Éloge de la disponibilité
Être attentif, ce n’est pas nécessairement être concentré, focalisé sur un objet. Ce peut être aussi, simplement, se rendre disponible, ralentir, regarder ce qui se trouve autour de nous. Voyager sans but, se laisser porter par le rythme d’un poème ou d’un morceau de musique. Reconstruire notre rapport au temps.
Le voyage parfait est sans destination.
Le parfait voyageur ne sait pas où il va.
La capacité d’attention est souvent associée à la concentration et les obstacles à celle-ci sont bien connus : le désir d’accélérer au-delà du raisonnable, le désir de faire plusieurs choses à la fois ou encore le désir de naviguer autant que possible d’une information à une autre. Toutes choses que les techniques actuelles permettent plus que jamais. Surfing et zapping sont les jumeaux inattentifs de notre époque. La télécommande déjà, selon Fellini, transformait le spectateur en « crétin incapable d’attention ».
Se déplacer n’est pas voyager
La volonté d’aller vite, d’en finir au plus vite se rencontre dans nombre d’activités. Par exemple, la réduction de tout voyage à un déplacement est une cause et un effet de l’inattention ambiante. Et pourtant le voyage fournit aussi une autre piste de réflexion : l’attention peut être liée à l’absence de but davantage qu’à la concentration, pourvu que cette absence de but procure disponibilité d’esprit et non indécision erratique. Concentration et disponibilité se rejoignent finalement. L’absence de but devient présence du monde. Quasiment ne rien penser (au sens de ne pas penser en permanence à « autre chose ») est une condition de l’attention et un moyen de la concentration.
La disponibilité commence par évincer la préoccupation. Comme le suggère Liezi, on sait très peu d’un voyage quand on ne connaît que son point de départ et son lieu d’arrivée. On voyage beaucoup plus et beaucoup mieux quand on n’a pas de lieu d’arrivée. Autrement dit : ne pas avoir de destination et, de plus, ne pas en vouloir. Une destination serait un inconvénient. Un but trop précis est souvent une entrave au voyage. Chez la plupart de nos contemporains, les déplacements quasi frénétiques sont tout à l’opposé d’un voyage. Ils ne voyagent plus, ils se déplacent. Ils désirent arriver le plus vite possible. S’ils pouvaient être arrivés instantanément, ils seraient contents. Incapables de regarder, parfois même d’apercevoir ce qu’il y a sur le chemin, ils ne peuvent, à plus forte raison, découvrir ce qui s’y cache. Le vrai voyage est incompatible avec la précipitation autant qu’avec la paralysie. Un film défilant trop lentement ne montre que des images isolées et perd son mouvement. Un film trop accéléré n’est plus que traînées de couleur, néant. Dans le voyage, l’absence de destination ôte cette tentation d’accélérer. Il est plus rare d’être pressé d’arriver quand on ne sait pas où l’on va.
Souvent, seul le détour a permis d’arriver là où se trouve ce qui était cherché sans être pour autant clairement identifié, comme dans les labyrinthes de ces jeux d’enfant où il est impossible d’atteindre le centre par la voie qui semble directe. Le voyage rend (ou devrait rendre) disponible, patient, tenace. Les déplacements ne sont que de mauvais et faux voyages. On peut voyager dans une chambre, on peut s’enfermer sur une route. Dans un monde de déplacement frénétique, il faut quasiment faire l’effort de ne rien faire pour simplement retrouver le goût du voyage.
Les voyageurs déplacés ne voyagent nullement. Leur inaptitude à sortir un peu d’eux-mêmes est évidente. Ils pratiquent le déplacement qui transpose au loin l’incuriosité déjà manifeste dans leur environnement familier. Beaucoup voyagent pour vérifier au retour qu’ils sont tout de même mieux chez eux qu’ailleurs.
Dans attention, il y attente et dans disponibilité, il y a imprévu. Il y a même un oubli initial comme condition de l’attention. Par exemple, l’oubli de soi mène au monde et parfois retourne à soi, tandis que l’obsession de soi ne mène nulle part, même pas à soi. Elle est trop encombrante. Il est nécessaire de se couper de ses propres pensées pour pouvoir penser. Méditer, c’est flotter loin des pensées automatiques et capricieuses. Tout l’art est donc de concilier la concentration avec l’abandon. Être à la fois loin du monde et loin de soi, selon l’expression de Tao Yuanming.
La disponibilité permet de se concentrer sur des détails inimaginables, sur un lieu, sur un moment, où les réflexions s’incrustent et le souvenir se fixe durablement.
S’accorder au monde
Outre le voyage, la disponibilité attentive se trouve dans la captation du présent. À la tendance introspective et déclamatoire de la poésie occidentale s’oppose, de ce point de vue, la présence attentive et contemplative de la poésie orientale. Celle-ci sait observer la nature en détail, en profondeur. Toute attention rencontre le mouvement dans la nature. Un souffle suffit :
L’image est vivante, immédiate, simple, subtile. Le feuillage du saule est comme un pinceau que le vent agite, et par un retournement visuel évident c’est le feuillage du saule qui semble peindre le vent, suivre son allure et révéler sa forme mouvante et cachée. Comme le signale la fin malicieuse du poème, voilà un pinceau qui peint sans être un pinceau.
L’attention n’est finalement que l’acte presque involontaire de cette aptitude à être disponible. Ses adversaires les plus implacables sont l’indifférence, l’insensibilité, la fatigue, la préoccupation, l’agitation. La faculté d’être attentif dépend de nous. Nous regardons la nature qui nous regarde. Platon disait que les cigales nous entendent. Les couleurs nous regardent comme les sons nous entendent. L’attention nous intéresse à tout. De moins en moins de choses « ne nous regardent pas ».
La plupart des papillons passent inaperçus, sauf quand ils se posent près de nous ou quand nous les dérangeons et qu’ils s’envolent sous nos yeux. « Les choses vous parlent et vous ne les écoutez pas », regrette le jardinier immobile de Lorca. Il est facile de faire le test sur la musique : quand on l’écoute en pensant à autre chose, on ne l’écoute pas vraiment, on ne lui accorde pas l’attention nécessaire. On pense à autre chose, à ses problèmes du jour, à ceux du lendemain, ou à n’importe quel détail sans rapport. Accorder est un terme musical. Mais il ne suffit pas que l’instrument soit accordé, l’attention doit l’être aussi.
Cet accord indispensable ne conduit pourtant pas à une seule forme d’attention. Il en existe plusieurs : on peut écouter en percevant comment le compositeur joue avec la forme du morceau, comment il agence ses thèmes, ou bien écouter en comparant à d’autres œuvres, à d’autres compositeurs, en référence à son époque, ou hors du temps, ou en référence à l’harmonie, au rythme, à l’interprète, ou rêver indéfiniment en partant de sa musique. Peu importe, pourvu que rien de gênant ne s’interpose. Dans toutes ces formes, l’attention s’applique sans interférence et sans surdité partielle ou totale. Rien n’est plus opposé à la musique qu’une musique de fond. Une musique de fond n’est, au mieux, qu’un bruit stimulant. Cette stimulation vise, selon les cas, à exciter ou à calmer, deux effets parfois bénéfiques, voire agréables, mais le plus souvent superflus et fatigants. Elle ne sollicite nullement l’attention de l’auditeur. Elle meuble l’espace sonore, le plâtre et le tapisse, tout comme une vie sans attention meuble et finalement tue le temps.
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Chercheur et professeur à Sciences Po. Auteur de l’Écho et l’Arc-en-ciel. 52 essais sur l’attention, Paris, Berg international, 2010.