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Dans le même numéro

Crise de l'intégration : comment prendre en compte le facteur culturel ?

août/sept. 2010

#Divers

Entre fantasmes sécuritaires et culturalisme, il reste difficile de prendre en compte la question des origines dans le débat sur l’intégration. Dans le Déni des cultures qui paraît à la rentrée (Le Seuil), l’auteur montre pourtant ce qu’apporte le travail sur les références familiales : les troubles de la relation parents-enfants apparaissent indissociables de la redistribution des rôles entre homme et femme qui se joue lors de l’émigration.

La mondialisation bouleverse les sociétés. Elle s’accompagne de changements techno-économiques majeurs que l’on assimile souvent à la modernité tout court. Elle se traduit au niveau global par l’accélération de la production et des échanges, la réduction des distances, l’emprise croissante des systèmes experts (automatismes, logiciels), le désencastrement du temps et de l’espace (le téléphone cellulaire et l’internet multiplient les interactions en dehors du face-à-face). Des règles impersonnelles et une justice procédurale tendent à remplacer les anciennes allégeances et la coutume. Le destin social des individus est moins immédiatement lié à leur origine que par le passé. Mais les rythmes de ces changements divergent. Et ces divergences créent dans chaque société des chocs d’une telle intensité qu’ils suscitent des contre-réactions puissantes.

Cette modernisation techno-économique rapide est marquée, dans les pays occidentaux aussi bien que dans les pays émergents, par un découplage entre 1) l’intégration des marchés, 2) l’unification politique et institutionnelle, 3) l’évolution des briques de base de la société : famille, communautés et religion. L’articulation des transformations techno-économiques, culturelle et politique est toujours difficile, mais singulièrement dans la période actuelle.

Parallèlement, on observe une élévation des inégalités au Nord. Depuis les années 1960, les inégalités au sein des pays riches tendent à augmenter, légèrement en Europe continentale, plus sensiblement dans le monde anglo-saxon. Parallèlement, dans les grands pays émergents – Brésil, Chine, Inde, Russie – les inégalités se sont élevées mais simultanément l’écart de richesse avec les pays les plus développés s’est réduit.

Aujourd’hui, les pays les plus développés sont plus inégalitaires et disposent surtout d’un moindre avantage relatif sur les autres, Afrique exceptée. Au Nord, la globalisation érode singulièrement les positions des classes populaires autochtones : ce sont elles qui sont les plus menacées par cette formidable redistribution des cartes à l’échelle de la planète. Dans les pays européens, elles ont longtemps bénéficié des États-providence les plus généreux.

Le système d’assurances sociales, après la Seconde Guerre mondiale, a contribué à former des sociétés plus égales, créant des ensembles unifiés par une histoire commune et définis par une assez forte similitude de conditions de vie. Si la demande de main-d’œuvre faiblement qualifiée s’est réduite au milieu des années 1970, entraînant l’interruption de l’immigration de travail, une immigration liée à la différence de richesse s’est poursuivie dans les années 1980 et 1990, à un rythme variable selon les pays. Les migrations vers les villes d’Europe continentale viennent alors principalement des régions rurales de l’Afrique et de la Turquie, tandis qu’un fort contingent asiatique se dirige vers le Royaume-Uni.

Aujourd’hui, les couches populaires autochtones, menacées par le chômage, la précarisation de leurs statuts, la baisse de leurs revenus et de leurs retraites, manifestent une colère visant, entre autres, les migrants du Sud qui sont pris comme boucs émissaires et subissent de plein fouet, à travers les réactions xénophobes, ce backlash politique. En Europe, le choc de la globalisation s’est manifesté par la montée de la politique identitaire, la fermeture des frontières, le développement d’une idéologie sécuritaire. On a assisté au cours des dernières décennies à une élévation de la xénophobie et à un développement des mouvements populistes d’extrême droite. La ségrégation des quartiers s’est accrue en même temps que se développaient une polarisation des murs et un affaiblissement de la mixité dans les lieux publics.

Inégalités, fragmentations, relégations

Dans leur ensemble, les sociétés occidentales ont vu s’opérer au cours des trois dernières décennies un reflux de la liberté mettant un point d’arrêt au mouvement de sécularisation. Cette involution morale en Occident est entrée en résonance avec le tournant conservateur et la retraditionalisation des murs dans les pays que Sophie Bessis1 appelle l’arc arabo-musulman et, par extension, dans les pays d’origine des migrants – Afrique, Asie centrale. Le retour de bâton politique et moral dans beaucoup de pays d’Orient a touché les formes familiales, les relations entre les sexes, les usages de l’espace public, atteignant l’ensemble de la sphère prépolitique pour paraphraser H.Arendt.

En Europe, rétrécissant la sphère publique, altérant les canaux et les institutions censés socialiser les nouveaux venus, ce retour de bâton stimule des conflits qui ont d’autres causes, également déterminantes. Les émeutes urbaines, la délinquance, les suicides, la séparation des sexes se diffusent dans de nombreux quartiers situés à la périphérie des grandes villes. Ces phénomènes qui impliquent spécifiquement les jeunes sont, selon moi, les symptômes d’une nouvelle question sociale qui n’a pas été envisagée dans toutes ses dimensions. Face aux dérives de la jeunesse, on a souvent insisté en France, à juste titre, sur les effets du chômage et de la réduction de la proportion des hommes actifs dans les quartiers sensibles.

Là sont en effet réunies des conditions économiques et sociales comparables à celles qui ont conduit aux dérives connues dans les ghettos urbains d’Amérique du Nord : le chômage massif et sélectif s’est territorialisé et ethnicisé, les taux d’activité ont diminué, la dépendance de la population aux transferts sociaux s’est élevée. Depuis trente ans, cette situation n’a pas été fondamentalement modifiée. Pour s’expliquer les dérives persistantes des quartiers, au-delà de la prise en compte – plus fréquente à gauche qu’à droite – des conditions économiques et sociales, deux interprétations ont été avancées en France.

La première prétend que ces zones seraient le théâtre d’une désorganisation des familles et d’une altération des solidarités, alimentées par des politiques d’assistance sociale trop généreuses : une crise de l’autorité paternelle, un laxisme éducatif, un manque d’intérêt pour l’école y seraient courants. Plus ou moins ouvertement, on suggère que les transferts sociaux apportant un soutien aux mères isolées et des revenus de substitution aux ménages les plus démunis favorisent une perte d’exigence et un affaiblissement des valeurs du travail. On insinue, voire on affirme qu’ils contribuent à produire des parents qui n’exercent plus leur rôle d’adultes sur les enfants.

La seconde interprétation stigmatise le repli sur soi des migrants venus notamment d’Afrique et de Turquie. Elle met en avant le danger de dérives communautaristes où elle voit les ferments d’une contestation du droit commun et des valeurs républicaines. Ces quartiers seraient peu à peu gagnés par des mœurs et des traditions venues d’ailleurs et jugées incompatibles avec les principes fondamentaux des sociétés occidentales. S’exprimerait ainsi, aux yeux des autochtones, un intolérable refus d’intégration : les populations immigrées ou issues de l’immigration seraient, au fond, coupables de ne pas « s’arracher » à leurs cultures d’origine, de souscrire aux injonctions supposées de coutumes et de pratiques radicalement contraires aux normes élémentaires de la société d’accueil.

Ces deux interprétations cohabitent parfois dans les mêmes discours alors qu’elles sont à bien des égards antinomiques : dissolution des murs et de l’autorité traditionnelle d’un côté, retour de la tradition et de certaines formes d’autoritarisme patriarcal de l’autre ; pas assez de valeurs dans le premier cas, trop (et surtout pas les bonnes…) dans le second ; pathologies d’une modernité rétive à imposer une autorité structurante sur les plus jeunes, ici, refus de plus en plus catégorique de la modernité, là. Quoi de commun, au final, entre la thèse d’un déclin moral et celle d’une radicalisation culturelle ?

À rebours de la première interprétation, ma conviction est que les dérives des quartiers d’immigration ont des ressorts qui, au-delà des difficultés socio-économiques, puisent dans un excès d’autorité ainsi que dans un déficit d’autonomie des femmes et des adolescents. Dans les quartiers, ce n’est pas tant un délitement du lien social entretenu par un phénomène de « désaffiliation » qui fait problème, qu’une forme de « suraffiliation » des individus à des liens locaux et à diverses formes d’emprises familiales. Qu’on le veuille ou non, ces difficultés ont aussi à voir avec des questions culturelles. Est-ce à dire qu’il faudrait embrasser la seconde interprétation ? Je ne le pense pas non plus. La thèse du retour à la tradition s’avère également défaillante, car elle tend à essentialiser la culture d’origine : conçue comme un monolithe de représentations et de croyances en exil, celle-ci se voit alors doter de traits et d’orientations invariables qui dicteraient aux individus leurs conduites et leurs choix et les rendraient inaccessibles au pacte républicain.

Or, s’il y a bel et bien aujourd’hui, dans les quartiers d’immigration, un problème culturel, celui-ci résulte moins d’un irrédentisme des cultures d’origine, que des normes et des valeurs nées de leur confrontation avec les sociétés d’accueil. Ce sont les conditions de l’expérience migratoire, cette rencontre complexe et souvent douloureuse, tissée de conflits et de frustrations, qui engendre une grande partie des difficultés.

Pour comprendre la nouvelle conflictualité sociale, qui implique non seulement les quartiers pauvres et immigrés mais aussi les autres segments de la société, il faut s’intéresser de près aux courants migratoires, aux cultures, aux structures familiales. Ce sont précisément les pays d’Afrique, appauvris dans les décennies 1980-1990, qui ont nourri les migrations vers l’Europe et notamment vers la France. La ségrégation urbaine joue également un rôle majeur. Le reflux de l’idéal de solidarité et de la capacité d’intégration politique a ouvert une période de tensions, qui a fait ressurgir une question urbaine qu’on avait soigneusement enfouie. En prenant pour référence les ghettos nord-américains, auxquels nos cités Hlm ne se comparent ni par la taille ni par le degré de ségrégation, on a longtemps cherché à récuser en même temps que la qualification de ghetto, l’existence de processus d’ethnicisation qui ne touchent certes qu’une fraction limitée des quartiers de nos villes. La prise de distance avec les migrants a des conséquences négatives en termes de réussite scolaire mais aussi parce qu’elle crée le sentiment d’une citoyenneté de second ordre. Les émeutes urbaines et les déviances ont donc surtout mobilisé les enfants des grandes familles isolées par la ségrégation urbaine. Et, à l’intérieur de cet ensemble, elles ont d’abord impliqué des adolescents masculins qui cumulent plus de difficultés scolaires que les filles. Ces réalités sont l’expression d’arrangements familiaux et de rapports entre les sexes qui tranchent radicalement avec l’évolution des murs en Europe amorcée, du nord au sud, au lendemain de la guerre.

Faute de tenir compte de ces questions, les pouvoirs publics apportent des réponses à la fois globales et craintives. Obligés de donner des gages à une opinion publique inquiète, ils oscillent entre l’affirmation d’une indifférence de principe à la confession, à la couleur de la peau et à la culture d’origine, et des actions ostentatoires pour refouler les « nouveaux barbares » venus du Sud. Cette occultation a été largement partagée en France par la droite et la gauche. On n’envisage pas de lire les phénomènes sociaux en référence à l’origine culturelle. On ne le peut pas, ajoutera-t-on, la statistique publique rechignant à tenir compte de ces paramètres.

Or cet obstacle à son tour est un produit de notre histoire : sans y prendre garde, on a étendu un principe – tout ce qui relève des choix subjectifs ne saurait apparaître dans les statistiques publiques – à l’ensemble de ses conséquences objectives comme, par exemple, le fait de donner une éducation confessionnelle à ses enfants. On a ainsi glissé du respect des consciences individuelles et des préférences privées à la dissimulation des faits sociaux. Des éléments aussi déterminants que la langue maternelle, la confession dans laquelle on a été élevé, le lieu de naissance des ascendants n’existent pas ou bien ont été éliminés des données publiques2. De fait, les aspects objectifs essentiels qui situent un individu dans une culture, qui façonnent sa socialisation et une partie de son rapport au monde sont délibérément ignorés.

Nous sommes condamnés à faire la sociologie de la nation telle qu’elle voudrait être et non telle qu’elle est. Aussi les politiques publiques qui s’attachent à traiter la question des banlieues ont-elles ceci en commun qu’elles ne disent pas à qui elles s’adressent. Les « chômeurs », les « jeunes en difficulté » n’ont d’autre identité, dans ces rapports publics, que le déficit par lequel on les caractérise. Au total, la neutralité affichée est moins égalitaire et universaliste qu’aveugle aux différences et aux besoins de ces familles.

Cette occultation des différences de valeurs n’est pas neutre : au contraire, elle renforce l’hostilité et favorise la ségrégation. Chez les classes moyennes, antiracistes en paroles, elle encourage des pratiques inavouées de contournement de l’esprit républicain dont les dérogations à la carte scolaire sont peut-être le témoignage le plus criant. Dans les classes populaires autochtones, elle entretient une xénophobie déjà alimentée par les difficultés économiques : celles-ci ne comprennent pas cet « excès de sollicitude » envers des gens qui trichent parfois avec le système de protection sociale et ont des murs que beaucoup réprouvent en privé. Au total, il n’est ni honnête, ni finalement efficace de faire comme si nous portions tous les mêmes valeurs, comme si nous souscrivions tous aux mêmes principes, alors que nous avons des modes de vie distincts, des conceptions différentes des rapports entre les sexes et entre les générations, et que nous nous faisons une idée variable de l’autorité et de la liberté.

Les raisons du refus de considérer la dimension culturelle des questions sociales sont d’abord idéologiques et politiques. Ceux qui tentent de résister à ce consensus sont vite soupçonnés de complaisance à l’égard du discours raciste, d’infraction aux valeurs républicaines ou encore d’indulgence relativiste. Bref, qui parle « culture » ou « origines ethniques » s’expose à des accusations de droite comme de gauche. Du coup, cohabitent le silence gêné de ceux qui n’osent pas aborder ces sujets, et les simplifications bruyantes des briseurs de tabous professionnels qui ne craignent pas, eux, de s’emparer du terrain abandonné par les premiers.

Ce « déni des cultures » n’est pas seulement le fait de l’opinion courante et du débat public. Il touche également la recherche académique et le monde savant. Les tropismes de la tradition sociologique hexagonale, en particulier, poussent, eux aussi, à écarter ou à contourner ces catégories. Et, là encore, faute de reconnaître la dimension culturelle des enjeux d’une société postnationale, nous nous trompons souvent sur leur nature, leurs ressorts et les remèdes qui pourraient y être apportés.

Autoritarisme et domination des femmes

Bien que l’altération des familles due à l’absence du père soit rare dans les ménages issus d’Afrique sahélienne et du Maghreb en France, beaucoup de magistrats de la jeunesse, influencés par la pédopsychiatrie, soutiennent l’idée, trop directement calquée sur les déficits éducatifs dans les classes moyennes métropolitaines, d’un manque de symbolisation de la loi – les pairs remplaçant les repères3. À droite, le diagnostic de l’effondrement de l’autorité est une posture constante.

Pourtant, quand on observe des adolescents dont les familles sont venues d’Afrique sahélienne, le problème semble résider plutôt dans un excès autoritariste qui, pas moins que le laxisme, traduit un effondrement de l’autorité. Pour comprendre cet autoritarisme, il faut distinguer l’autorité statutaire – ou traditionnelle – de l’autorité de compétence. Dans les familles migrantes ayant un faible bagage scolaire, l’autorité ne peut être qu’une autorité statutaire. Les parents n’ont pas sur les enfants un ascendant fondé sur la connaissance de la langue du pays d’accueil, de ses habitudes, de ses fonctionnements administratifs, ni d’ailleurs une éducation scolaire qui leur permettrait de les guider par leur savoir. L’autorité qu’ils peuvent revendiquer est par conséquent réduite à un statut, ordinairement inscrit dans la différence des générations, qui fait que les membres de la jeune génération obéissent à ceux qui les précèdent. Pour dire les choses simplement, chaque enfant obéit à ses père et mère, non par un assentiment raisonné fondé sur les compétences qu’il leur reconnaît, mais par respect de ceux qui l’ont protégé et nourri, par affection.

Comment fonctionne cette autorité statutaire là-bas et ici ? Ce n’est pas un père absent et distant qu’on rencontre dans le Sahel mais plutôt un père hypertrophié. Chez les Djelgôbé, Peuls du Burkina-Faso, les aînés ont le droit d’insulter les puînés, les parents les enfants, mais pas l’inverse ; seuls ceux qui ont le même âge peuvent s’insulter mutuellement sans danger, écrit Paul Riesman4. Cette hiérarchie associée aux groupes d’âges tend à réduire l’importance des distances proprement généalogiques entre parents et enfants. « Les générations, les groupes d’âges, de frères se succèdent par vagues qui avancent par le même vent, en gardant leurs distances tout au long de la vie […], écrivent joliment M.-C. et E. Ortigues. C’est seulement lorsque sa vague aura atteint le rivage des morts [qu’un individu] deviendra père à part entière5. » Ils soulignent implicitement que le père biologique n’est guère plus éminent que le frère aîné pour un cadet, du moins tant qu’il n’a pas rejoint les ancêtres. C’est une limitation de l’ascendant du géniteur sur les enfants qui est compensée par l’autorité collective des pères comme groupe. S’il y a, dans les sociétés traditionnelles de l’Ouest africain, une forte asymétrie entre vieux et jeunes, elle sépare des groupes d’âges plus qu’elle ne hiérarchise véritablement les générations, en l’espèce celle des parents biologiques et celle de leurs enfants. Ce qui frappe l’enfant peul, c’est l’autorité que son père exerce, non pas sur lui, mais sur sa mère. La dureté des hommes envers les femmes parmi les familles originaires du Sahel, comme les Peuls sédentaires, les Dyolas de Casamance, les Mandingues du Mali ou d’autres groupes du Sahel, s’appuie sur les exigences d’une tradition patriarcale. Pour comprendre cette dureté des comportements des hommes envers les femmes, il faut prendre la mesure de l’importance de la recherche de la pureté et de la condamnation de la souillure, écrit Louis-Vincent Thomas qui a étudié en profondeur la société Dyola (basse Casamance). Il souligne que cette société est une « entreprise de coercition » ordonnée par la pureté. Dans la société Dyola, le rite de passage collectif demeure l’initiation à thème sexuel : circoncision pour les garçons, excision pour les filles. Ces actes participent à la purification des individus, à la mise à distance d’une nature animale.

L’autorité d’un père sur son fils est la conséquence de son ascendant sur sa femme. Ceci est vrai non seulement dans les sociétés patrilinéaires comme les Peuls, les Wolofs ou les Soninkés, mais aussi chez les Sérères matrilinéaires et chez les Manjaks6. Les mâles y affirment plus fortement leur autorité aussi bien pour marier les filles que pour initier les garçons7. Pour les Ortigues, suivant une interprétation classique, l’enfant au stade de l’ »udipe doit être séparé de la mère considérée comme l’omnigratifiant. Cette action de séparation mère/enfant est en quelque sorte un moment clé de la construction d’une identité autonome pour le jeune garçon ou pour la jeune fille, de l’acquisition du contrôle de soi. Cette exigence n’est pas propre aux sociétés africaines traditionnelles. Ce qui est plus marqué cependant dans ces sociétés, c’est l’importance accordée à la séparation précoce des sexes et le rôle éminent des hommes en tant que collectif pour l’opérer. Par ailleurs, ici comme là-bas, les mères africaines ne peuvent faire d’un petit garçon un homme : ce sont des hommes qui doivent séparer l’enfant mâle des femmes, car celles-ci n’ont, au-delà de la prime enfance, aucun pouvoir sur les individus de sexe masculin.

En Europe, les maris africains, premiers arrivés, ont établi des règles qui isolent les femmes et parfois les enferment. La plupart des femmes venues du Sahel reconnaissent la valeur éminente de l’autorité traditionnelle et l’importance des hiérarchies d’âges telles qu’elles ont été léguées par la tradition. Elles n’éludent pas la nécessité de se conformer à une coutume fondée sur le respect des choix des aînés et des parents, même lorsque ce qu’ils affirment paraît arbitraire ou injuste. Mais cela ne suffit pas à les préserver en Europe du ressentiment masculin. Plus souvent qu’à leur tour, les hommes venus du continent africain ont tenté de se guérir du mépris qu’ils ressentent ici en reportant leurs frustrations sur leurs propres femmes. Celles-ci sont l’objet d’injonctions contradictoires : elles devraient exercer l’autorité sur les garçons pendant que les pères travaillent ou sont absents, mais, comme le père les a disqualifiées8, elles n’en ont guère les moyens. « Du fait que la femme est plus disponible que le mari, à la maison en général, c’est elle qui a l’autorité dans la journée. Mais elle ne décide presque jamais. Parce que la femme, s’il s’est passé quelque chose à l’école concernant les enfants, on la convoque, on vient la voir, elle dit : “Je ne peux rien décider, mon mari n’est pas là.” On sait qu’après, le mari va rentrer à la maison et dire : “Toi, tu ne sers à rien ! Tu es ici, et tu n’as rien fait !” Elle se sent responsable des enfants mais sans autorité parce qu’elle ne peut pas décider sans l’avis du mari9. » C’est comme si elle était la grande sur ou la jeune fille au pair de la famille : en se rendant à la convocation du collège ou de l’école, c’est une consultation qu’elle va faire à la place du mari, mais la décision attendra.

D’un côté, les pères ne peuvent cacher aux yeux de leurs fils qu’ils ont passé une part de leur vie à raser les murs, de l’autre, ils ont détruit ce qui aurait été la seule force qu’ils auraient pu avoir ici : une solidarité inflexible avec leur femme, une cohérence parentale. Les tensions, liées à l’autoritarisme des hommes, entre maris et femmes ruinent toute autorité statutaire de la génération aînée. Dès lors que l’homme ne joue pas son rôle et que, de plus, il rabaisse la mère aux yeux des garçons, celle-ci ne peut véritablement faire de ces garçons des êtres autonomes, capables de s’insérer dans la société. Le brouillage des positions générationnelles combiné avec des échecs scolaires précoces suscite chez les adolescents une attitude de défiance envers les autorités et les institutions. Ainsi, contrairement aux murs des familles occidentales où l’asymétrie générationnelle – subordination des enfants aux parents – prévaut sans équivoque sur l’asymétrie de sexe, ces coutumes patriarcales, altérées par l’immigration, tendent à faire prévaloir la hiérarchie de sexe – subordination des femmes aux hommes – sur la hiérarchie générationnelle. Elles brouillent les repères éducatifs10. La radicalisation de l’infériorisation des femmes divise le camp parental et met les fils au-dessus des mères.

Dans un contexte de migration, les adolescents indociles sont parfois renvoyés en Afrique. La question de savoir comment on se chargera d’eux est rarement posée. Ces renvois s’appuient sur une pratique traditionnelle, le « fosterage », mais dans la plupart des cas, ils constituent une pression exercée sur la mère. Ils traduisent une affirmation brutale d’autorité des pères autant sur leurs femmes que sur leurs enfants. S’ils prennent des formes différentes quand il s’agit de garçons et de filles, nous n’en avons presque jamais perçu les bénéfices pour les adolescents. Cette menace et les renvois effectifs divisent les couples. Dans les cas qu’il nous a été donné de connaître, l’origine de la séparation dans les ménages d’origine africaine est rarement une mésentente entre les époux issue de choix existentiels divergents, mais un conflit majeur concernant la garde des enfants ou une anticipation du « rapt » des enfants par le père. De ce fait, en France, les situations de conflit au sujet des enfants et particulièrement la crainte du renvoi des enfants en Afrique ont amené des femmes à engager des procédures de divorce ou de séparation11.

En Europe, les pères classificatoires – les frères et cousins du père – ne sont pas là, le collectif des hommes ne fonctionne plus comme tel. Au sein des sociétés occidentales, les familles d’origine africaine sont en quelque sorte comme un tissu mité. Les liens qui organisaient les rapports entre les sexes et entre les générations ont été partiellement détruits. Les lignées paternelles et maternelles ont été démembrées. Les femmes en émigration sont privées de la protection de leurs frères et de leurs pères ; sans le soutien de leur lignée, elles sont sans autorité sur leurs fils et représentent un modèle négatif pour leurs filles. De même, sans le secours de leurs pairs et de leurs parents, les hommes sont isolés, mais aussi privés des tempérances que leurs surs pouvaient introduire. En l’absence de ces rôles, l’affaiblissement de la distinction entre le grand frère et le père, qui a des sources dans le rôle dévolu par la tradition aux ancêtres, favorise l’autoritarisme et détruit l’autorité de la génération aînée. L’affaissement de l’autorité est donc engendré par le défaut de fermeture générationnelle dans les contextes de migration : cela signifie très concrètement que les oncles ne se comportent pas comme des pères de substitution ici, qu’ils n’ont aucun droit sur l’éducation des enfants de leurs frères et cousins germains. La réussite de l’éducation est garantie en Afrique par la cohérence et les redondances des conseils et des attentes du cercle des hommes de la génération mature à l’égard des membres des jeunes générations. Or ce cercle a été brisé en émigration, et les tentatives pour le restaurer à travers les grands frères ont échoué. De ce fait, la crise doit autant à l’altération du fonctionnement des systèmes normatifs qu’à l’écart avec les normes occidentales. Ce démembrement pèse surtout sur les groupes de migrants pour lesquels la parentèle joue un rôle important, ceux qui étaient, en Afrique même, dans les situations les plus traditionnelles : les ruraux non ou peu scolarisés.

En raison d’une ségrégation élevée et de la concentration des familles d’origine sahélienne en France, l’héritage culturel, les normes éducatives qui prévalent parmi ces groupes sont restés fortement marqués par le modèle patriarcal. Mais c’est, en émigration, un patriarcalisme boiteux. Au sein de ces familles, apparaissent des dysfonctionnements et des dérives autoritaristes qui n’existent pas sous cette forme en Afrique noire. Il fait des femmes des victimes d’autant plus accessibles que la désocialisation qui accompagne la migration des familles africaines est profonde12. Les garçons à l’adolescence s’engouffrent dans cette brèche de l’autorité, tandis que les pères, affaiblis, sont amenés à surcompenser. La crise de la tradition, la dénaturation de l’autorité en autoritarisme, a préparé l’effondrement plus général de l’autorité et en particulier de l’autorité sur les fils. Cet effondrement se conjugue avec des pères par excès. Enfin, en Afrique sahélienne, les enfants sont regroupés en classes d’âge, fedde, construites à l’image de la société : l’aîné doit protéger le cadet qui lui doit en retour du respect. En émigration, cette déférence ne produit pas les effets qu’on pourrait attendre du fait que les aînés sont eux-mêmes en difficulté dans les sociétés « d’accueil » et ne sont pas un bon modèle pour les puînés. Les classes d’âge n’existent plus et n’exercent plus de régulation. Les garçons aînés s’accommodent bien du pouvoir que leur confèrent ces dysfonctionnements et ces altérations en l’associant à une tradition qu’ils ignorent en partie. Du moins, le privilège qu’ils ont dans leur famille leur rend plus supportable l’amertume qu’ils éprouvent parfois très tôt en raison de leurs insuccès scolaires ou des discriminations. Cela produit des désastres. Les garçons s’approprient de manière caricaturale le modèle patriarcal et récusent complètement l’autorité maternelle, tandis que la réduction de l’autonomie des filles débouche sur des conflits plus dissimulés avec leurs parents.

Ghettos ou sous-cultures ?

Les traditions et habitus différents que les migrants portent avec eux suscitent des tensions. Si la ségrégation tend à les isoler, les groupes immigrés forment rarement en Europe des communautés fermées. Parler de ghettos est une facilité de langage, il s’agit plutôt de situations de forte ségrégation qui restent à une échelle bien inférieure à ce qu’on constate aux États-Unis particulièrement pendant les années 1960-1990. Les quartiers sensibles, même lorsque la population issue de l’immigration africaine y domine, ne sont pas en France séparés par une color line, ce ne sont qu’exceptionnellement des mondes à part.

Il s’agit dans beaucoup de nos cités de sous-cultures patriarcales et non des sous-cultures matrifocales et machistes. Aussi le terme de « ghetto » est-il confus puisqu’il désigne à la fois une forte ségrégation ethnique et simultanément projette sur les quartiers immigrés d’Europe l’image très particulière de la culture noire américaine, qui est diverse, mais diffère des sous-cultures noires européennes. S’il y a des similitudes entre les comportements machistes et les attitudes autoritaires patriarcales d’une fraction des sahéliens en France, ces derniers ne se comportent pas comme les pères « abandonniques », machistes que l’on trouve chez les Latino-Américains, Afro-Américains et Afro-Caribéens. Nous ne sommes pas, avec les familles d’origine sahélienne dans les quartiers pauvres en France, en face d’un système associé à un père absent symboliquement.

Certes, comme les centres urbains nord-américains, les cités Hlm d’Île-de-France abritent une population pauvre, peu mobile, peu diplômée dans lesquelles les adolescents sont en difficultés scolaires et surimpliqués dans la délinquance sanctionnée. Certes, avec les taux de chômage élevés qui ont été enregistrés dans les quartiers sensibles, sans discontinuer maintenant depuis près de trente ans, on rencontre en France une masse considérable d’hommes dans la maturité, présents dans l’espace public, qui ne travaillent pas et ne cherchent plus de travail. Le haut degré d’inactivité masculine est commun à nos quartiers ségrégés et aux quartiers décrits par H. Cayton et S. C.Drake, O. Lewis, W. J. Wilson, L. Rainwater, E. Anderson ou plus récemment S.Vankatesh13. Mais les familles venues du Sahel, jusqu’en 2005, bien qu’en mutation ne sont pas déstructurées. Les situations de « filles-mères » restent exceptionnelles, la prostitution, si elle n’est pas inexistante, est relativement rare et très cachée. La quasi-totalité des familles peuvent mener une vie décente sans avoir recours au business. L’essentiel des familles d’origine sahélienne des quartiers pauvres d’Île-de-France n’est pas non plus disloqué. On est à mille lieues des situations décrites à propos des ghettos nord-américains. Je n’ai rencontré véritablement les altérations décrites par les sociologues nord-américains ni au Val Fourré, ni dans les cités des Mureaux, ni dans les zones sensibles du 18e arrondissement de Paris.

Les sous-cultures des migrants d’origine sahélienne en Europe comme des Maghrébins ne procèdent pas d’un effondrement du modèle de rôle masculin, ni d’une esquive des hommes adultes devant leur responsabilité. Les problèmes que rencontrent ces familles dans l’éducation des adolescents ne sont pas ceux d’une insuffisance de contrôle due à un abandon du foyer par l’homme mais plus souvent les conséquences de l’asymétrie délibérée entre les sexes, qui non seulement laisse plus de liberté aux garçons mais encourage de leur part des violences et des vexations contre les filles. Bien sûr, la dimension du mépris et du ressentiment se retrouve en partie de chaque côté. Mais les tensions, si elles ont des conséquences en partie similaires à celles observées dans les centres-villes pauvres aux États-Unis et aux Antilles, reposent sur des mécanismes différents. Ici, les violences interpersonnelles auxquelles se livrent les garçons dans l’espace public, et les hommes, plus souvent dans l’espace privé, ne sont pas la conséquence d’une forme d’anomie familiale, d’une déresponsabilisation. En France, les familles africaines noires, dont les enfants posent problème dans les banlieues pauvres au milieu des années 2000, sont des familles où, majoritairement, le père et la mère continuent de vivre ensemble, où les enfants sont environnés de la présence physique et symbolique de leur père.

Ce qu’on observe depuis la fin des années 1990, dans les cités où le poids de ces familles du Sahel est élevé, ce n’est pas une dissolution des murs mais une néotraditionalisation qui est aussi le fait de la fraction des familles maghrébines la moins mobile. S’agissant des Noirs du Sahel, il s’est formé une sous-culture spécifique qui est à cent lieues de la sous-culture machiste des ghettos nord-américains. Il y a entre les deux constructions d’énormes différences, même si l’autoritarisme comme le machisme exprime un désarroi et des frustrations. Le thème de la pureté du groupe, qui conduit à contrôler étroitement la sexualité des femmes, essentiel aux cultures patriarcales, n’existe pas pour le machisme. Le machisme, en revanche, implique de la part des hommes un idéal individuel de conquêtes féminines, un désinvestissement des relations stables, une tendance à l’abandon des femmes après leur grossesse. Ces attitudes engendrent d’autres problèmes que les cultures spécifiques peuvent éclairer.

Ici comme outre-Atlantique, ce qui rend le débat difficile c’est que la notion de culture est employée dans deux sens distincts. Selon une définition classique, la Culture « grand-C » désigne un ensemble de pratiques et de représentations articulées et instituées, pourvu d’une cohérence qui est l’héritage d’un groupe d’hommes historiquement délimité. Mais on emploie aussi le mot culture (culture « petit-c ») pour désigner l’ensemble des dispositions et représentations résultant de l’interaction entre ces normes qui prévalent dans un sous-groupe et celles de la société majoritaire (par exemple en parlant de culture ouvrière). En émigration les formes familiales sont parfois l’expression d’un compromis avec la culture dominante (intermariage, ajustement de la fécondité), elles traduisent parfois aussi une mise à distance ou une crispation née du contact avec un monde perçu comme hostile ou simplement inaccessible (repli, ignorance de la langue, reconstitution de communautés imaginaires). C’est ce syncrétisme d’attitudes que j’appelle sous-culture.

Les sous-cultures sont dépendantes à la fois de la culture dominante et de la culture d’origine, des systèmes de valeurs, d’aspirations et de réalisations issus du pays d’origine et du pays d’accueil. La culture peule, par exemple, n’est pas présente en tant que telle en France, mais les conduites des adolescents d’origine peule ont des traits communs qu’organise une sous-culture (culture « petit-c14 ») qui combine la culture peule (« grand-C ») et celle des autochtones. Ces comportements rejaillissent sur les attitudes et les conduites observées dans les autres segments de la société : en Europe du Nord, la présence des sous-cultures des migrants récents a suscité des accès d’ethnonationalisme – d’anglicité, de francité, de germanité. Implicite, peu visible mais néanmoins présent même dans les sociétés culturellement homogènes comme la Suède ou la France du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le particularisme des sociétés européennes est aujourd’hui rendu visible par la présence sur leur sol de familles et d’individus issus d’autres cultures – maghrébine, tamoule ou peule, par exemple.

La confusion entre la culture « petit-c » (comme ensemble de dispositions qui régulent l’action des individus dans un contexte minoritaire) et la culture comme appartenance s’opère d’autant plus facilement que ces deux niveaux, loin d’être séparés, interfèrent constamment. Les cultures « petit-c » se produisent dans les interactions de la culture d’origine avec le courant central. Elles se pérennisent parfois comme formes hybrides qui peuvent prendre la forme d’un repli, d’une fermeture communautaire ou encore d’une contestation du système d’aspirations et de valeurs dominant. Nous avons affaire, dans les groupes migrants ségrégés, à des formes adaptatives transitoires qui résultent de la confrontation de ressources héritées avec le système d’opportunités restreint présent dans la société d’immigration. Les opportunités et les possibilités sont inégalement réparties. Il y a des gens pour lesquels le jeu paraît relativement ouvert ou au contraire fermé, et qui, dans ce dernier cas, doivent emprunter des voies qui s’écartent de la norme d’accomplissement majoritaire.

En France, au cours des dernières décennies, un fort degré de ségrégation spatiale réunit les Asiatiques, les Sahéliens et les Turcs alors que les migrants venus d’Europe du Sud sont plus dispersés. Tandis que l’ouverture des possibles favorise les Asiatiques et les Européens du Sud, elle est très restreinte pour les Sahéliens et les Turcs. Les jeunes d’origine du Maghreb se trouvent aujourd’hui dans une position intermédiaire sur ces deux dimensions, à la fois ségrégés mais moins qu’il y a vingt ans, ils voient s’ouvrir des possibilités que les derniers migrants n’ont pas mais ressentent fortement, du fait de leur qualification nouvelle, des discriminations dans l’accès à certains emplois. Dans les quartiers pauvres immigrés en France, le sous-accomplissement des enfants issus des migrations africaines est produit par l’interaction entre les habitudes et les valeurs des migrants, notamment de ceux qui sont venus de différentes régions d’Afrique et les contextes de vie qui sont les leurs. Si de telles souscultures se maintiennent, c’est qu’elles sont, au moins à certains égards, utiles à ceux qui s’y inscrivent. Peut-on d’ailleurs rejeter l’idée générale de la valeur des sous-cultures à propos des migrants alors qu’on recourt sans hésitation à la notion de (sous-)culture ouvrière ?

Les sous-cultures, c’est-à-dire les comportements des migrants et de leurs enfants saisis dans leur cohérence, sont d’autant plus démarquées du courant central que la ségrégation spatiale est forte et les possibilités d’accomplissement, accessibles aux membres de ces groupes, limitées. Le risque d’enfermement dans une position de sous-accomplissement des familles qui vivent dans les quartiers pauvres dépend des fonctionnements15 accessibles aux migrants. Dès lors, le lieu de vie n’est pas seulement un élément contingent, une simple surface d’inscription, mais un déterminant des interactions entre les groupes ethniques. La ségrégation traduit des dynamiques de rejet liées à la couleur de la peau, mais renforce aussi certains des comportements des migrants. Ce sont les modalités de la confrontation entre aspirations et possibles qu’il faut examiner.

Les différentes postures dépendent non seulement des obstacles à l’intégration présents dans la société d’accueil – chômage, ségrégation et discriminations –, mais aussi des fonctionnements des familles et des adolescents, qui définissent la manière dont ils franchissent les obstacles et se saisissent des possibilités ouvertes. L’ouverture ou la fermeture des possibles est définie par la conjoncture économique, l’organisation sociale de manière externe, elle dépend aussi des compétences acquises par les jeunes et de leurs orientations en valeur. Dans le contexte de croissance ralentie et d’exigences de formation élevée, elle conduit la grande majorité des jeunes issus des migrations africaines vers ce qu’on appelle outre-Atlantique une « assimilation sélective » et qu’on pourrait traduire par intégration partielle. Des difficultés spécifiques se présentent dans chaque direction.

Les sous-cultures ne définissent pas une essence, une identité en soi plus ou moins compatible avec des accomplissements mais un rapport social. Elles sont, comme les défenses névrotiques, à la fois une protection et un obstacle. Leur valeur dépend pour chacun des possibilités et des attentes impliquées par les ressources et les attentes historiquement spécifiées par l’organisation productive et les normes d’accomplissement dans la société d’accueil. Dans le temps, et à certains degrés, les sous-cultures peuvent permettre de « faire avec » mais aussi de changer la donne.

Encore faut-il, pour en tirer parti, ne pas occulter ces fonctionnements mais équiper les politiques publiques en sorte qu’elles adaptent, elles aussi, leurs démarches. Quels fonctionnements familiaux et quelles capabilities développer, pour reprendre les mots d’Amartya Sen ?

  • *.

    Ces pages sont extraites d’un ouvrage à paraître en septembre 2010 aux éditions Le Seuil : le Déni des cultures. Voir, parmi ses précédents articles, « Les jeunes face aux ruptures migratoires et familiales », Esprit, mars-avril 2005.

  • 1.

    Sophie Bessis, l’Occident et les autres, Paris, La Découverte, 2003.

  • 2.

    Le lieu de naissance des parents a été enregistré puis éliminé des recensements, et rien de systématique n’est accessible sur une base territoriale fine.

  • 3.

    Voir les articles de Melempous, les rapports de A. Bruel, président du tribunal pour enfants de Paris, et d’un point de vue théorique les nombreux ouvrages de P. Legendre.

  • 4.

    Paul Riesman, Société et liberté chez les Peul Djelgôbé de Haute-Volta, Paris, Maison des sciences de l’homme, coll. « Cahiers de l’homme », 1974, p. 82.

  • 5.

    M.-C. et E. Ortigues, Œdipe africain, Paris, La Découverte, 1984, p. 110.

  • 6.

    Le système de parenté manjak est de type Crow, voir Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2006.

  • 7.

    M.-C. et E. Ortigues, Œdipe africain, op. cit., p. 274.

  • 8.

    Comment s’en sortent les filles quand l’image de leur mère est dévalorisée ? Les conséquences pour être moins visibles ne sont pas moins fortes : surcroît de tentatives de suicide, dépression, baisse relative de leurs performances scolaires après le collège et éloignement de leurs parents.

  • 9.

    Nous disait K. Sarr, une médiatrice sénégalaise de Mantes-la-Jolie très consciente des enjeux.

  • 10.

    Qui distinguent nettement les ancêtres des aînés encore vivants mais écrasent la différence entre parents et enfants.

  • 11.

    Il y a d’autres porte-à-faux. Les hommes arrivés de la plupart des zones du Sahel dans les années 1970-1980 avec un contrat de travail étaient en situation régulière et leurs femmes également, au titre de mère d’enfants nés en France, du moins jusqu’en 1993 (la seconde épouse entre alors légalement en France comme épouse et obtient un titre de séjour). Mais à partir de cette date, quand les titres de séjour d’une épouse arrivent à échéance, ils ne sont plus renouvelés (en raison de l’interdiction de la procédure de regroupement familial au profit de la seconde épouse). En conséquence s’est développé un processus de décohabitation qui recoupe des divorces de fait et entraîne l’augmentation de situations de monoparentalité. Encore assez rares parmi les parents des adolescents des cohortes suivies en 2005. Ces situations pourraient dans le futur créer des difficultés.

  • 12.

    Claude Meillassoux distingue judicieusement désocialisation et dépersonnalisation, à propos de l’esclavage, c’est « seulement » de désocialisation qu’il s’agit ici, voir The Womb of Iron and Gold, Chicago, University of Chicago Press, 1986.

  • 13.

    S. Vankatesh, Off the Books, Cambridge, Harvard University Press, 2006.

  • 14.

    Celle aussi qui est invoquée lorsqu’on parle de culture ouvrière.

  • 15.

    Je me réfère aux notions de capabilities comme capacité de convertir des biens premiers en « fonctionnements » (par exemple, convertir la capacité de conduire une automobile en gain d’autonomie professionnelle) développées par Amartya Sen.

Hugues Lagrange

Sociologue, il vient de publier Les Maladies du bonheur (PUF, 2020). Ses travaux ont porté notamment sur la socialisation des jeunes, à travers des enquêtes  sur la violence, l'entrée dans la sexualité, l'usage des drogues, la prostitution, le décrochage scolaire et les récits familiaux de migration. Parmi ses publications précédentes : Les Adolescents, le sexe, l'amour. Itinéraires contrastés (Sy…

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