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L’amour des marges. Autour de Michel de Certeau. Introduction

janv./févr. 2022

Michel de Certeau est l’auteur d’une œuvre hétéroclite, qui récuse la spécialisation et l’expertise des disciplines pour resituer la réflexion dans le quotidien. Attentif aux détails et à la nuance des expériences vécues, se laissant bousculer par ce qu’il prend pour objet, il a mis en œuvre une pensée liminaire, qui se loge dans les marges et parle depuis leur épaisseur.

Michel de Certeau reste encore à découvrir. Son œuvre n’a pas fait chapelle, aucun dogme facilement repérable et répétable, rien qui puisse faire école. Sur sa page Wikipédia, on peut lire la description suivante : « prêtre, jésuite français, philosophe, théologien et historien ». Cela ressemble à un rébus ou à une énigme, en aucun cas à un portrait. Toutes ces identités pour une vie relativement courte (1925-1986), comment leur restituer la secrète cohérence ?

Parler en homme ordinaire

Il importe peu d’entrer dans le labyrinthe d’une existence aux mille facettes. Il s’agira, à travers le présent dossier, d’interroger un style de pensée toujours relancé par l’altérité de ses objets, n’hésitant pas à enjamber les savoirs pour mieux ressaisir des expériences et des pratiques, et à soumettre l’économie érudite des discours et des représentations à la singularité des usages. Les personnes qui l’ont connu l’ont d’abord identifié à un historien des pratiques religieuses et culturelles, dont le geste inaugural fut une attention scrupuleuse et érudite à la fabrication du mysticisme au xvie siècle et à l’épistémologie historique des croyances. Mais il avait tant d’autres visages qu’il ne se laissait identifier à aucun : historien, psychanalyste, anthropologue, philosophe ? La multiplicité des écritures n’obéit à aucun balisage initial. C’est plutôt un ensemble de voix reliées entre elles par d’autres voix. Entrer en conversation avec Certeau, c’est se rendre attentif à toutes ces voix.

Penser, c’est prendre le risque de l’exil.

Certeau identifie la source inépuisable de ces différents langages : la vie quotidienne. Dans son livre de 1980, L’Invention du quotidien, il dessine un programme selon une polarité qui n’a rien perdu de son actualité, « l’expert » et « le philosophe ». Le seul chemin à parcourir « consiste à ramener les pratiques et les langues scientifiques vers leur pays d’origine, l’everyday life, la vie quotidienne. Ce retour, aujourd’hui de plus en plus insistant, a le caractère paradoxal d’être aussi un exil par rapport aux disciplines dont la rigueur se mesure à la stricte définition de ses limites1 ». Penser, c’est prendre le risque de l’exil, c’est se précipiter dans un voyage où l’on devient un « émigrant », quelqu’un qui n’est plus chez soi car il a eu le courage de fuir l’appartenance à une discipline académique pour se retrouver au milieu de l’océan, en pleine indiscipline. Le philosophe, en tant que « spécialiste de l’universel », est précisément celui qui se déprend des savoirs positifs de l’expert afin de revenir vers la quotidienneté, qui reste le seul lieu d’où l’on parle, sans distinction. Tandis que l’expert « “convertit” la compétence en autorité2 », au point qu’il finit par mettre en question sa propre compétence, le philosophe, par un mouvement inverse, « parle en homme ordinaire » : « Il s’inscrit dans le langage commun des pratiques3. » Un style de pensée est ici à l’œuvre qui vise à déprofessionnaliser la philosophie. Certeau, pourtant, ne rechigne à aucune érudition. Mais cette érudition n’est enfermée dans aucune culture élitiste ; elle est traversée par l’inquiétude de « l’homme ordinaire ».

Dans les marges

Il n’y a pas de système Certeau. Il n’y a pas non plus de système de l’antisystème. Chez lui, tout semble se donner par effractions soudaines, par hasards heureusement élucidés, par révélations fortuites. Accompagner ces hasards, être à la hauteur de ces donations de sens imprévues, implique une écriture de méandres, la création de lignes serpentines qui n’obéissent qu’à un seul impératif : ne pas trahir ce qui se dévoile, accompagner le surgissement de la nouveauté, restituer les voix défuntes. Certeau veut rendre justice avec la même vigueur aux archives marginalisées et aux nouveautés déconcertantes. Ce refus d’opposer le passé au présent engage une façon de faire de l’histoire, abolissant les frontières des temps pour mieux accompagner la durée propre des événements.

S’il n’y a pas de système Certeau, il y a bien un périphérique Michel de Certeau. Qu’est-ce donc qu’un périphérique ? C’est d’abord ce qui est situé à la limite et qui, en tant que tel, s’oppose à un centre – excentrique. C’est également, en informatique, un appareil que l’on peut associer à un ordinateur pour compléter les fonctions de l’unité centrale. Enfin, le périphérique désigne, en urbanisme, la voie rapide qui fait le tour d’une grande ville. On retiendra de ces trois significations la même construction en semi-extériorité qui ceinture un centre : non pas une altérité radicale, mais l’élaboration savante et méticuleuse d’une délimitation qui fonctionne comme un ensemble de passages et de seuils. On retiendra également le surgissement d’un système de circulation alternatif aux déplacements dans le centre. La pensée de Certeau est finalement partie à la conquête d’un droit de regard sur le centre depuis une zone excentrée, qui tient lieu de bordure mais aussi de réserve. Ce périphérique n’est nullement une anormalité, c’est la marge inhérente à tous les engendrements. Certeau a pensé depuis l’intérieur des marges : il en a fait son discours de méthode, le lieu absent de tous les récits, la case blanche innommée de tous les ordres de savoir.

Les institutions, les croyances et les marges

À un moment où, tant historiquement que politiquement, la politique des marges semble avoir été effacée par la configuration néolibérale mondiale, mais aussi par les dispositifs technologiques des Gafam et toutes les formes de contrôle qui en résultent, il s’avère particulièrement intéressant de se demander où sont les marges, comment les penser et en quel sens l’expérience des marges est encore possible. Car la pensée de Certeau est d’abord l’affirmation d’un marginalisme tant théorique que pratique. Hétérologie plutôt qu’hénologie : alors que l’institution veut tout ramener à l’Un, elle ne cesse de produire un ensemble d’Autres qu’elle relègue dans les marges. De ce fait, les marges renvoient à une instance centrale, l’institution, mais la débordent par la prolifération des productions qui s’y accomplissent.

Comment refaire institution depuis les marges ?

La pensée de Certeau n’en reste cependant jamais à ce seul diagnostic, elle offre toujours la possibilité d’un retour : comment refaire institution depuis les marges ? C’est là assurément le plus grand des défis pour nous aujourd’hui. Les contestations contemporaines du néolibéralisme – qui ont successivement pris les figures des places occupées, du mouvement Nuit debout, des mobilisations sociales des Gilets jaunes – attestent que les institutions démocratiques sont en crise : de moins en moins de personnes y croient, tant elles ont déçu leurs attentes démocratiques. Au point que des contre-sociétés se développent : autant de contestations multiples et non forcément convergentes de la forme qu’a prise notre société. On peut certes les interpréter comme la production, dans les marges, d’expérimentations sociales qui laissent entrevoir d’autres modèles de société. Mais il demeure l’épineuse question de savoir comment de nouvelles institutions peuvent renaître de ces marges.

  • 1. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, Arts de faire [1980], édition établie et présentée par Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990. p. 19.
  • 2. Ibid., p. 21.
  • 3. Ibid., p. 22.

Guillaume Le Blanc

Philosophe, professeur à l’université Paris-Est, il travaille sur notre rapport à la santé (Canguilhem et les normes, PUF, 1998), au soin, au corps (Courir. Méditations physiques, Paris, Flammarion, 2013), ce qui l'a conduit à s'interroger sur l'exclusion, l'invisibilité de certaines situations sociales, les situations de marginalité et d'étrangeté (Vies ordinaires, vie précaires (Seuil, 2007) ; L

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L’amour des marges. Autour de Michel de Certeau

Comment écrire l’histoire des marges ? Cette question traverse l’œuvre de Michel de Certeau, dans sa dimension théorique, mais aussi pratique : Certeau ne s’installe en effet dans aucune discipline, et aborde chaque domaine en transfuge, tandis que son principal objet d’étude est la façon dont un désir fait face à l’institution. À un moment où, tant historiquement que politiquement, la politique des marges semble avoir été effacée par le capitalisme mondialisé, l’essor des géants du numérique et toutes les formes de contrôle qui en résultent, il est particulièrement intéressant de se demander où sont passées les marges, comment les penser, et en quel sens leur expérience est encore possible. Ce dossier, coordonné par Guillaume Le Blanc, propose d’aborder ces questions en parcourant l’œuvre de Michel de Certeau, afin de faire voir les vertus créatrices et critiques que recèlent les marges. À lire aussi dans ce numéro : La société française s’est-elle droitisée ?, les partis-mouvements, le populisme chrétien, l’internement des Ouïghours, le pacte de Glasgow, et un tombeau pour Proust.