Le tirage au sort, un et multiple. Introduction
Aristote considérait le tirage au sort comme la procédure principale, quoique non exclusive, d’une démocratie. Dans sa typologie des régimes politiques, en effet, le vote caractérisait l’aristocratie et l’hérédité la monarchie. Ce qui nous semble étrange aujourd’hui était évident pour l’observateur des cités antiques. Les jugements portés sur la procédure étaient partagés : Socrate (selon Platon) la trouvait absurde ; Protagoras et Périclès probablement la défendaient ; Aristote pesait le pour et le contre. L’usage était controversé mais il l’était pour autant que la démocratie était critiquée et non pas comme procédure en tant que telle. La démocratie appelle le tirage au sort comme procédure, pensait-on. Plus généralement encore, Aristote constatait que le tirage au sort démocratise n’importe quel type d’organisation, de même que le vote l’aristocratise et que l’hérédité la monarchise.
Le vote néanmoins était primordial dans la démocratie athénienne, mais il l’était dans deux registres : pour voter les lois à l’Assemblée du peuple et pour désigner les stratèges, lesquels étaient les approximatifs équivalents de nos ministres. Dit en langage d’aujourd’hui : le peuple de la démocratie antique votait les lois par une sorte de démocratie directe dont seule la Suisse offre un lointain équivalent de nos jours, et il votait aussi pour élire les hommes politiques de premier plan. Pour le reste, les fonctions judiciaires, exécutives et législatives (préparatoires à la législation, plus exactement) étaient pourvues par tirage au sort de collèges désignés parmi l’ensemble des citoyens1. Sous une forme moins étendue et moins nette, cet usage a été maintenu dans la plupart des États-cités du Moyen Âge et de la Renaissance, à Venise ou Florence.
Cette origine et cette tradition expliquent pourquoi, jusqu’à Montesquieu inclus, le tirage au sort est resté un élément théorique et pratique indissociable de la description du régime démocratique. Que s’est-il passé lors de la refondation moderne des démocraties ? La question reste ouverte. Pour faire court : la démocratie directe antique a été remplacée par une formule indirecte représentative. Quant aux fonctions attribuées par le sort, elles furent désormais pourvues par le vote, l’affiliation partisane ou le concours administratif.
Le tirage au sort n’était pas encore oublié par les savants et pourtant il ne fut guère essayé lors des premières révolutions démocratiques modernes. On peut observer une hésitation à son propos, quelques tentatives avortées, mais guère plus, lors des révolutions américaines et françaises. L’idée de compétence technique s’était-elle déjà substituée à l’idée de compétence démocratique ? L’idéologie du progrès s’était-elle substituée à l’idéologie de l’égalité ? L’extension rapide de la compétence jusqu’au suffrage universel rendait-elle le maintien du tirage au sort utopique et risqué ? Toutes ces hypothèses méritent l’attention.
Quoi qu’il en soit, l’oubli philosophique et politique du tirage au sort fut frappant. La procédure disparut, sauf dans quelques tribunaux, aux États-Unis. En France, on l’utilisa au xixe siècle pour assurer le service militaire. Dans ce rôle, son aspect démocratique était totalement corrompu puisqu’il était permis de revendre son ticket « gagnant ». Ce qui aurait été égalitaire (quoique partial) si la vente avait été interdite, devenait oligarchique et favorable aux plus riches aussitôt que la vente était autorisée.
Ce seul exemple montre à quel point il est vain de prendre position sur le tirage au sort en tant que tel, dans l’abstrait. Ce sont l’intention, le contexte et le détail de la procédure qui comptent dans l’utilisation et l’évaluation que l’on peut en faire. On ne tentera pas ici d’expliquer la disparition précédemment décrite car l’ampleur du sujet et l’énigme de cette disparition méritent une étude en soi. De façon plus modeste et plus futuriste, l’ensemble d’articles ici réunis a deux objets : d’une part, reconsidérer et repenser cette procédure, parce qu’elle est fondamentale en théorie politique et même au-delà ; d’autre part, observer les causes et les effets d’une timide résurgence dans la théorie comme dans la pratique. Le retour du tirage au sort aujourd’hui apparaît ou réapparaît à travers certaines formes de démocratie participative ainsi que dans de multiples usages politiques, sociaux ou professionnels.
Pour mesurer ce nouvel impact et ce potentiel disponible, chacun des articles propose une approche différente. Oliver Dowlen a centré son propos sur la continuité et le renouveau de l’usage politique. Il insiste par ailleurs sur le caractère antidéterministe et a-rationnel (mais pas du tout irrationnel) du tirage au sort. Un entretien avec Barbara Goodwin, auteur d’un ouvrage avant-gardiste en 1992, évoque les aspects sociaux de la procédure. Enfin, dans un essai de récapitulation, je m’attache à montrer la variété souvent insoupçonnée du tirage au sort, sa souplesse et sa richesse, son potentiel aussi libéral que démocratique, sa portée politique et extrapolitique.
- 1.
Voir par exemple Bernard Manin, Principes de gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995 (rééd. Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996).