. Le 22 avril dernier, il a ainsi été arrêté − puis relâché − par la police de Los Angeles alors qu’il posait une mosaïque dans le quartier de Little Tokyo, à proximité du Museum of Contemporary Art qui lui consacrait une exposition5.
Un détour géographique permet de répondre au trouble que suscitent ces expositions d’art de rue. À Hong Kong, dans le bâtiment de Tai Koo possédé par le grand groupe commercial Swire Island East, est offerte au public une exposition sur le calligraphe de rue Tsang Tsou-Choi, plus connu sous le nom de « King of Kowloon6 ». Cet homme né en 1921 près de Canton et arrivé à Hong Kong à l’âge de 16 ans, a commencé en 1956, peu après son mariage, une série de calligraphies dans lesquelles il réclame à la reine d’Angleterre ses droits sur le territoire de Hong Kong. Ces calligraphies enchaînent de façon lente et répétitive des noms de grands ancêtres chinois pour constituer une généalogie fictive qui légitime la prétention du « roi de Kowloon7 ». La police coloniale britannique effaçait systématiquement ses calligraphies, lui donnait des amendes allant de 50 à 500 dollars (5 à 50 euros), mais Tsang Tsou-Choi continuait à recouvrir les murs de ses inscriptions, tout en vivant dans le quartier pauvre de Sau Mau Ping de son emploi de jardinier puis, après un accident en 1987, de l’assistance sociale. Lorsque les membres de sa famille furent interrogés pour savoir s’il souffrait de maladie mentale, ceux-ci le protégèrent tout en affirmant ne pas partager ses réclamations territoriales. Son fils le fournissait en encre − on estime qu’il a consommé 1 170 litres d’encre pour peindre 55 845 calligraphies − et ses deux filles vivaient en Angleterre et en Hollande, ce qui lui permit de proclamer à propos de l’une d’entre elles :
Elle peut ainsi aller voir la reine Elizabeth et régler la dispute avec moi en lui demandant de me restituer le territoire de Kowloon illégalement occupé par la Grande-Bretagne.
La rétrocession de Hong Kong à la République populaire de Chine put faire croire que King of Kowloon allait cesser son œuvre de protestation. Au contraire, il étendit son action dans la ville, et devint une figure de plus en plus populaire. Se déplaçant avec une canne après son accident de 1987 puis en fauteuil roulant après 2003, son corps éprouvé et prolongé par les chiffons et les pinceaux devint une icône du nouveau Hong Kong. Une exposition lui fut consacrée en 1997 au Hong Kong Goethe Institute ; il apparut dans deux films en 2000 ; il participa en 2002 à l’exposition « Hong Kong-Japan Cool People » au prestigieux Hong Kong Exhibition and Convention Centre, au cours de laquelle il peignit trois voitures avec des street artists japonais ; il fut en 2003 le premier − et à cette date le seul − artiste hongkongais invité à la biennale de Venise. Les reproductions de ses œuvres sous forme de tee-shirts, de gobelets ou de jouets pour enfants se vendent avec succès, même s’il déclara dans le journal italien Colors en 2005 : « Je ne suis pas un artiste, je suis simplement le roi. » Il mourut le 15 juillet 2007 à l’âge de 86 ans, soufflant lors de son séjour à l’hôpital : « Je suis fatigué d’être le roi. Que d’autres le fassent. » Dix ans exactement après la rétrocession de Hong Kong à la Chine, la mort de Tsang Tsou-Choi devint un véritable événement collectif : les citoyens hongkongais se reconnaissaient dans ce vieillard inventant une généalogie fictive et se déplaçant sur tous les points du territoire pour contester les pouvoirs légitimes de ceux qui s’en appropriaient les richesses.
L’imaginaire virologique
Parmi les multiples objets montrant la gloire de King of Kowloon figure un extrait de IdN Magazine mentionnant sa rencontre en 2002 avec Space Invader. On voit le visage flouté du jeune Parisien à côté du sourire édenté du vieillard dans son appartement insalubre de Kowloon. La rencontre porte le titre « Spread the Virus », et s’accompagne d’une carte de Hong Kong sur laquelle les personnages de jeu vidéo envahissent les îles du territoire depuis le foyer de Kowloon. Au bas de la carte, il est inscrit :
Invasion of Hong Kong. 09/2001. Space Invader : 19. Score : 380 pts. Invader & the King of Kowloon.
Une telle rencontre détourne les trajectoires des deux street artists devenus icônes du marketing de l’art vers une ontologie virale ironique.
Space Invader a en effet toujours décrit son travail comme celui d’un « virus dans le système ». Il reprend ici le discours des hackers introduisant des informations dans les systèmes informatiques pour en détourner les orientations centralisatrices. Un tel discours est aussi celui du marketing lorsqu’il conçoit ses produits comme des informations simples que chacun peut se réapproprier pour le diffuser en y projetant ses propres désirs8. Les invaders sont bien des virus qui se propagent dans la ville par contagion, la simplicité du procédé permettant à ceux qui y reconnaissent leur imaginaire des jeux vidéo de reprendre le geste transgressif du street artist. Space Invader ne condamne pas ceux qui l’imitent en prétendant qu’ils dévaloriseraient ses produits, mais au contraire il les encourage, ce qui permet par ailleurs d’augmenter la valeur de ses propres alias fabriqués avec le procédé « original ». On comprend même ainsi que les œuvres d’art pixelisées par Space Invader puissent acquérir une valeur marchande : en simplifiant le message artistique, elles permettent en même temps de contester la fabrication de la valeur marchande des œuvres d’art et d’y ajouter le mode de reconnaissance des jeux vidéo, transgression et cumulation opérant sur le même médium. L’ontologie virale invoquée par Space Invader est en définitive celle de la « publicité », c’est-à-dire de ces messages simples affichés sur les murs des villes, dont on ne sait jamais s’ils tournent en dérision la valeur marchande des produits qu’ils vantent ou s’ils en suscitent le désir.
La reprise d’un tel discours en 2002 à Hong Kong a quelque chose de prémonitoire. La référence est évidente au 11 septembre 2001 : une infection virale pourrait partir de Kowloon et faire exploser Hong Kong, comme les terroristes ont touché le centre de New York en détournant de simples avions de commerce. Mais Space Invader ne pouvait savoir que le scénario qu’il imaginait allait se réaliser un an plus tard lors de la crise du Sras, au cours de laquelle un médecin cantonais ayant traité une maladie mystérieuse allait infecter une dizaine de personnes qui prendraient le lendemain l’avion pour Pékin, Hanoï, Singapour, Bangkok, Toronto… À la lumière d’un tel événement, qui a profondément marqué l’identité de Hong Kong comme sentinelle sanitaire où les pandémies sont signalées avant de se diffuser au reste du monde9, et qui fut perçu par beaucoup d’acteurs et d’observateurs comme un « 11 septembre asiatique », la trajectoire croisée de Space Invader et King of Kowloon prend une signification nouvelle.
Il est étonnant en effet de voir que l’idée de diffuser ses mosaïques dans la ville est venue à Space Invader entre 1996 et 1998, au moment même où King of Kowloon cessait d’apparaître comme un hurluberlu réclamant ses droits à la couronne britannique pour devenir l’icône de la résistance à toutes les formes de pouvoir établi. Le premier Invader posé par l’artiste est même qualifié par lui rétrospectivement de « sentinelle » en ce qu’il annonce la contagion virale à venir10. Dans le tournant qui marque ces deux parcours artistiques, les œuvres de rue cessent d’être lues pour ce qu’elles veulent dire − un imaginaire des jeux vidéo des années 1980 ou une généalogie fictive de la tradition chinoise − pour apparaître dans leur seul pouvoir de diffusion comme des virus incontrôlables.
La ville ne peut alors être vue seulement comme un espace de publicité dans lequel la transgression est convertie en exposition marchande : elle est un ensemble de flux dont la contagion virale révèle les voies invisibles et les vulnérabilités cachées. On comprend alors que l’exposition Space Invader commence par un container − ces immenses briques de métal coloré dans lesquelles sont entreposées les marchandises en provenance notamment de Chine et en transit par Hong Kong, soupçonnées de contenir tous les maux du capitalisme globalisé − en sorte que le visiteur se perçoit lui-même comme un virus entrant dans un flux de marchandises ambivalentes. Ce container établit une troublante analogie entre ces deux expositions gratuites en plein cœur de Paris et Hong Kong, célébrant de façon ironique l’alliance du street art et d’une ontologie virale.
- 1.
« 1 000/Invader à la Générale » du 7 juin au 2 juillet 2011, 14, avenue Parmentier, 75011 Paris.
- 2.
« Un millième “Space Invader” atterrit sur les murs de Paris », Libération, 8 juin 2011.
- 3.
http://www.space-invaders.com/
- 4.
Voir le film de Bansky, Faites le mur, sorti le 15 décembre 2010. Le maître du street art raconte le parcours de Thierry Guetta, présenté comme le cousin de Space Invader.
- 5.
« Space Invader arrêté à Los Angeles pour vandalisme », Libération, 28 avril 2011.
- 6.
“Memories of King of Kowloon”, du 20 avril au 31 mai 2011, ArtisTree, 1/F Cornwall House, TaiKoo Place, Island East, Hong Kong.
- 7.
En ce sens, Tsang Tsou-Choi n’a pas l’inventivité d’un autre artiste de rue qui se présente lui-même comme un contre-pouvoir, le Gabonais André Ondo Mba : voir Julien Bonhomme, « Dieu par décret », Annales. Histoire, Sciences sociales, 4/2009 (64e année), p. 887-924.
- 8.
Voir l’analyse de l’artiste de rue Shepard Fairey par Béatrice Fraenkel dans « L’affiche Hope. Portrait d’Obama comme Géant et comme virus », Gradhiva, 2010, 11, p. 118-139.
- 9.
Voir Frédéric Keck, « Une sentinelle sanitaire aux frontières du vivant. Les experts de la grippe aviaire à Hong Kong », Terrain, no 54, p. 26-41.
- 10.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Invader_%28artiste%29