Le tirage au sort : une approche démocratique
Mécanisme d’apparence simple, le tirage au sort se décline en de multiples variantes. Celles-ci ne sont pas toutes favorables à des choix démocratiques. Il convient donc de distinguer parmi les nombreux usages possibles ceux qui peuvent être utiles pour tirer parti de l’impartialité, de l’égalité et de la sérénité que la procédure peut apporter.
Le tirage au sort est un mécanisme et, plus précisément, un mécanisme pouvant être inclus dans une procédure au point de définir l’un des traits principaux de cette procédure1. Deux usages, pour l’essentiel, en sont faits : pour désigner des personnes, pour attribuer des biens. Dans ces rôles le tirage au sort peut être utilisé seul ou compléter d’autres procédures : le vote, les enchères (ou le marché), les liens de parenté (l’hérédité principalement) et, enfin, toutes les autres formes de nomination et d’attribution qui n’entrent pas dans ces premières catégories. La dernière catégorie, plutôt résiduelle, regroupe des formes de sélection sans mécanisme très spécifique : cooptations diverses, nominations discrétionnaires, recrutements (depuis les concours administratifs jusqu’aux embauches personnalisées), adhésions soumises à des critères, examens de conformité à des exigences requises et, dans certains cas litigieux, le verdict d’un tribunal.
La question du tirage dans son entier dépasse, notons-le, cette classification des procédures. Quand un particulier décide de tirer au sort l’une des deux destinations pressenties pour ses vacances, il utilise le mécanisme sans avoir besoin de définir une procédure. Ici, nous considérons la procédure, et nous gardons en vue son extension, sa souplesse et sa diversité.
Nous examinons théories et pratiques ordinaires et disponibles en partant de cinq questions.
Quelle compétence réclame un tirage au sort ?
L’absence de compétence requise séduit souvent les partisans du tirage et fait frémir les réticents. Elle mérite une attention nuancée. Un votant est censé avoir une idée des candidats à l’élection et être capable de mettre un bulletin dans une urne. Un tirage au sort ne réclame aucune compétence équivalente. Il suffit d’appartenir à la population concernée.
La question que soulève la notion de compétence en rapport avec le tirage au sort n’est pas liée au mécanisme en tant que tel, mais à son inclusion dans une procédure de sélection. La même question se pose ni plus ni moins pour toute autre procédure. Il faut seulement ajouter que, si une fonction ou une allocation ne réclame aucune compétence particulière de la part des personnes susceptibles d’être sélectionnées par la procédure, alors le tirage au sort est une option. C’est souvent même une option justifiée. Tous, ou presque, pouvant accomplir un service militaire, il est possible de tirer au sort les appelés si l’on n’a pas besoin d’enrôler la totalité de la population concernée.
Dans l’autre hypothèse, celle d’une tâche spécialisée, il va de soi que la sélection devra être effectuée dans une population capable. Il suffit de définir celle-ci. Attribuer par tirage au sort un instrument de musique parmi toute la population est peu justifiable, mais devient raisonnable parmi une population d’instrumentistes. Cette restriction de la population est une qualification. Elle se fait souvent par auto-évaluation : ceux qui s’estiment capables se portent candidats. Elle se fait très souvent par examen : une sélection en une ou plusieurs étapes s’apparentant à des épreuves ou des tests. Comme dans les autres procédures (vote, cooptation, concours), la plupart des usages du tirage au sort nécessitent cette phase préalable de qualification.
Cependant, la nécessité de recourir ou non à une qualification ne conduit à aucune réponse évidente en matière de compétence générale politique et morale. Postuler sur ce point une inégalité radicale est choquant et incohérent dans une démocratie. À l’inverse, nier l’existence du problème est absurde et dangereux. Il faut par conséquent juger cas par cas dans ce domaine, selon la nature des fonctions à remplir. Bref, on évitera le tirage au sort pour les fonctions politiques rares, difficiles, bien que celles-ci ne soient pas spécialisées au sens professionnel du terme. Quoi de moins spécialisé qu’un ministre ? On pourra, en revanche, recourir au tirage pour des fonctions plus faciles et plus collégiales. Il suffit, dans ce cas, de constater que la compétence est approximativement égale.
Quelquefois on estimera que cette compétence est répartie dans toute la population (l’équivalent du suffrage universel), quelquefois il faudra la restreindre à une population qualifiée. L’important est que cette compétence soit assez également répartie et puisse être partagée. Bien sûr, compétence n’est pas performance. Si parler une même langue confère une compétence partagée à l’ensemble des personnes qui la parlent, il n’en existe pas moins plusieurs niveaux de langage dans cette population parlant la même langue. Là aussi, il faut savoir si seule la compétence est requise pour la fonction envisagée (parler la même langue) ou si une qualification est nécessaire (connaître le langage juridique ou les règles de la prosodie classique). On voit que seule la finalité de la procédure, et non le mécanisme du tirage en soi, permet de décider de la possibilité d’employer ou non le tirage au sort.
Dans quel domaine utiliser le tirage au sort ?
Désigner des personnes, attribuer des biens sont les deux possibilités principales, mais c’est au-delà de cette première distinction que les variations potentielles deviennent cruciales. Comme on vient de le voir, il est capital de savoir si, dans une population donnée, tous sont concernés ou s’ils doivent être qualifiés préalablement et, de plus, s’ils doivent ou non se porter candidats. Il faut ajouter qu’une grande différence est introduite selon que la sélection impose l’obligation de servir ou que celle-ci puisse être refusée après le tirage. Dans le premier cas, on a institué une contrainte plaisante ou non ; dans l’autre, une chance à saisir ou non.
Autre différence cruciale : est-ce d’abord l’égalité qui est recherchée ou poursuit-on d’autres fins ? Notons déjà que le tirage au sort n’est égalitaire en soi que dans son mécanisme. S’il a fallu restreindre la population concernée, beaucoup éliminer avant de qualifier quelques personnes et si, de plus, très peu sont choisies ou encore très peu de lots accordés, le résultat est inégalitaire. La procédure a donc servi à répartir égalitairement des inégalités. À l’autre extrême possible, si tous sont obligatoirement concernés par une tâche qu’ils devront, dans tous les cas, accomplir, alors le tirage ne sert plus qu’à indiquer un ordre de passage dans la fonction assignée. La seule inégalité qui puisse subsister, c’est la différence du moment, mais de cela le tirage n’est pas responsable : il a été purement égalitaire en distribuant cette rotation, bien qu’il ne soit pas égal, par exemple, d’être désigné comme soldat en temps de paix ou en temps de guerre. Cette inégalité ne vient pas du tirage mais de l’histoire et du destin.
L’égalité n’est qu’une dimension du procédé, et encore n’est-elle pas toujours incorporée dans celui-ci. Elle constitue le versant démocratique égalitaire du tirage au sort. L’autre versant pourrait être résumé par la notion d’impartialité. Sur ce versant, le recours au tirage compte moins pour ce qu’il permet que pour ce qu’il empêche.
Ces quelques points montrent la variabilité du tirage, la flexibilité de son incorporation dans une procédure et la souplesse que permet son application. Selon l’échelle choisie, le domaine, la finalité, le tirage au sort fonctionnera dans des sens contrastés et parfois presque opposés. Dans l’esprit et la pratique, rien n’est plus contraire, d’une part, qu’une loterie attribuant quelques gros lots à de rares gagnants et, d’autre part, une rotation obligatoire répartie dans le temps par un tirage.
Pour un usage restreint et ciblé d’allocation, on trouve aujourd’hui des exemples de répartition entre lots légèrement inégaux : par exemple les appartements d’un même immeuble, les logements d’une résidence universitaire. Avec un plus grand impact dans la sphère du marché, le tirage au sort peut être utilisé pour départager des candidats (souvent des entreprises) qualifiés lors de l’attribution d’une concession publique ou d’autres types de contrats.
Pour un usage de représentation, le tirage sert à constituer des groupes auxquels sont confiées des tâches de délibération et de décision, soit à des fins consultatives, soit législatives. Ces expériences sont souvent locales et portent généralement, dans les cas les plus poussés, sur l’attribution d’une part de budget municipal. Le tirage au sort peut être utilisé également pour constituer des commissions professionnelles ou syndicales. La qualification est ici donnée par l’appartenance à la profession. Pierre Vidal-Naquet en avait fait faire l’expérience au Cnrs il y a quelques années.
Pour un usage de nomination, le tirage au sort peut servir à des recrutements. La nécessité de faire acte de candidature paraît s’imposer dans ce cas. Entre trente candidats à une fonction (ou poste, aide, bourse, etc.), par exemple de doctorant, chercheur, professeur, on peut commencer par la qualification de peu d’entre eux par examen et cooptation (trois sur trente par exemple), puis tirer au sort parmi les sélectionnés, ce qui est certainement la seule manière d’éliminer de ce choix final les effets de mode, de dogme, de chapelle, de camaraderie.
L’impartialité recherchée n’est pas limitée à l’élimination du favoritisme et du conflit d’intérêt. Elle joue également contre les conformismes, au sens large, par nature plus inconscients que les intérêts. De ce point de vue, autant que la neutralité, le tirage au sort assure la diversité des choix. Cette forme très générale d’impartialité est une source de richesse dans l’expression des personnalités et l’épanouissement des comportements. En sens contraire, ce sont les règles de cooptation très codifiées et quantifiées qui uniformisent en général les choix à la suite d’interminables négociations émaillées d’effets pervers stratégiques ou pseudo-stratégiques.
Pour un usage de contrôle, le tirage au sort comme hybridation d’une procédure mérite enfin l’attention. Il s’agit, dans ce cas, d’attribuer une part des sièges (d’une commission, par exemple) et seulement une part. La présence d’élus du sort (qualifiés ou non, selon les cas) peut modifier sensiblement la marche de nombreux organismes, et cet effet ne se limite nullement à la politique.
Comment résumer les avantages recherchés dans le tirage au sort ?
L’égalité de tous devant le mécanisme est une donnée fondamentale. On ne peut l’atténuer que par des adjonctions et des complications : par exemple, en donnant plusieurs chances (ou tickets) à certains numéros, en pondérant le tirage.
Les effets psychologiques et collectifs ne sont pas moins importants. On peut parler à ce propos d’égalité d’humeur. « Le tirage au sort n’afflige personne », résumait Montesquieu. Il supprime (ou atténue) l’amertume du perdant ainsi que l’orgueil du gagnant. Son usage permet une hygiène procédurale, supprime les campagnes, les intrigues, les jeux d’influence ainsi que les commentaires a posteriori, les supputations explicatives. La théorie du complot comme l’esprit de parti ne peuvent pas plonger là leurs racines. On définit, de ce fait, le tirage comme neutralisant, anticorrupteur, apaisant.
Deux autres avantages sont visibles : quand il s’agit de représenter, et pourvu que l’échantillon soit assez grand, le tirage au sort permet une représentation fidèle, et politiquement populaire et démocratique. Il est facile en effet de concevoir que sur dix mille Français tirés au sort, la moitié seront des Françaises. La marge d’erreur est ici infime. L’autre potentiel tient aux économies de procédure. Le tirage au sort est souvent économique en temps et en moyens. Son coût est faible, excepté dans les cas où une longue procédure préalable de qualification s’impose afin de déterminer la population concernée par le tirage.
Sur l’adoucissement des humeurs et des comportements, Michael Walzer écrit :
Il est possible d’envisager une société différente mais dérivant de la nôtre, et dans laquelle le fait d’être un gagnant n’entraîne ni arrogance ni domination, et le fait d’être un perdant ne suppose ni servilité ni sujétion, et dans laquelle gagnants et perdants sont capables de s’imaginer à la place de l’autre2.
Comment ne pas penser au rôle que le tirage au sort pourrait jouer dans une telle perspective ?
Quel rapport avec la démocratie ?
La question était posée dès les premières typologies des régimes politiques. Aristote constatait que l’hérédité est monarchique, que le vote est aristocratique, et le tirage au sort démocratique. Cette catégorisation ne désigne pas simplement un accord avec la nature des régimes, car ces procédures ont des conséquences, au-delà même de la définition des régimes, sur la façon dont se déroule une activité. L’hérédité monarchise une activité, le vote l’aristocratise, le tirage au sort la démocratise. Chose aussi vérifiable dans une association, un club, une entreprise, un syndicat que dans un régime politique.
Il faut considérer le tirage au sort, non pas comme la forme suprême de la démocratie ni sa caricature délirante, mais comme une forme démocratique différente des autres. Chaque forme a ses avantages et ses inconvénients : directe, indirecte ; centralisée, fédérale ; nationale, locale. Le seul postulat qui soit nécessaire, un peu parallèle à celui de la démocratie directe quoique différent dans le détail, consiste à rejeter l’accusation d’incompétence absolue portée contre le « citoyen ordinaire ». Il n’y a pas, à proprement parler, de « citoyen ordinaire » dans une démocratie, ou plus exactement, tous sont ordinaires de ce point de vue. De même, il y existe des carrières politiques mais, en droit sinon en fait, aucun professionnel de la politique.
C’est aussi le moment de noter que le tirage au sort n’est pas démocratique en soi. Il peut être élitiste quand il est employé après forte sélection ou à l’intérieur d’élites préexistantes. De même que la démocratie directe, il s’applique aussi bien à l’intérieur d’un petit groupe qu’à l’échelle d’une nation.
En politique générale, la situation à considérer est, en outre, particulière. L’incompétence des citoyens est évidente sur les questions techniques, mais l’objection d’incompétence n’a guère de sens quand on considère les orientations politiques les plus générales. On sait d’expérience que n’est pas forcément moindre l’incompétence plus raffinée des gens éduqués et cultivés. Une passion qui se nourrit de connaissance mal digérée n’est pas moins dangereuse qu’un préjugé plus ordinaire. Nous avons tous constaté qu’une personne très honnête peut manquer de bon sens civique, que tel scientifique génial est inepte en morale et en politique, etc. Cette difficulté, qui tient à la variété (voire la contradiction) des formes d’intelligence et de caractère, plaide à la fois pour la spécialisation et la division du travail mais, tout autant, pour le contrôle et l’avis de tous sur ce qui concerne l’organisation d’ensemble de la société et l’orientation générale de la politique.
Certes, la démocratie, à ce compte, exige un minimum d’éducation populaire et d’intérêt pour la politique, ainsi que des protections juridiques contre la propagande et la manipulation. Aujourd’hui, la politique élitiste indirecte, surtout quand elle tourne à la « pipolisation », n’est guère convaincante sur ce point. L’autre forme élitiste disponible, une administration pure et simple au nom du bien collectif mais sans contrôle populaire effectif, reste politique mais n’est pas démocratique. Elle donne, au pire, une sorte d’union soviétique ou, au mieux, un équivalent du régime chinois contemporain. Contre ce dessaisissement par la représentation ou par l’administration, c’est à certaines formes de démocratie, comme le tirage au sort ou la démocratie directe, qu’il revient d’essayer d’intéresser une population démocratique à la substance de la politique plutôt qu’au spectacle des personnes. Ces pratiques directes et égales parient sur une implication qui éveille, une participation qui oblige.
De ce point de vue, le tirage au sort permet, par des tâches de consultation ou d’exécution, d’inclure, d’informer, de former. C’est pourquoi les deux options de son alternative procédurale propre sont utiles : l’une qui, par l’obligation, implique des personnes qui n’ont pas demandé à l’être en les sélectionnant presque malgré elles. L’autre formule, dans des cas différents, ne sélectionne à juste titre que parmi des gens compétents (par la qualification) et motivés (par la candidature3).
Citons une proposition expérimentale. Robert Dahl a suggéré que des conseils consultatifs tirés au sort soient établis auprès des maires, gouverneurs, et même des deux chambres du Congrès et du président des États-Unis. L’impact d’une telle innovation ne serait perceptible qu’en fonction des détails de la pratique : qualification des personnes ou non, obligation ou non, publicité des débats ou non, régularité et durée des sessions, etc. Cependant, il est certain que la dimension démocratique serait présente dans tous les cas4.
En sens inverse, méfions-nous de la confusion des formes et des logiques. Dans l’hypothèse d’une Assemblée nationale tirée au sort (ne serait-ce qu’une assemblée bis doublant le travail d’une assemblée représentative traditionnelle), on peut craindre d’assister au cumul des inconvénients de la représentation classique et de la nouvelle forme aléatoire sans aucun des avantages de l’une et de l’autre. Méfions-nous tout autant du marketing politique que permet l’usage échantillonné du tirage au sort représentatif. Un sondage délibérant en miniature garde et peut-être même amplifie les limitations et les défauts d’un échantillonnage.
Parfois la démocratie est avant tout égalité ou liberté mais, au fond, elle est plus encore le souci de traiter les citoyens en adultes, capables de faire des erreurs et de les corriger. La réflexion de Tocqueville s’applique ici aussi : les peuples ne font pas moins d’erreurs que les chefs ou les élites, mais ils les corrigent généralement beaucoup plus tôt.
Quel intérêt pour la théorie politique ?
Avant même de considérer son utilisation éventuelle, évaluer le tirage au sort comme procédure constitue une expérience de pensée qui nous apprend dans quelle société nous vivons. L’hypothèse nous renseigne aussi sur les options que nous excluons. Examiner l’option du tirage au sort est un excellent moyen d’obtenir cette étrangeté du point de vue, de pratiquer un changement de perspective. Si nous n’adoptons pas le tirage au sort, nous savons alors pourquoi nous préférons les qualités et défauts des autres options. Et dans certains cas peut-être cela nous poussera à adopter le tirage.
Un exemple de ces décalages théoriques : que penserions-nous d’une police, en partie ou en totalité, tirée au sort parmi les citoyens comme l’ont pratiqué plusieurs républiques antiques et médiévales ? Quels en seraient les avantages, les inconvénients ? Je n’entre pas ici dans le détail et laisse chacun songer au pour et au contre, car tous deux sont pensables, me semble-t-il.
Je conclurai en rappelant que l’art politique est une forme de prudence5. Sans cet art, toutes les formes de démocratie, sans exception, sont condamnées à la médiocrité. Prudence ne signifie pas précaution ou immobilisme, bien au contraire. La passivité est imprudente, l’agitation l’est tout autant.
Le tirage au sort est un instrument antipartisan et antifanatique. Par conséquent, en être un partisan fanatique serait incohérent. Le mépriser viscéralement est signe d’arrogance intellectuelle, de paresse politique et de manque d’imagination. L’avenir du tirage au sort, s’il existe, passera par l’expérimentation locale, limitée, variée. Ses ennemis seront les rationalistes, les élitistes mais aussi les radicaux, bref les convertis à la démocratie miracle ou les convaincus de la compétence indiscutable. Qu’une compétence soit attribuée à tous ou à quelques-uns, dès lors qu’elle est posée comme indiscutable, elle est, à mon avis, dangereuse.
Aujourd’hui en faveur du tirage au sort, deux lignes d’argumentation, par leur fréquence et leur extension, se partagent l’essentiel de l’argumentation : l’une est minimale, l’autre maximale. Selon la ligne minimale, le tirage au sort doit être employé dans les cas où, en dépit de ses défauts, il est moins mauvais que les autres options. C’est dire, à peu de choses près : il est le pire, à l’exception de tous les autres, et constitue un dernier recours quand on a épuisé toutes les autres possibilités. Selon la ligne maximale, le tirage est présenté comme l’ultime moyen de radicaliser la démocratie et de démocratiser la société.
Je proposerais une voie intermédiaire. Au minimalisme, on doit répondre qu’on peut essayer le tirage au sort même quand il est équivalent en inconvénients et avantages aux autres procédures, puisque ses qualités et ses défauts sont équivalents mais pas identiques. Au maximalisme, on peut répondre que l’expérimentation sera plus acceptable et plus efficace en étant prudente et progressive plutôt que radicale et brutale.
Pour définir l’usage du tirage au sort, je suggère de distinguer une approche libérale et une approche démocratique. Libérale quand on vise l’impartialité, la neutralité, la lutte contre l’abus de pouvoir. Démocratique quand on vise l’égalité, la participation, la suppression du conflit d’intérêt. Par sa mécanique, le tirage au sort est toujours égalitaire et impartial, mais selon son niveau de référence, selon le cadre englobant, l’usage devient autant élitiste que démocratique s’il est appliqué dans des groupes restreints, présélectionnés. Réglementer le fonctionnement d’une élite par certaines procédures égalitaires internes n’en supprime nullement le caractère élitiste. Il se pourrait même que cette procédure accentue ce caractère en soudant cette élite.
Le tirage au sort peut être un instrument politique, mais aussi social ou économique. Son usage peut être démocratique, libéral, mais aussi élitiste ou démagogique. Il peut servir des fins de consultation, de délibération, d’exécution, d’allocation.
Le tirage au sort sera aristocratique ou méritocratique s’il s’applique à une population restreinte et préalablement étroitement qualifiée. Il sera démocratique quand il s’applique à tous ou presque. Son usage, de plus, peut être exclusif ou hybride. Ces distinctions nécessaires n’empêchent pas de résumer les effets et les fins du tirage au sort par la devise : impartialité, égalité, sérénité.
- *.
Directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques. Il a coordonné pour Esprit le dossier sur « Le monde à l’ère de la vitesse », juin 2008.
- 1.
La langue anglaise permet de distinguer le mécanisme (random selection), le mécanisme en tant que procédure (lottery) et la justification de l’usage de ce mécanisme dans une procédure (sortition). Ce dernier mot, d’usage récent dans le monde académique, est un mot latin qui pourrait être repris en français. Je n’emploierai ici que « tirage au sort ».
- 2.
Michael Walzer, Thinking Politically. Essays in Political Theory, New Haven, Yale University Press, 2007, p. 76. Ayant emprunté cette excellente formulation à Walzer, je dois préciser qu’il ne fait pas mention du tirage au sort à ce propos.
- 3.
Le vote connaît aussi, à un degré moindre, cette alternative. Il peut être obligatoire ou facultatif.
- 4.
Robert Dahl, After the Revolution? Authority in a Good Society, New Haven, Yale University Press, 1970.
- 5.
Thème que j’ai esquissé dans une histoire intellectuelle et politique du concept de prudence, Gil Delannoi, Éloge de la prudence, Paris, Berg International, 1993.