
L'espace logique du conspirationnisme
L’effet cumulé d’une avalanche d’arguments plus ou moins fondés finit par créer un doute dont les conspirationnistes tirent profit. Cette logique est soutenue par les nouvelles techniques de diffusion de l’information.
Espaces logiques classiques
La formalisation du raisonnement humain occupe depuis longtemps l’histoire des idées. Au-delà de son caractère descriptif, elle vise souvent des enjeux normatifs en posant la question : comment penser avec justesse ? Des philosophes comme Bacon ou Descartes sont bien connus pour avoir éclairé, en leur temps, ce type d’interrogations. Au cours des siècles, plusieurs modes de démonstration ont été retenus et certains d’entre eux abandonnés. Ainsi, l’argument d’autorité, qui prévalut un temps au Moyen Âge, fut, à juste titre, considéré comme impropre à administrer la preuve.
Beaucoup de ceux qui ont réfléchi sur les raisonnements humains – on pense en particulier aux puissantes pages de Mill dans son Système de logique, écrit en 18431 – ont consacré de beaux passages aux égarements de la pensée. Ce faisant, ils montrèrent assez souvent que ces égarements étaient des imitations intuitives et maladroites de la pensée déductive2. À ce titre, Mill rapporte une anecdote survenue en Italie un peu avant la rédaction de son ouvrage. Dans le Nord de ce pays, les habitants eurent la surprise de recevoir du ciel une pluie de corps blanchâtres qui furent reçus comme une manne divine. Selon un sophisme qui nous paraîtrait risible aujourd’hui, les croyants considérèrent que « tout ce qui tombe du ciel est miraculeux : cela tombe du ciel donc cela est miraculeux ». Les habitants s’en repurent tant et si bien, espérant sans doute récolter quelque bénéfice de ce breuvage, qu’il fut très difficile d’en recueillir une faible quantité pour procéder à une analyse chimique du corps. Cela fait, la conclusion fut sans doute un peu difficile à avaler pour les bénéficiaires du miracle : il s’agissait d’excréments d’insectes !
À côté de la logique déductive, la logique inductive a un statut beaucoup plus incommode. On sait, notamment depuis Hume, que ce mode de démonstration qui cherche à tirer des lois générales à partir d’exemples particuliers est logiquement inconsistant. Le problème soulevé a occupé trop d’esprits et rempli trop de livres pour que je puisse sérieusement le développer ici. Qu’il me suffise d’écrire que, malgré les difficultés théoriques que pose le recours à la logique inductive, elle est d’un usage courant, notamment en science. Ainsi, la réplication fréquente des résultats d’une expérience constituera ces résultats en vérité scientifique (au moins provisoire).
Il existe un autre mode de raisonnement, fréquent dans la recherche scientifique, notamment au moment de l’émergence des hypothèses : le raisonnement abductif. On attribue généralement à Charles Peirce, l’un des fondateurs du pragmatisme, l’identification claire de ce mode de raisonnement3. Il s’agit de la réaction mentale que nous pouvons avoir face à un événement énigmatique. Nous cherchons alors une explication qui éclairerait ce phénomène et ferait disparaître son caractère énigmatique. En raison de son pouvoir heuristique, nous avons tendance à croire que cette explication est vraie. En d’autres termes, lorsque nous constatons Y, un fait étonnant, et que nous savons que si X → Y, alors le fait Y cesse d’être étonnant, nous admettons donc qu’il existe une certaine probabilité que X soit vrai. Il se trouve que certains auteurs4 font de l’abduction la structure cognitive du raisonnement conspirationniste. Il est vrai que certains conspirationnistes argumentent de cette façon : « Il y a quelque chose qui cloche dans la version officielle des faits, quelle autre interprétation des faits permettrait de rendre compte de ces anomalies ? » En réalité, ce n’est pas exactement comme cela que les choses se passent. On peut nettement distinguer deux types de populations. Le premier recrute ceux qu’on pourrait appeler les professionnels de la conspiration, parmi lesquels on peut classer Alex Jones, Thierry Meyssan, David Icke, par exemple, qui ont déjà une théorie toute faite pour rendre compte des événements. Le second mobilise, lui, des conspirationnistes dilettantes qui, parfois pour le simple plaisir ludique, cherchent à accumuler des indices présentés comme autant d’anomalies de la version officielle.
Les deux motivations typiques sont donc différentes, mais aboutissent à des modes de démonstration qui ne ressemblent qu’en apparence à de l’abduction. C’est pourquoi il me semble que l’on doit aujourd’hui concevoir une nouvelle catégorie descriptive de l’administration de la preuve qui échappe à ces catégories classiques pour rendre compte du genre de recours argumentatif qui prévaut dans la pensée conspirationniste.
Une méthode non conventionnelle de l’administration de la preuve
Cette pensée peut, en effet, convoquer des arguments parfaitement incohérents entre eux et ne vise pas toujours, au moment où elle se développe, une thèse rendant compte des anomalies qu’elle croit pouvoir déceler dans la version officielle des événements. Ce qui paraît motiver son obsession, c’est de trouver des indices, des incohérences dans les faits et de les accumuler par un travail souvent collectif, mais non coordonné, afin d’aboutir à un appareil argumentatif d’un genre nouveau que je propose de nommer les produits fortéens. En effet, les théories conspirationnistes procèdent le plus souvent par une accumulation parfois un peu aveugle de doutes, ainsi que proposait de le faire Charles Fort.
Il s’agit d’un personnage peu connu du grand public mais qui a eu une certaine influence intellectuelle. Pour se faire une première idée de sa personnalité, il faut savoir qu’il prend la résolution, en 1910, de s’approprier et de dépasser l’ensemble des connaissances de son temps. Il se donne huit ans pour exceller dans toutes les sciences. Un projet faramineux. Il est vrai que Charles Fort était un personnage hors du commun. Il est né à Albany en 1874 et mort à New York en 1932 après avoir commis quatre ouvrages parmi les livres les plus étranges qu’il se puisse trouver. Il a passé sa vie à examiner toutes sortes de faits plus ou moins bizarres (des pluies de grenouilles, des chutes de météorites, des cataclysmes jugés inexplicables, des disparitions…) qu’il nommait le « sanatorium des coïncidences exagérées ». Charles Fort ne se voulait pas seulement collectionneur d’étrangetés, il voulait penser un monde qui, d’après lui, échappait à la connaissance de son temps. Il pouvait défendre d’indéfendables thèses, comme celle affirmant que la Terre est plate, mais n’était pourtant ni fou ni idiot ; au contraire, la plupart de ses contemporains lui reconnaissaient une forme d’intelligence atypique. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était défendre des thèses improbables en les soutenant par un grand nombre d’arguments hétéroclites. Son but était sans doute d’affaiblir l’idée même d’argumentation et d’administration de la preuve, une sorte de connaissance par l’absurde. En ce sens, on peut dire qu’il est un prédécesseur étrange et oublié du relativisme. Sa première œuvre publiée, la plus célèbre, est le Livre des damnés qui fit grand bruit lors de sa sortie en raison de l’incongruité des thèses défendues, et dont John T. Winterich disait qu’il s’agissait « d’un Rameau d’or pour les cinglés ».
Ce qui doit retenir notre attention ici, c’est la méthode que préconisait Fort pour emporter la conviction. Il définit cette méthode de façon extrêmement métaphorique dans le préambule de son livre :
Des bataillons de maudits, menés par les données blafardes que j’aurai exhumées, se mettront en marche. Les uns livides et les autres de flamme, et quelques-uns pourris. Certains sont des cadavres, momies ou squelettes grinçants et trébuchants, animés par tous ceux qui furent damnés vivants. Des géants déambuleront dans leur sommeil, des chiffons et des théorèmes marcheront comme Euclide en côtoyant l’esprit de l’anarchie. […] l’esprit de l’ensemble sera processionnel. Le pouvoir qui a décrété de toutes ces choses qu’elles seraient damnées, c’est la Science Dogmatique. Néanmoins elles marcheront. […] le défilé aura l’impressionnante solidité des choses qui passent, et passent, et ne cessent pas de passer5.
En d’autres termes, le but de Fort était de constituer des « mille-feuilles » argumentatifs ; chacun des étages qui constituaient sa démonstration pouvait être très fragile, il en fait la confession dans le passage cité, mais le bâtiment serait si haut qu’il en resterait une impression de vérité. Une conclusion du type : « Tout ne peut pas être faux. »
Il faut sans doute parcourir l’un des livres de Fort pour comprendre comment il opérationnalise son programme, mais à vrai dire, de nombreux ouvrages au xxe siècle, et parmi lesquels certains ont rencontré un immense succès public, peuvent être qualifiés de « fortéens » en ce qu’ils mobilisent des arguments puisant tout à la fois à l’archéologie, la physique quantique, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, etc.6. La référence à ces disciplines sont plus que désinvoltes dans la plupart des cas, mais elle permet de constituer un argumentaire qui paraît vraisemblable au profane, impressionné par une telle culture universelle et pas plus compétent que motivé pour aller chercher, point par point, les informations techniques qui lui permettraient de révoquer l’attraction que ces croyances vont exercer sur lui. Chacun de ces arguments, pris séparément, est en réalité très faible, mais l’ensemble paraît convaincant, comme tout faisceau d’indices peut l’être. C’est cela qui fait l’attractivité de ces produits « fortéens » sur le marché cognitif : il est difficile de contester terme à terme chacun de ces arguments car ils mobilisent des compétences qu’aucun individu ne possède à lui seul. De sorte que, sans entraîner nécessairement l’adhésion, il reste toujours une impression de trouble lorsque l’on est confronté, sans préparation, à ce type de croyances. C’est exactement sur un effet de ce genre que comptent les conspirationnistes et c’est en tout cas celui qu’ils produisent sur les esprits non préparés lorsqu’ils les ensevelissent sous un ensemble d’arguments disparates et obscurément cumulatifs. C’est un point que j’ai développé à propos de théories aussi différentes que celle contestant la version officielle des attentats du 11 septembre 2001 (et pour laquelle il existe plus de cent arguments7, certains relevant de la physique des matériaux, d’autres de la variation des cours de Bourse avant la date de l’attaque, etc.) que cette autre qui prétend que le chanteur Michael Jackson n’est pas mort8. Ce constat est particulièrement évident lorsqu’on observe les phénomènes de crédulité qui ont accompagné le massacre à Charlie Hebdo.
Charlie et Charles (Fort)
Beaucoup de commentateurs l’ont remarqué, déconcertés, les mythologies du complot se sont très rapidement emparées du terrible événement. D’ailleurs, la presse conventionnelle a souvent traité de ce sujet dans ses pages. La méthode que certains conspirationnistes ont utilisée pour construire ce nouveau mythe du complot est particulièrement emblématique de celle qu’utilisait Charles Fort. Ainsi, le site Les Moutons enragés, notoirement complotiste, avance un mode de justification que n’aurait pas renié l’auteur du Livre des damnés :
Seulement, il est intéressant de comprendre pourquoi les méchants « pas Charlie » qu’il faut repérer et traiter ne croient pas en la version officielle. La raison est pourtant simple, il y a des points troubles… Il peut y avoir deux ou trois coïncidences, cela arrive, mais quand elles sont trop nombreuses, alors les questions sont justifiées9.
De la même façon, le site Alterinfo, non moins complotiste, illustre très bien la logique bancale des produits fortéens par le titre même de l’un des nombreux articles qu’il a consacrés à l’attentat de Charlie Hebdo publié le 4 juin 2015 (j’ai conservé les majuscules) :
Que cherche-t-on à cacher dans l’attentat de Charlie Hebdo ? je ne suis pas du tout complotiste. Mais cela commence à faire beaucoup…
« Cela commence à faire beaucoup » : il s’agit ici bien entendu d’une évocation de l’accumulation de ce que les conspirationnistes considèrent comme des anomalies dans les événements. Nous allons voir que ces coïncidences exagérées (comme aurait écrit Fort) relèvent de registres extrêmement différents, mais avant d’entrer dans le corps de ce déluge d’incohérences présumées, je ne résiste pas à la tentation de donner un exemple plus approfondi de cette logique conspirationniste qui paraît absurde si l’on perd de vue la mécanique fortéenne qui la sous-tend.
Parmi les nombreux acteurs de la « complot-sphère » qui se sont agités autour des attentats de Charlie Hebdo, le site Panamza a été un des plus actifs. L’une de ses trouvailles fut que la vidéo de Martin Boudot, un journaliste de l’agence Premières Lignes qui se trouvait sur les lieux du drame, devait être un faux. Je n’ai pas l’espace ici de développer l’ensemble des arguments complotistes à propos de cette vidéo. Ce qui est intéressant ici, c’est que le journaliste en question a pris la peine de répondre aux élucubrations de l’animateur du site10. L’une d’elles porte sur l’une des victimes de l’attentat : le responsable de la maintenance. En effet, lors d’une interview, Martin Boudot prétend bien connaître la victime qu’il croise tous les jours à l’accueil. Mais voici que l’animateur de Panamza est persuadé d’avoir trouvé une preuve du mensonge :
Problème : l’homme en question – dénommé Frédéric Boisseau et salarié de Sodexo – effectuait là son premier jour dans l’immeuble11.
En fait, le mystère n’est pas très grand. Le journaliste explique :
Au moment des faits, nous apprenons que « le monsieur de la maintenance a été tué ». Aucun nom ne nous est donné. Pour nous c’est évident, il s’agit du « monsieur de la maintenance » que nous voyons tous les jours, à l’accueil. Ce n’est que quelques heures plus tard que nous apprendrons qu’il s’agit de Frédéric Boisseau.
Cette explication modeste ne convainc pas du tout monsieur Panamza, mais le plus important est la question que pose alors le journaliste aux conspirationnistes : « Quel serait l’intérêt de mentir sur ce point ? » Cette question révèle le caractère fortéen de ces échanges : en réalité, ce mensonge ne trouve sa place dans aucune théorie du complot constitué, il s’agit seulement de procéder à une accumulation d’anomalies et, à ce titre, la confusion sur l’identité de la victime remplit son office pour un esprit dont la seule exigence est d’affaiblir la version officielle des faits.
Et c’est ainsi que, dès le premier jour, se sont accumulés les arguments en faveur de la théorie du complot concernant les attentats de Charlie Hebdo. Le 7 janvier 2015, des textes écrits sur des sites se présentant comme des médias d’information développaient des théories suspectant la « thèse officielle » (celle qui attribuait à ce moment-là ces attentats à l’idéologie islamiste) d’être fausse. Ce fut notamment le cas du site du Réseau Voltaire sur lequel Thierry Meyssan, un des acteurs francophones de la sphère complotiste, a proposé un article intitulé : « Qui a commandité l’attentat contre Charlie Hebdo12 ? » D’autres, le même jour, lui ont emboîté le pas : Damien Viguier pour le site Égalité et réconciliation13 qui promeut les idées du conspirationniste Alain Soral. On trouve des propositions de la même farine sur les sites Info-resistance14, Stop-mensonge15, Chaos-contrôle16, La matrice-juive17, Fascisme-et- islamophobie18, etc. Certains développent le thème de l’attentat sous faux drapeau, ou encore l’étonnement face au changement de couleur des rétroviseurs de la voiture des assassins19. À ces différents sites, il faut ajouter les tweets et les vidéos postées le jour même, comme celle d’un certain « Scady Adit20 », par exemple, habitué des vidéos « antisystèmes » et favorable au « paranormal », dans laquelle il répète huit fois qu’il n’est pas complotiste mais demande neuf fois : « À qui profite le crime ? » L’argument cui prodest ? constituant l’introduction de presque toutes les théories conspirationnistes. Tout cela s’agrège de telle façon que j’ai pu dénombrer vingt-sept arguments différents en faveur de la théorie du complot le jour même des attentats.
Il se trouve que l’accélération prodigieuse de la diffusion de l’information, sa disponibilité (sous la forme de textes, de photos, de vidéos) et le nombre d’individus impliqués dans ce jeu collectif qui consiste à déceler des anomalies servent, comme jamais dans l’histoire humaine, la fertilité des produits fortéens.
Certains internautes s’improvisèrent experts en balistique en doutant, images à l’appui, qu’Ahmed Merabet, le policier abattu sur le trottoir d’une balle de kalachnikov dans la tête, fût bien mort. D’autres firent remarquer que François Hollande était arrivé trop vite sur les lieux (ce qui impliquait qu’il fût au courant avant même ces attentats). D’autres encore remarquèrent que les journalistes qui s’étaient réfugiés sur les toits portaient des gilets pare-balles (comment pouvaient-ils être préparés à ce point à une attaque dont ils devaient tout ignorer ?). Le 11 janvier, on pouvait dénombrer déjà plus de cent arguments en faveur de la théorie du complot ! Le graphique ci-dessus présente la façon dont ces arguments se sont agrégés jour par jour.

Interrompue le 31 juillet 2015, cette recherche de nouveaux arguments m’a permis d’en trouver cent cinquante et un.
Résilience du conspirationnisme
Pour tout appareil de démonstration, cette accumulation d’arguments poserait problème, ne serait-ce que parce que leur nombre diminue leur chance de compossibilité. Mais voilà bien une des spécificités des produits fortéens que revendiquait paradoxalement, comme on l’a vu, leur parrain : certains arguments peuvent être vérolés et même incompatibles entre eux, cela n’a pas d’importance car c’est l’effet cognitif global (celui du doute métastatique) qui importe. C’est là un fait qui d’ailleurs a été déjà repéré concernant les théories du complot. Ainsi, Rudy Reichstadt en donne un exemple dans son « État des lieux sur le conspirationnisme » remis à la Fondation Jean Jaurès en 2015 :
Cette configuration a été particulièrement bien illustrée par les thèses qui sont apparues au cours de l’été 2014 s’agissant de la décapitation de James Foley par l’État islamique, les mêmes sites Internet complotistes affirmant successivement que le journaliste américain n’était probablement pas mort (puisque de toute évidence lui et sa famille jouaient la comédie…), puis qu’il travaillait sans doute pour la Cia (ce qui atténuerait le scandale de son exécution), enfin que l’homme de la vidéo présenté comme étant Foley n’était pas Foley, que le « vrai » Foley avait été tué il y a plus d’un an. Autrement dit, la cohérence interne de la théorie du complot est secondaire, l’idée qu’« on nous ment », que « la vérité est ailleurs » demeurant en revanche primordiale21.
Par ailleurs, les psychologues Michael Wood et Karen Douglas ont analysé un échantillon de plus de deux mille commentaires sur des sites Web impliquant tout à la fois des conspirationnistes et des défenseurs de la version officielle des faits. Ils profitèrent du dixième anniversaire des attentats du 11 Septembre pour trouver sans mal des articles suscitant des commentaires des deux communautés. Ces deux auteurs montrent que les conspirationnistes avancent majoritairement des arguments critiquant la théorie officielle plutôt que ceux qui permettraient de rendre convaincante leur version alternative (et qui reste le plus souvent floue22). C’est exactement l’inverse pour les défenseurs de la version officielle. D’une façon assez similaire, les résultats de certains sondages indiquent bien cette logique déconcertante. Ainsi, par exemple, lorsque l’institut Gallup a réalisé en 2003 une enquête sur l’assassinat de Kennedy, 34 % des sondés considéraient que la Cia était impliquée, 18 % le vice-président Johnson, 15 % l’Urss et autant les Cubains, etc. En fait, 21 % désignaient plus d’un conspirateur et 12 % voyaient l’ombre de trois malfaiteurs derrière l’assassinat23. Là encore, ce type de réponses montre que, dans l’esprit de beaucoup, le récit conspirationniste n’est pas clairement constitué, si ce n’est sous une forme vague. Et cette forme vague n’est pas affectée par l’incohérence que constitue la multiplication des coupables ; au contraire, celle-ci autorise le renforcement d’une conviction floue qui prédispose cognitivement à accepter la prochaine théorie du complot plus facilement.
Et la voici déjà qui se profile déjà à l’horizon.
Cette forme typique des produits fortéens les rend particulièrement indifférents à la contradiction : comme les multiples arguments qui les constituent ne sont pas liés par une forme de dépendance logique, la réfutation de l’un d’entre eux n’est pas de nature à faire s’écrouler l’édifice. En outre, leur constitution en mille-feuille les rend très intimidants pour qui n’est pas prêt à consacrer sa vie à les démentir, de sorte que rares sont ceux, parmi les individus raisonnables, qui trouvent l’énergie et la motivation d’empêcher leur prolifération. Cela est inquiétant car il est à présent bien établi qu’il existe un lien fort entre extrémisme politique et pensée conspirationniste, comme l’ont montré récemment les psychologues néerlandais van Prooijen, Krouwel et Pollet24. Et comme chacun sait, le despotisme sait toujours tirer parti de l’apathie de gens de bien. En conséquence, c’est bien à une nouvelle forme de militantisme que nous convoque la viralité de ces propositions sociopathiques que sont les théories du complot. En effet, si elles se répandent aussi bien, c’est qu’elles peuvent compter sur la motivation de leurs défenseurs, plus grande que celle de ceux qui pourraient les contredire sur les forums, les réseaux sociaux, les blogs où elles se déploient25. Le temps que certains esprits se mettent à les combattre, elles ont déjà la forme d’une hydre à cent têtes. Mais si chaque citoyen raisonnable acceptait de consacrer dix minutes de son temps hebdomadaire à répondre aux sottises qui se répandent sur les réseaux sociaux, les forums et ailleurs, on contrebalancerait le poids des croyants qui, eux, militent de cette façon quotidiennement. En ce domaine, la politique de la chaise vide n’est pas la bonne. Internet est une drôle de démocratie où certains votent mille fois et d’autres jamais. Il faudrait donc, dans un premier temps, que chacun prenne toute sa place sur ce marché dérégulé de l’information. Il faudrait aussi doter les jeunes esprits en formation qui sont, les enquêtes le montrent, souvent les plus susceptibles d’adhérer aux mythes du complot, d’une vraie ressource critique les introduisant à la pensée méthodique, celle qui offre de se méfier de ses propres intuitions, notamment en matière de raisonnement. Les initier aux processus généraux qui président à la constitution de certains mythes contemporains sur le marché de l’information constituera le moyen le plus efficace pour les immuniser contre la démagogie cognitive. C’est une tâche qui incombe prioritairement à l’Éducation nationale, qui doit doter nos enfants d’une boussole qui leur permettra de s’orienter avec confiance dans l’océan d’informations.
- *.
Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot et membre de l’Académie des technologies. Il est l’auteur de la Démocratie des crédules, Paris, Puf, 2013.
- 1.
John Stuart Mill, Système de logique, Bruxelles, Mardaga, 1988. Notamment au livre cinq du second volume.
- 2.
La logique déductive conclut à partir d’un principe général une vérité particulière. Il s’agit d’un mode fréquemment utilisé en mathématique par exemple.
- 3.
Claudine Tiercelin, C.S. Peirce et le pragmatisme, Paris, Puf, 1993.
- 4.
David Coady, Conspiracy Theories: The Philosophical Debate, Farnham, Ashgate, 2006.
- 5.
Charles Fort, le Livre des damnés, Paris, Les Deux Rives, 1955, p. 23-24.
- 6.
On pense en particulier au célèbre Matin des magiciens dont les auteurs revendiquaient explicitement l’héritage de Charles Fort. Voir Jacques Bergier et Louis Pauwels, le Matin des magiciens, Paris, Gallimard, 1975.
- 7.
Caroline Anfossi, « La sociologie au pays des croyances conspirationnistes. Le théâtre du 11 Septembre », mémoire de master 2 inédit, Strasbourg, 2010.
- 8.
G. Bronner, la Démocratie des crédules, op. cit.
- 9.
http://lesmoutonsenrages.fr/2015/02/02/affaire-charlie-hebdo-voici-pourquoi-certains-sont-persuade-quil-y-a-complot/
- 10.
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1321418-charlie-hebdo-ma-video-de-l-attaque-serait-falsifiee-ma-reponse-aux-complotistes.html
- 11.
http://www.panamza.com/080215-charlie-video
- 12.
http://www.voltairenet.org/article186408.html
- 13.
http://www.egaliteetreconciliation.fr/Attentat-contre-Charlie-Hebdo-Omar-m-a-tuer-30103.html
- 14.
http://info-resistance.org/2015/01/charlie-hebdo-attentat-sous-fausse-banniere/
- 15.
http://stopmensonges.com/la-france-touchee-par-une-attaque-terroriste-charlie-hebdo/
- 16.
http://www.chaos-controle.com/archives/2015/01/07/31275786.html
- 17.
http://lamatricejuive.net/2015/01/07/charlie-hebdo-un-attentat-cousu-de-fil-blanc/
- 18.
https://fascismeetislamophobie.wordpress.com/2015/01/07/massacre-a-charlie-hebdo-encore-un-coup-des-fascistes-islamophobes/
- 19.
Certains ont cru pouvoir remarquer que les rétroviseurs de la voiture utilisée par les frères Kouachi n’avaient pas la même couleur selon les photos. De là, ils ont déduit que ce n’était pas la même voiture. Cette bévue commise par les services secrets à l’origine de ces attentats révélerait que ce sont deux équipes distinctes qui ont opéré. Mais cette hypothèse n’émerge que plusieurs jours après la perception de cette « anomalie ». En réalité, les rétroviseurs étaient chromés et selon la luminosité extérieure paraissaient changer de couleur.
- 20.
La vidéo a été retirée de YouTube.
- 21.
Rudy Reichstadt, « Conspirationnisme : un état des lieux », 4 mars 2015 (http://www.jean-jaures.org/Publications/Notes/Conspirationnisme-un-etat-des-lieux).
- 22.
Michael J. Wood et Karen M. Douglas, “What About Building 7? A Social Psychological Study of Online Discussion of 9/11 Conspiracy Theories”, Frontiers in Psychology, vol. 4, 2013, p. 1-9.
- 23.
http://www.gallup.com/poll/9751/americans-kennedy-assassination-conspiracy.aspx
- 24.
Jan-Willem van Prooijen, André P. M. Krouwel et Thomas V. Pollet, “Political Extremism Predicts Belief in Conspiracy Theories”, Social Psychological and Personality Science, 6 (5), 2015, p. 570-578.
- 25.
Concernant l’idée de l’oligopole cognitif créé par les croyants, voir G. Bronner, la Démocratie des crédules, op. cit.