Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Espoirs et paradoxes indiens

juillet 2009

#Divers

Les élections parlementaires indiennes qui se sont déroulées dans tous les États de l’Union ont duré un mois, ont impliqué plus de 700 millions d’électeurs, avec un taux de participation de 60 %. Dans des milliers de circonscriptions les électeurs ont fait la queue sous des chaleurs accablantes pour se rendre aux urnes, dans quelques centaines de cas ils ont dû affronter des risques physiques. Depuis 62 ans, de manière ininterrompue, la démocratie indienne donne la preuve de sa vitalité. Elles ont amené une victoire écrasante de l’Upa, l’alliance formée autour du parti du Congrès qui a remporté 261 des 543 sièges au Lok Sabha, contre 159 sièges pour la Nda, l’alliance autour du parti nationaliste hindou (Bjp). La gauche communiste qui gouverne au Bengale-Occidental et au Kérala, formait un troisième front, elle a été laminée : 24 sièges. Les partis « régionaux » dont la force reste importante, connaissent un tassement en 2009 si l’on compare à la dynamique 1998-2004 (voir tableau ci-dessous).

La victoire du Congrès et de ses alliés s’est faite en contenant la puissance de la droite nationaliste hindoue – le Bjp et le Shiv Sena –, en réduisant les communistes et leurs alliés à la portion congrue.

La montée en puissance de la tendance nationaliste avait conduit à la venue au pouvoir du parti hindouiste entre 1999 et 2004, la victoire plus serrée du Congrès en 2004 ne marquait pas un recul net de cette tendance. En 2009, les électeurs ont pris leur distance par rapport à une politique qui avait conduit à une montée paroxystique des tensions entre musulmans et hindous (plus de 2 000 morts au Gujarat en 20022). Dès le début de la campagne électorale, le parti nationaliste Bjp a dû abandonner des thèmes comme la passation d’une loi interdisant l’abattage des vaches et la consommation de viande bovine, la reconstruction d’un temple de Ram à Ayodhia à l’emplacement où l’empereur Babur a édifié la Babri Masjid en 15283. Il a tenté de rassembler des électeurs autour de la peur du terrorisme en agitant le spectre du 26 novembre, les attentats de Bombay, sans beaucoup plus de succès. Certes, au Maharastra, le Bjp a sans doute été desservi par la dispersion des voix nationalistes, qui se sont portées sur le Mns, une dissidence du Shiv Sena – cela suffit-il à expliquer un résultat médiocre ?

Les électeurs ont rejeté aussi les sirènes d’une gauche sclérosée. Ils ne voient pas l’Amérique d’Obama comme le symbole de l’impérialisme et considèrent que l’accord nucléaire civil de l’Inde avec les États-Unis n’est pas une mauvaise chose. Les partis communistes (Cpi, Cpi-M) qui s’étaient réunis autour de la dénonciation du nuclear deal mais sans développer de perspectives cohérentes pour le pays n’en ont pas tiré profit, ils se sont effondrés précisément dans les zones où les minorités musulmanes sont importantes (est du Bengale occidental notamment). Paradoxalement, leur politique d’industrialisation, qui passe par l’acquisition massive de terres4, leur a aliéné le soutien des petits agriculteurs qui ont constitué longtemps une partie de leur base électorale, laissant de plus le champ libre à la violence d’un courant maoïste qui défend les petits paysans, les naxalites, qui bénéficient d’un renouveau de légitimité.

Évolution de 1996 à 2009 de la répartition des sièges au Lok Sabha entre les partis nationaux et les partis régionaux

19961998199920042009Partis nationaux Congrès BJP55, 4 25, 8 29, 659, 5 26, 0 33, 554, 5 21, 0 33, 552, 1 26, 7 25, 459, 3 37, 9 21, 4Partis régionaux Partis interrégionaux Partis régionaux, indépendants et autres44, 6 18, 8 25, 840, 5 11, 8 28, 745, 5 13, 3 32, 247, 9 14, 9 33, 040, 7 9, 9 30, 8Total100100100100100

Le Congrès a gagné une large majorité dans toutes les élections de 1951 à 1967 durant les deux décennies qui suivent l’indépendance. Mais son score décline régulièrement, le pays se fractionne sous la triple poussée des nationalismes, de l’affrontement est-ouest, des divisions au sein du monde communiste. En 1963, le parti communiste indien a connu une scission, le Cpi (vieille maison) prend un virage d’inspiration togliatiste, la tendance de « gauche », le Cpi-M plus dynamique gagne les élections au Kerala en 1967, puis au Bengale en 1977. Les partis « régionaux » prennent une place certaine dans le jeu politique. À Madras, le Dravida Munetra Kazhagam (Dmk) gagne la majorité des sièges en 1967. Les années du pouvoir d’Indira Gandhi ont accru les fractures régionales et religieuses. Une inflexion des politiques économiques commence à la fin des années 1980 et s’accélère au début des années 1990, permettant à l’Inde de connaître une croissance rapide. Mais, dans la conjoncture des années 1990, les tendances à une fermeture nationaliste en politique restent fortes.

It’s the economy, stupid!

Les électeurs indiens ont délibérément affirmé que la priorité était à la poursuite des réformes économiques lancées il y a près de 20 ans, en 1991, par l’actuel Premier ministre lorsqu’il était ministre des Finances de Naramsimha Rao, au lendemain de l’assassinat de Rajiv Gandhi. Ils ont marqué une plus forte sensibilité à la bonne gouvernance en maintenant leur soutien à quatre gouvernements qui avait sollicité une extension de leur mandat (New Delhi, Bihar, Sikkim, Orissa). Ainsi, dans l’Orissa, Naveen Patnaik (Bjd), dont le souci de bonne gestion a été remarqué, a rompu son alliance avec le Bjp et dénoncé la politique communautariste, il a développé des mesures sociales importantes, le riz à 2 roupies le kilo, ce qui a bénéficié à 500 000 familles pauvres, le développement de la mission Shakti dont l’objet est d’organiser les femmes dans des self-help groups (Shgs). Il a réussi à détacher par ces mesures le vote tribal traditionnellement acquis au Congrès à travers une dévotion pour Indira Gandhi. Il a étendu le réseau routier et l’électrification. La victoire de Patnaik en Orissa est, en petit, celle de la méthode Singh : faire plutôt que dire.

En 2009, les particularismes du Gujarat, du Maharasthra, du Bengale ou du Bihar ont été affaiblis. Les voix musulmanes se sont dispersées, les dalits (intouchables) ont fractionné les leurs. Au Bihar, le chef du Rjd, Lalu Prasad qui s’était constitué une position de force en raflant systématiquement le vote d’une caste dominée (les yadav), a retrouvé son siège de justesse, les autres ténors du parti l’ont perdu. En Uttar Pradesh, le Bahujan Samaj Party (Bsp), le parti des dalits, qui sur la base de son score aux élections de 2007 (assemblée locale) pouvait attendre 42 sièges, est passé à 20 sièges. Le Bsp s’était opposé au Congrès sur l’accord nucléaire, son leader et Premier ministre de l’Uttar Pradesh, Mayawati, se sentant des ailes a délaissé la cause des castes pauvres pour aller chercher le vote des brahmanes, utilisant les services de mafieux avérés, négligeant la direction de l’État : les classes aisées sont retournées dans les bras du Congrès et du Bjp.

Au-delà du recul du nationalisme hindou et de l’effondrement des communistes, les élections de 2009 témoignent d’un tassement de la tendance vers la politique identitaire du premier lustre des années 2000 et l’émergence d’une démocratie mieux informée et plus sagace.

Violence et tension régionales : un répit ?

Une ombre voile cependant le tableau de cet exceptionnel exercice démocratique : la campagne électorale a été extrêmement violente. Parmi les candidats soutenus par les quatre principales alliances qui se présentaient en 2009, 20 % font l’objet de procès pénaux, il y a eu officiellement 38 000 arrestations préventives et près de 40 morts liées aux élections. Les naxalites ont quelques morts à leur actif mais, d’après les premières recherches, le parti communiste Cpi-M qui dirige le Bengale depuis 1977 et les alliés du Congrès, comme le Trinamoul-Congrès, en ont aussi. On saura si la justice finit par juger ces affaires car en moyenne 6 % des meurtres seulement conduisent à une condamnation pénale.

À la fin de 1966, deux ans après la mort de Nehru, un reporter de Time magazine écrivait de l’Inde qu’elle est dévorée par le fanatisme religieux, les barrières linguistiques, les irrédentismes régionaux qui semblent chaque fois sur le point de mettre en déroute la loi et les institutions. La corruption, les désordres publics atteignent un degré inconnu dans la plupart des pays occidentaux. Les querelles religieuses ont aussi une intensité d’un autre temps. Les circonscriptions politiques en Inde fonctionnent en certains endroits comme le turf pour des dealers de drogue, on ne se laisse pas prendre son terrain par un concurrent sans résister physiquement. Cela n’a pas complètement disparu 40 ans plus tard, même si les fondements de la démocratie indienne ne paraissent pas menacés. La violence de la campagne de 2009 est-elle le prix du changement des mœurs politiques ? C’est contre ce système, semble-t-il, que de larges fractions de la jeunesse indienne, lasses de la corruption généralisée et de l’inefficacité des bureaucraties, ont voté.

Cette victoire d’une démocratie pragmatique et ouverte au changement intervient dans un contexte marqué par des bouleversements aux frontières de l’Inde. À regarder les régimes des pays qui entourent l’Inde, le moins qu’on puisse dire c’est que la démocratie y est intermittente. Des régimes s’effondrent, d’autres renaissent dans une alternance qui implique des ruptures, des trahisons, parfois des meurtres (Benazir Butto au Pakistan récemment). La guerre engagée contre les talibans pakistanais dans la vallée du Swat, la lutte contre les groupes terroristes à la frontière du Jammu et Cachemire, la guerre au Sri Lanka – qui pendant la période des élections n’était pas terminée –, les incertitudes au Népal après la démission du Premier ministre maoïste, la tentative de l’ancien dictateur Taksin Shinawatra de reprendre le pouvoir par la rue en Thaïlande, les actes arbitraires de la dictature birmane contre l’opposition en témoignent. Mais le vote qui s’est achevé le 16 mai suggère que, malgré les menaces et les incertitudes, l’ère des politiques de la peur ouverte par les attentats du 11 septembre et l’intervention en Irak est en train de se terminer ou, du moins, qu’un cours nouveau s’engage pour faire face aux fondamentalistes. Comme si le séisme produit par la crise financière, porteur de défis d’une ampleur inégalée depuis un demi-siècle, au lieu de conduire dans la logique de la montée des protectionnismes dans les années 1930 à un chacun pour soi généralisé, exigeait plus de solidarité et de gouvernance mondiales. Dans ces temps de récession économique, d’accroissement du chômage, l’électorat indien, entouré de voisins fragiles, envoie clairement un message politique anticyclique, comme s’il encourageait le sage Manmohan Singh à augmenter la dette publique pour promouvoir une modernisation séculière, débarrassée des querelles identitaires.

Des transitions attendues

L’agenda politique du gouvernement est tracé. La croissance est un impératif, l’Inde ne peut amortir la récession qu’en favorisant à la fois la consommation et l’investissement. L’investissement dans les infrastructures est très en retard, les autoroutes manquent cruellement, les routes ordinaires sont dans un état déplorable, près de 40 % de la population ne dispose pas d’eau courante.

L’économie indienne a des atouts. Moins dépendante que celle de la Chine du commerce extérieur, elle peut engager une dynamique de croissance endogène si elle construit et modernise ses infrastructures – routes, autoroutes, électricité, adduction d’eau et traitement des eaux usées –, si elle développe son marché intérieur, si elle met en place à tous les niveaux une meilleure gouvernance.

Il faut souhaiter que cette croissance soit plus égalitaire. Une série de programmes a été mise en place pour fournir à la fois un minimum d’emploi et garantir une protection sociale. Ainsi, le plus important d’entre eux, le National Rural Employment Garantee Scheme (Nrgs) tente de garantir un minimum de jours de travail payés à ceux qui sont sous la ligne de pauvreté. Le développement de dispositifs de protection sociale pour les travailleurs du secteur informel est aussi remarquable. Mais l’Inde n’a pas sensiblement réduit les inégalités de revenu. Certes, depuis un quart de siècle, la part de la population qui est sous le seuil de pauvreté officiel (1 dollar par jour) a baissé de 50 % à 30 %, mais la part de la population qui vit avec moins de 2 dollars par jour est restée identique, près de 80 %. La croissance, indiscutablement stimulée par les réformes de 1991, a permis le développement d’une classe moyenne entrepreneuriale de 100 à 150 millions d’individus, mais le fossé entre cette couche et la population pauvre s’est maintenu. L’enjeu est de réaliser dans les cinq prochaines années une croissance véritablement inclusive, capable d’intégrer dans l’économie formelle une fraction de l’immense secteur informel (près de 50 % aujourd’hui), de réduire les bidonvilles qui abritent 35 à 40 % de la population des plus grandes villes.

L’Inde a une chance extraordinaire à saisir, elle dispose d’une immense population jeune – 70 % a moins de 35 ans, 50 % moins de 25 –, ce peut être un atout considérable. Pour que cet atout se concrétise, elle doit accueillir les quelque 270 millions d’entrants sur le marché du travail appartenant à toutes les catégories. Relever ce défi implique de réussir quatre transitions5 : de l’agriculture vers des petites industries rurales ; du rural vers l’urbain ; d’une économie dominée par le secteur informel à l’économie formelle ; de l’école vers l’emploi.

Cette dernière est sans doute la plus exigeante que doit relever la société indienne, en portant l’accent sur le développement d’une école primaire de qualité et simultanément, en permettant à l’enseignement supérieur d’atteindre un standard mondial, ce qui pourrait passer par un regroupement des collèges et des universités dans des pôles d’excellence. Si cette jeunesse se trouve à l’âge adulte sans formation adéquate, ou sans débouchés professionnels, rejetée, le risque de troubles sociaux est important.

  • 1.

    L’auteur tient à remercier Balveer Arora, professeur à la Jnu, pour lui avoir fourni le tableau issu d’un article à paraître dans le journal en ligne Samaj. Il assume seul l’interprétation qu’il en donne.

  • 2.

    Voir Bhikhu Parekh, « Violences en Inde : la mobilisation antimusulmane au Gujarat », Esprit, février 2003 et Christophe Jaffrelot, « Gujarat : cinq années amères dans la démocratie indienne », Esprit, juillet 2007.

  • 3.

    Parce qu’il y aurait eu là un temple, ce qui n’est pas avéré.

  • 4.

    Ils n’ont pas mené une politique très cohérente d’acquisition et n’ont pas toujours su indemniser convenablement.

  • 5.

    D’après Manish Sabharwal, président de Teamlease Services, India Today, mai 2009.

Hugues Lagrange

Sociologue, il vient de publier Les Maladies du bonheur (PUF, 2020). Ses travaux ont porté notamment sur la socialisation des jeunes, à travers des enquêtes  sur la violence, l'entrée dans la sexualité, l'usage des drogues, la prostitution, le décrochage scolaire et les récits familiaux de migration. Parmi ses publications précédentes : Les Adolescents, le sexe, l'amour. Itinéraires contrastés (Sy…

Dans le même numéro

De la piraterie aux piratages
L'imaginaire pirate de la mondialisation
Anthropologie de la flibuste et théologie radicale protestante
Pirates en réseau : détournement, prédation et exigence de justice