Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Un R-36, code SS-18 mod. 5, au musée de Pervomaïsk (oblast de Mykolaïv). Il s’agit du plus lourd missile jamais construit. via Wikipédia
Un R-36, code SS-18 mod. 5, au musée de Pervomaïsk (oblast de Mykolaïv). Il s'agit du plus lourd missile jamais construit. via Wikipédia
Dans le même numéro

La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ?

La stratégie russe en Ukraine illustre un usage offensif de la dissuasion nucléaire, qui ne consiste plus à faire planer une menace de riposte, mais à poser un ultimatum, dont le but est de pousser l’adversaire à céder pour éviter l’escalade. Il est indispensable que l’Europe mette en place une nouvelle architecture de sécurité, y compris une stratégie de dissuasion commune.

Dans un article publié dans cette revue quatre ans après la première invasion militaire de l’Ukraine et l’annexion de la Crimée par le régime russe de Vladimir Poutine, j’avais fait valoir qu’on assistait, depuis l’arrivée au pouvoir de ce dernier en 1999, à une réévaluation du rôle assigné aux armes nucléaires1. C’est en particulier le cas depuis l’annexion de la Crimée, les exercices militaires russes n’excluant pas le recours possible et rapide à l’arme nucléaire en cas de conflit. De surcroît, on observe que le concept de « dissuasion » a en Russie une acception très large : la capacité à restreindre un adversaire à agir, à le contenir, y compris par le recours aux armes conventionnelles et à la guerre hybride, mais aussi à l’intimider, ce qui est plus fortement lié au recours possible au nucléaire. L’une des questions de fond aujourd’hui est l’instrumentalisation de cette doctrine dans le cadre d’un conflit conventionnel de haute intensité.

La dissuasion offensive

Les déclarations du président Poutine, antérieures et consécutives au déclenchement de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, n’ont pas manqué d’inquiéter : propos relatifs au recours à l’arme nucléaire en cas de menace pesant sur l’existence même de l’État russe (masquant ici qui est le véritable agresseur !), annonce d’une mise en condition opérationnelle des forces stratégiques (special combat readiness), publicité autour de tests de missiles hypervéloces, déclarations annonçant une troisième guerre mondiale… Mais il faut souligner qu’elles s’inscrivent dans une continuité stratégique depuis deux décennies. Cette stratégie – qui n’est donc pas nouvelle – répond au concept de de-escalation, qui prévoit une escalade en cas de conflit régional, pour forcer l’adversaire à la « désescalade ». De surcroît, depuis le début des années 2010, la stratégie de « dissuasion » russe inclut des composantes non nucléaires et non militaires, selon un triptyque : dissuasion nucléaire, dissuasion non nucléaire, dissuasion non militaire (qui concerne des mesures politiques, idéologiques, économiques ou scientifiques), un jeu à trois bandes censé rendre plus flexible la posture militaire russe. Cette stratégie, que je qualifie de « dissuasion offensive », vise à contraindre un adversaire à se soumettre aux ultimatums d’un État agresseur, en le menaçant d’une frappe nucléaire s’il n’obtempère pas. C’est un dévoiement du principe même de la dissuasion nucléaire, qui est par définition une stratégie strictement défensive, du moins pour les démocraties. Et, ironiquement, le président Poutine a donné une explication « défensive » à sa décision d’intervenir militairement en Ukraine, en laissant supposer, comme l’a bien résumé l’historienne Anne de Tinguy, que la Russie devait « se défendre » face à une « menace majeure et sérieuse », due à la fois à un supposé projet antirusse d’origine américaine et à une Ukraine « vassale » des États-Unis, qui chercherait à se doter de l’arme nucléaire. L’invasion de l’Ukraine est donc vue à la fois comme « une guerre néo-impériale et un conflit de civilisation », la volonté ukrainienne d’ancrage à l’Ouest correspondant à un choix de société2. Clairement, c’est la Russie contre l’Occident, mais dans ce qui n’est plus une « guerre froide ».

La posture discursive russe conduit à ranger le conflit ukrainien dans une catégorie hybride, associant guerre conventionnelle et crise nucléaire. Jusque-là, la première dimension a pris le pas sur la seconde, mais dans une « ambiance nucléaire3 ». Dans ce contexte, l’Occident a clairement la volonté d’éviter l’escalade vers un conflit nucléaire (tant au niveau tactique que stratégique), tout en cherchant à apporter un important soutien militaire conventionnel à l’Ukraine. C’est toute la difficulté de la situation d’aujourd’hui. Du côté des leaders occidentaux, la réponse a été ferme, à la hauteur des enjeux de sécurité, avec l’instauration d’un front uni (soutien militaire à l’Ukraine, mais refus d’une cobelligérance), avec certes quelques nuances selon les pays4. En tout cas, aujourd’hui, la réaction de l’Occident est sans commune mesure avec la situation qui prévalait au lendemain des accords de Munich de 1938, lorsque le député Henri de Kérillis s’indignait : « L’Allemagne ne respecte que les forts et nous venons de lui montrer que nous ne l’étions pas5 ! » Paradoxalement, la dimension nucléaire du conflit ukrainien s’explique aussi par la divergence d’engagement de deux États de l’ex-Union soviétique, l’un devenu une démocratie (l’Ukraine), l’autre (la Biélorussie) resté un État autocratique. Tous deux, ainsi que le Kazakhstan, avaient accepté de renoncer aux armes nucléaires soviétiques déployées sur leur sol : cela avait notamment donné lieu au mémorandum de Budapest en 1994, par lequel la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne s’engageaient à garantir la sécurité de l’Ukraine, en échange de son adhésion au traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en tant qu’État non doté de l’arme nucléaire. Toutefois, de son côté, la Biélorussie vient d’accepter en mars dernier (après une parodie de référendum) le principe du redéploiement d’armes nucléaires russes sur son territoire, avec toutes les conséquences que cela implique en matière d’équilibre stratégique sur le continent européen.

Une crise stratégique de longue durée

Si le conflit ukrainien doit désormais figurer dans la longue liste des crises nucléaires – on peut en dénombrer une quarantaine dans l’histoire –, encore faut-il expliciter cette notion. Dans son livre posthume, la regrettée Thérèse Delpech avait souligné l’importance des crises nucléaires et le rôle du facteur nucléaire dans les crises internationales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale6. La philosophe nous appelait à tirer les leçons de ces crises qui mettent la dissuasion nucléaire « à l’épreuve d’une situation de tension », considérant même que ces crises étaient trop souvent sous-estimées, y compris par les experts des questions de défense… C’est cet appel qui m’a conduit à recenser ces crises et à en dresser une typologie, en m’appuyant sur sept critères : leur degré d’importance dans l’histoire et leurs conséquences avérées, leur caractère intentionnel ou accidentel, leur visibilité pour les populations, les zones géographiques où elles ont eu lieu, leur période historique, la psychologie des décideurs politiques, et leurs implications sur les intérêts nationaux7. Car c’est la politique adoptée par les différents acteurs (les discours utilisés, les changements de posture et la crédibilité de l’outil militaire de l’État en question) qui fait que l’on bascule d’une situation donnée à une crise internationale. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy a donné une formule percutante pour qualifier le concept de dissuasion : « La dissuasion est une menace de guerre, c’est une guerre différée, ajournée, retardée, une guerre symbolique qui s’exprime par des mots et des signes, bref c’est une guerre mais une guerre qui n’a pas lieu8. » À quoi il faut ajouter que la manœuvre discursive de la dissuasion n’est crédible que si elle s’appuie sur un outil militaire crédible.

Quels sont le degré d’importance et les conséquences avérées de la crise nucléaire ukrainienne ? Eu égard à ses répercussions, en Europe, au sein de l’Alliance atlantique et dans le reste du monde – à des degrés certes variés (avec des conséquences qui ne sont pas les mêmes pour, d’une part, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, et, d’autre part, l’Amérique latine, pour se limiter à ces exemples) –, cette crise peut être qualifiée de crise stratégique de longue durée. C’est ainsi que la présente crise nucléaire peut figurer en haut du spectre, dans un registre comparable à la crise de Berlin (1958-1961) et à la crise des euromissiles (1979-1987)9. En effet, on a affaire ici à un régime autoritaire (le Kremlin comme facteur commun) qui brandit la menace d’un coup de force militaire (avec tous les moyens à sa disposition) pour arriver à ses fins et qui passe à l’offensive, dans le cas de la crise actuelle, dans un conflit conventionnel de haute intensité. L’objectif est le contrôle de territoires dans l’espace européen et leur neutralisation, avec tout ce que cela implique en matière de recul des libertés publiques et de souveraineté nationale, mais aussi de perte de positionnement sur le plan international (paradoxalement, sous l’impulsion du président Volodymyr Zelensky, c’est l’inverse qui s’est produit jusque-là).

L’Ukraine est bien une étape dans la stratégie russe de déconstruction d’un espace européen (qu’il ne s’agit pas de « dénazifier », comme le prétend cyniquement le président Poutine), de délitement des régimes authentiquement démocratiques et de leur neutralisation sur le plan militaire. C’était déjà une tendance lourde de la stratégie soviétique vis-à-vis de l’Europe au temps de la guerre froide, qui avait conduit d’abord à annexer l’Europe de l’Est avant de chercher à s’imposer en Europe occidentale, ce qui avait précisément provoqué les crises de Berlin et des euromissiles. À chaque fois, le spectre d’une guerre nucléaire a été mis en avant par le Kremlin pour chercher à faire fléchir les populations des régimes démocratiques concernés. « Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est. Je pense qu’il s’agit là d’un rapport inégal », avait déclaré en octobre 1983 à Bruxelles le président Mitterrand, dans ce que l’on peut considérer comme un acte de résistance face à la stratégie de dissuasion offensive soviétique.

L’Ukraine est bien une étape dans la stratégie russe de déconstruction d’un espace européen.

Il est symptomatique à cet égard d’observer, aujourd’hui en Europe, une soudaine prise de conscience du caractère menaçant et dangereux de la personnalité de Vladimir Poutine. Mais cette prise de conscience est bien tardive, alors que les actions hostiles (ouvertes et cachées) aux principes démocratiques – en particulier via la guerre secrète (un système d’espionnage certainement plus intense qu’au temps de la guerre froide, le recours à la désinformation, aux cyberattaques10, au sabotage11, à l’assassinat d’opposants sur le sol européen, notamment au moyen d’armes chimiques, etc.) et une stratégie d’influence au sein même des démocraties (manœuvres de déstabilisation des gouvernements en place lorsqu’ils ne sont pas sur la ligne du Kremlin, soutien actif aux partis extrémistes, etc.) – ont été très tôt bien documentées par des journalistes russes (lorsque c’était encore possible pour eux) et des opposants au Kremlin, ainsi que par des journalistes et commentateurs occidentaux, le plus souvent britanniques et américains.

Avec le recul, on mesure à quel point la fin de la guerre froide s’est traduite par une démobilisation de l’esprit de défense dans nos démocraties et par une quasi-surdité devant ces alertes clairvoyantes. Parallèlement, on constate combien la menace terroriste a occulté dans l’inconscient collectif occidental (et ce depuis le 11 septembre 2001) la menace étatique, pourtant toujours prégnante, alors même qu’il s’agit de registres radicalement différents (pour mémoire, la dissuasion nucléaire n’est effective que vis-à-vis d’autres États), a fortiori lorsqu’on les rapporte aux massacres de masse opérés par les forces russes en Tchétchénie, en Syrie et, plus récemment, en Ukraine. De surcroît, les conséquences de la guerre dans ce pays sont d’autant plus importantes qu’elles ne restent pas cantonnées à l’espace européen. C’est ainsi qu’il faut aussi envisager son effet miroir, notamment sur le théâtre taïwanais, car ce conflit est aussi un « laboratoire de la relation de dissuasion américano-chinoise12 ».

La nouvelle donne médiatique

La grande majorité des crises nucléaires de l’histoire sont d’origine intentionnelle et sont l’expression d’une volonté délibérée d’une puissance nucléaire de peser sur l’action (ou l’inaction) d’un autre État, qu’il soit nucléaire ou non. Dans le cas présent, la dimension intentionnelle de l’agression militaire russe s’appuie tout particulièrement sur le discours des autorités russes : il y a bien une intention de faire pression sur les populations (ukrainiennes et européennes), de les intimider pour les inciter à céder ou à ne pas se battre. On remarquera par ailleurs que les crises les plus graves sont emblématiques d’une gestion à la fois secrète et publique, ce qui souligne l’importance de ces différents canaux pour trouver une issue à la crise (avec celle-ci, nombreux sont ceux qui découvrent subitement le rôle assigné au renseignement). De plus, le caractère intentionnel des crises ne sous-tend pas nécessairement une volonté d’une montée aux extrêmes : l’asymétrie joue donc dans les deux sens13.

En ce qui concerne la question du risque accidentel, Jean-Pierre Dupuy considère que les crises nucléaires accidentelles, en particulier les fausses alertes (pour lui, la dernière en date s’est déroulée à Hawaï en 2018), ont une dimension « apocalyptique » encore plus imprévisible que les mauvaises intentions d’un dirigeant d’une puissance nucléaire (car « aucun d’entre eux ne veut la guerre »)14. Ce propos doit être nuancé. En effet, si dans l’histoire des crises nucléaires il y a bien eu un certain nombre de crises accidentelles aux caractères multiples (crash d’avions bombardiers, incidents informatiques, fausses alertes et risques de mauvaise interprétation), deux facteurs se révèlent décisifs dans l’issue de ces crises : le facteur humain et ce que l’on appelle la sûreté des armes nucléaires15. Lorsqu’on parle de crises nucléaires, il faut également prendre en compte la question de leur visibilité pour les populations ; en effet, elles ont été seulement pour moitié rendues publiques au moment des faits. La présente crise nucléaire est une crise publique, a fortiori avec le rôle inédit exercé par les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux. Cette crise est la première de l’histoire à être autant médiatisée, avec une information diffusée souvent à l’état brut, accompagnée de surcroît de commentaires sensationnalistes, avec tous les effets anxiogènes que cela comporte pour les populations. L’objectif recherché par l’agresseur consiste aussi à désarmer mentalement les populations agressées, tant physiquement (les Ukrainiens aujourd’hui) que virtuellement (pour ceux qui regardent quotidiennement à distance le drame en cours) – le discours russe qui instrumentalise la menace nucléaire sert aussi à cela.

Un nouveau cycle de crises nucléaires ?

Faire l’histoire des crises nucléaires, c’est aussi distinguer les zones géographiques où elles ont eu lieu (ces crises concernent, à parts égales, la zone Asie orientale et la zone Europe/ex-Union soviétique), mais aussi les périodes où elles se manifestent : jusque-là, ce sont les années 1950, 1960 et 1980 qui occupent le haut du classement. Le conflit en Ukraine a peut-être ouvert un nouveau cycle de crises nucléaires, avec un effet domino – une crise dans une région du monde ayant des répercussions sur une autre région du monde (comme la guerre de Corée sur la structuration de l’Otan). Il est toutefois trop tôt pour le dire. Ayons en tête que la stratégie de dissuasion offensive est également pratiquée par la Chine, notamment à l’égard de Taïwan. Tirant les leçons des conséquences pour la Russie de son agression militaire de l’Ukraine, le régime en place à Pékin pourrait être conforté dans ses visées révisionnistes dans la perspective de l’anniversaire de 2049.

La stratégie de dissuasion offensive est également pratiquée par la Chine, notamment à l’égard de Taïwan.

Analyser les crises nucléaires dans l’histoire, c’est aussi prendre en compte la dimension psychologique des décideurs politiques. En s’inspirant de la typologie dressée par deux historiens renommés16, on distinguera ici, parmi les chefs d’État à la tête aujourd’hui de puissances militaires de haut niveau, les « joueurs » (Vladimir Poutine, Kim Jong-un) et les « prudents » (Joe Biden, Emmanuel Macron, Xi Jinping). Enfin, évaluer l’implication des crises sur les intérêts nationaux est indispensable. Cela implique de distinguer les crises concernant les intérêts vitaux des États dotés d’armes nucléaires (crises de Cuba, de Berlin et des euromissiles) et les crises ne concernant pas les intérêts vitaux des États dotés d’armes nucléaires (toutes les autres crises). À plusieurs reprises, le président Poutine (et son premier cercle) a fait valoir que le recours à l’arme nucléaire n’était envisagé que dans un seul cas de figure : une atteinte portée aux « intérêts fondamentaux » de la Russie. Encore faut-il être en mesure de pouvoir définir le périmètre de ces intérêts… Parallèlement, il est nécessaire de se poser la question suivante : en quoi le déséquilibre stratégique opéré par ce pays aux portes de l’Europe a des incidences sur les intérêts vitaux des démocraties occidentales, en premier lieu européennes ?

Plusieurs leçons peuvent être tirées des crises nucléaires passées. D’abord, dans tous les cas de figure, le facteur humain est déterminant : à chaque fois, c’est lui qui intervient (tant dans les crises intentionnelles qu’accidentelles) pour éviter que la crise nucléaire ne se transforme en guerre nucléaire. De cela découlent trois conséquences fondamentales : l’instauration et la confirmation du tabou de l’emploi de l’arme nucléaire (qui s’est appliqué dès 1946), la prise en compte de la dimension morale de la dissuasion nucléaire (empêcher l’avènement d’une nouvelle guerre mondiale) et le caractère opérationnel de la dissuasion nucléaire (celle-ci fonctionne pleinement et a évité que des crises dégénèrent en un affrontement nucléaire réel). Et, contrairement à ce qu’ont pu affirmer certains commentateurs, la dissuasion nucléaire n’a pas échoué avec le déclenchement du conflit en Ukraine, ce pays n’étant pas une puissance nucléaire. C’est en montrant sa force – y compris le caractère opérationnel de ses forces nucléaires (par exemple, en élevant leur niveau d’alerte ou en déployant des forces aéronavales dans une zone stratégique, comme on l’a vu dans plusieurs crises nucléaires de l’histoire) – que l’on peut inhiber le processus décisionnel d’un État agresseur, en montrant que l’on refuse de se laisser intimider. La diplomatie nucléaire peut ainsi s’appuyer sur un outil militaire efficace (tout doit être fait pour ne pas l’utiliser) ; l’ensemble structure une politique de dissuasion.

La guerre conventionnelle en Ukraine et la crise nucléaire qui l’accompagne – probablement appelée à durer – auront ainsi des conséquences évidentes sur l’architecture de sécurité de l’Europe tout entière. L’une de ses dernières manifestations a été notamment les débats ouverts en Finlande et en Suède sur leur possible adhésion à l’Alliance atlantique, avec les réactions négatives qu’elle suscite du côté russe. Peut-être serait-il temps de s’interroger sur la compatibilité du statut de membre de l’Union européenne et le statut d’État neutre : quid de la solidarité entre partenaires européens en cas d’agression militaire de l’un d’entre eux (ce pourrait être l’une des leçons du drame ukrainien en cours) ? Plus largement, cette crise aura peut-être aussi comme conséquence de donner une nouvelle dynamique à la réflexion au sein des démocraties sur le rôle de la dissuasion nucléaire dans la protection de leurs intérêts vitaux. Peu avant l’agression militaire russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, en Occident, les opposants à l’arme nucléaire s’efforçaient toujours de décrédibiliser le principe même de la dissuasion17. Depuis le déclenchement de l’offensive militaire russe, ces mêmes voix agitent le spectre de l’apocalypse nucléaire pour faire valoir que la seule issue résiderait (paradoxalement) dans le désarmement – prises de position d’ailleurs audibles uniquement dans les seules démocraties…

Mais sont audibles également – et heureusement – des positions inverses, comme celle exprimée peu avant le déclenchement de la guerre en Ukraine dans la presse allemande. Après avoir analysé la menace militaire russe aux portes de l’Europe, le journaliste Konrad Schuller, spécialiste de l’Europe de l’Est, y évoquait sans ambages la question d’une stratégie de dissuasion commune au niveau européen. Pour y parvenir, ajoutait-il, il faudrait que l’unification de l’Europe progresse à un point tel que la sécurité de chaque État membre devienne l’intérêt vital de tous les autres18. Ces propos peuvent être mis en perspective avec l’évolution de la doctrine nucléaire française depuis trois décennies : du discours du président Mitterrand, qui indiquait en mai 1994 qu’une dissuasion européenne ne serait envisageable, à terme, que si l’Europe se dote de « notions claires en matière d’intérêt vital commun », jusqu’au président Macron, qui a clairement affirmé en février 2020, dans un discours à l’École militaire, que « les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne », en appelant de ses vœux un débat stratégique au niveau européen.

Dans le nouveau contexte créé par la guerre en Ukraine, il est donc urgent que ce débat se développe et rencontre un large écho à l’échelle de l’ensemble des démocraties européennes et, plus largement, avec tous nos partenaires de l’Alliance atlantique. C’est d’autant plus urgent que, sous l’impulsion de la Russie – mais aussi de la Chine, dans un registre différent –, nous sommes désormais entrés dans une nouvelle ère stratégique, qui n’a plus grand-chose à voir avec le temps de la guerre froide (où l’idéologie avait une place prépondérante) et ce qui lui avait succédé pendant trois décennies. Cette nouvelle ère se caractérise par une tendance lourde : la formation au niveau mondial (voir, par exemple, le renversement de situation stratégique au Mali et le rôle de la milice Wagner) d’un front anti-occidental, opposé aux valeurs démocratiques, qui s’appuie à la fois sur des actions relevant de la guerre secrète (en particulier, le sabotage), la désinformation, des offensives conventionnelles et des manœuvres relevant de la dissuasion nucléaire offensive… sans pour autant que cela se traduise par une guerre nucléaire qui anéantirait instantanément la stratégie anti-occidentale engagée. Il est probable que cette tendance lourde, notamment la dimension nucléaire, va s’intensifier dans un avenir proche. Elle appelle d’ores et déjà, du côté occidental, une réponse forte, mais calibrée. Si nous avons donc bien affaire à une crise nucléaire liée au conflit en Ukraine, notons que les crises nucléaires passées ont également été instrumentalisées dans ce sens par les puissances nucléaires agressives : ce n’est pas pour rien si, lors de sa conférence de presse du 20 février 2019, le président Poutine agitait déjà la menace d’une nouvelle crise de Cuba…

  • 1. Dominique Mongin, « La dissuasion nucléaire a-t-elle encore un avenir ? », Esprit, juillet-août 2018.
  • 2. Anne de Tinguy, « L’invasion russe de l’Ukraine, un point de bascule » [en ligne], Les Dossiers du Centre de recherches internationales, Sciences Po, avril 2022.
  • 3. Voir Bruno Tertrais, « L’ombre du nucléaire sur la guerre d’Ukraine » [en ligne], Bulletin de l’Observatoire de la dissuasion, Fondation pour la recherche stratégique, n° 96, mars 2022, p. 5.
  • 4. Le président Biden et le Premier ministre Johnson sont engagés dans un soutien militaire massif à l’Ukraine, alors que le président Macron a fixé une ligne rouge à ce soutien (ne pas entrer dans la cobelligérance) et que pour le chancelier allemand Scholtz, tout doit être réalisé afin d’éviter une escalade qui conduirait à une troisième guerre mondiale et à une guerre nucléaire. Tous acceptent toutefois de livrer des armes au pays agressé.
  • 5. Déclaration d’Henri de Kérillis à l’Assemblée nationale, le 4 octobre 1938, reproduite et commentée dans D. Mongin, Les 50 Discours qui ont marqué la Seconde Guerre mondiale, préface de Maurice Vaïsse, Paris, Archipoche, 2019.
  • 6. Thérèse Delpech, La Dissuasion nucléaire au xxie siècle. Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Paris, Odile Jacob, 2013.
  • 7. Voir D. Mongin, Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale, Paris, Archipoche, 2021.
  • 8. Jean-Pierre Dupuy, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2019.
  • 9. L’autre crise nucléaire stratégique est la crise de Cuba (octobre 1962) mais, à la différence des deux qui viennent d’être citées, elle a été limitée dans le temps.
  • 10. Voir D. Mongin, « Les cyberattaques, armes de guerre en temps de paix », Esprit, janvier 2013.
  • 11. À ce stade, on ne peut pas exclure que les actes de sabotage, manifestement coordonnés, de fibres optiques fin avril 2022, d’une ampleur sans précédent en France (qualifiés par le parquet de Paris de « détérioration de bien de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation »), aient une origine étatique. Pour mémoire, au début de cette année, le chef d’état-major des armées britannique a mis en garde contre l’accroissement des activités sous-marines des forces armées russes, en particulier celles visant à se préparer à sectionner des câbles sous-marins intercontinentaux, par lequel transite la quasi-totalité du trafic internet (voir Larisa Brown et Catherine Philp, “Admiral Sir Tony Radakin warns of Russian threat at sea”, The Times, 7 janvier 2022).
  • 12. Mélanie Rosselet, « La crise ukrainienne a aussi une dimension nucléaire », Le Monde, 2 février 2022.
  • 13. Certains États non dotés d’armes nucléaires n’ont pas hésité à attaquer une puissance nucléaire au risque d’une escalade (notamment en 1982, lors de la guerre des Malouines). Mais un tel risque doit être relativisé au regard des intérêts vitaux d’une puissance nucléaire.
  • 14. J.-P. Dupuy, La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, op. cit.
  • 15. La sûreté des armes nucléaires est leur capacité technique de ne pas être activée inopinément sans l’autorisation de l’autorité politique. L’une des grandes leçons des crises nucléaires passées est précisément de renforcer les mesures de sûreté.
  • 16. Voir le chapitre consacré à l’homme d’État dans Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales [1964], préface de Hubert Védrine, Paris, Pocket, 2007.
  • 17. Voir le général Bernard Norlain, « Parler de la dissuasion comme garantie ultime, c’est promettre une ligne Maginot nucléaire », Le Monde, 23-24 janvier 2022.
  • 18. Voir Konrad Schuller, « La Russie ne menace pas que l’Ukraine, elle met en péril toute l’Europe » [Frankfurter Allgemeine Zeitung, 17 janvier 2022], Courrier international, 22 janvier 2022.

Dominique Mongin

Docteur en histoire, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et à l’École normale supérieure (ENS-Ulm), il est notamment l’auteur d’une Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale (Archipoche, 2021).

Dans le même numéro

Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».