Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Impressions du Caire

février 2012

#Divers

Ce texte est extrait d’un journal de voyage, tenu lors d’un séjour au Caire début décembre 2011. Le texte intégral est à retrouver sur notre site, www.esprit.presse.fr

Place Tahrir, ce matin, j’ai arpenté entre les quelques dizaines de tentes plantées au milieu des flaques formées par les pluies des nuits dernières. De petits attroupements çà et là discutaient sous les portraits de ceux qui sont morts aux abords de la place (une quarantaine) au cours des affrontements du 18 novembre. J’ai été reçu par des welcome to Egypt, et, si souvent la conversation tournait court, c’est parce que je ne parlais pas arabe. J’ai été étonné de lire dans un des rares journaux en anglais (Daily News), sous la plume d’un jeune docteur en sciences politiques, que la place Tahrir était passée de l’utopie révolutionnaire à la dystopie. Certes, il y a eu des agressions de journalistes étrangers, en particulier des femmes, et des propos xénophobes. Filant une métaphore spatiale, l’auteur entend nous faire comprendre que le brouillage de l’image de la place pourrait signer la fin de la révolution. C’est beaucoup prêter au symbole. Le Printemps arabe hésite entre révolte et révolution. Ici, comme en Tunisie, l’explosion est le produit d’une curieuse alchimie : depuis 2006, on a pu voir sur l’internet maints appels à se rassembler et à manifester qui sont restés quasiment sans écho. Ce qui s’est passé dans les derniers jours de janvier 2011 est devenu probable d’abord en raison du succès de l’étincelle tunisienne et de l’audace des manifestants stimulée par ce précédent ; les violences des policiers, qui n’avaient pas encore réalisé que le moment avait changé, ont fait le reste.

Les raisons du vote

Rendez-vous avec Maryse H., propriétaire, plus exactement détentrice du pas-de-porte d’un restaurant libanais au nom portugais dans une rue du centre. Elle dispose d’une licence pour la vente d’alcool, ce qui pourrait être un atout, mais s’inquiète du passage d’une législation plus contraignante. Maryse, née en Égypte, est gréco-italienne par sa mère et d’origine syrienne par son père, un commerçant chrétien. Éduquée chez les sœurs, elle s’est spécialisée en littérature française ; mariée à un Américain, elle se définit comme une orientale agnostique éprise de liberté. Je déteste l’Amérique, dit-elle avec spontanéité, je n’ai pas de voiture, comment pourrais-je vivre en Amérique du Nord ? Elle se méfie des Frères, même si elle ne croit pas qu’ils vont mettre en œuvre brutalement la charia. Observant depuis plusieurs années l’activisme des salafistes, les cadeaux distribués dans les quartiers pauvres, elle n’a pas été surprise du résultat électoral. Elle pense aussi que l’Occident a une responsabilité et stigmatise ses « agressions », y compris l’intervention en Libye. Elle ressent avec amertume la montée des privilèges que se sont octroyés les militaires, transformant leur position institutionnelle en rente de situation, le déclin des libertés des femmes par les contraintes vestimentaires, déplore la fermeture des débouchés pour ceux qui n’obtiennent pas plus de 95% au bac, le développement des privilèges de l’argent dans le monde scolaire, la consommation de bango – marihuana de mauvaise qualité – et la corruption. Tout ceci a terni son plaisir d’être dans une société solidaire, au rythme de vie agréable, respectueuse de l’âge. Si elle se sent proche du Bloc égyptien et admire Mohamed el-Baradei, injustement dénigré à ses yeux, elle a de la sympathie pour les jeunes bloggeurs et ceux qui campent place Tahrir.

Ce soir, dans une des rues proches du square de l’Indépendance, j’ai été attiré par un attroupement. Depuis l’autre côté de la rue que je peinais à traverser, j’apercevais d’étranges sarcophages portés sur la tête par des hommes qui se succédaient à l’entrée d’une allée perpendiculaire. Hélé par des mots de bienvenue, je me suis approché des hommes munis de gourdins qui barraient l’entrée, on a contrôlé rapidement mon passeport et j’ai pu pénétrer dans la rue où l’on alignait les cercueils en carton des victimes du 18 novembre. J’ai été chaleureusement accueilli par les petits groupes installés là, heureux que les Occidentaux ne les aient pas complètement oubliés ; les visiteurs étrangers sont peu visibles en ce moment, me dit-on, j’ai pu le constater.

Après mon départ, l’armée, qui essaie à toute force de ne pas perdre la direction du pays face à la poussée religieuse, a mis à profit la réduction du nombre des jeunes qui occupent la place et les sites alentours pour les attaquer sauvagement, employant les mêmes mé­thodes que la police de Moubarak (douze morts). Elle le fait en toute impunité, car le lien entre les révoltés de Tahrir et la population s’est distendu. Elle tire parti de la faiblesse de ce courant pour s’imposer comme parti de l’ordre.

Quelle évolution pour l’Égypte ?

Je suis retourné place Tahrir, je me suis à nouveau faufilé entre les tentes, pensant à l’article du Daily News. La critique des mœurs de la place me paraît aussi outrée que l’idéalisation dont elle a fait l’objet. On suggère que des agents des forces armées se seraient infiltrés et agiraient en sous-main pour disqualifier le symbole de la « révolution » égyptienne. De l’utopie à la dystopie, la formule marque l’importance extraordinaire accordée aux symboles. Après mes pérégrinations dans les quartiers excentrés du Caire, Tahrir a pris pour moi la forme d’une tête d’épingle, d’un raccourci surchargé de sens. Certes, la place symbolise la brèche ouverte dans la dictature, c’est moins le sommet d’un volcan contenant avec peine les laves en fusion de la révolte qu’une percée dans la digue qui ouvre la voie au passage des eaux limoneuses chargées des aspirations matérielles à une vie meilleure et d’une fierté morale retrouvée. Elle a permis des déplacements des plaques tectoniques de la société civile, ébranlé des institutions complètement en porte à faux : c’est déjà beaucoup. L’élite religieuse se fait la médiatrice entre la population pauvre et les sommets de l’État, tandis que l’intelligentsia laïque, trop volatile, court sur les eaux en essayant de faire des pas de géant. Tous combattent l’autoritarisme du pouvoir militaire, mais les pauvres aspirent à une moralisation de la vie publique tandis que les riches veulent une plus entière liberté. Les querelles de mots sur islamisme ou postislamisme me paraissent vaines, l’islam politique est entré depuis la mort de Ben Laden et l’affaiblissement des réseaux se réclamant d’Al-Qaida dans une autre phase. Les enjeux sont ceux des modalités de l’accommodation des principes moraux de la loi musulmane avec les exigences de sociétés ouvertes sur le plan économique et celui de l’information. Les partis se réclamant explicitement de l’islam ont intégré le politique comme art du possible, comme eschatologie terrestre et comme exigence présente : c’est un énorme changement. L’étape nouvelle introduite en Égypte par l’action des jeunes Frères dans la rue aux côtés des activistes de « La révolution continue » renvoie à leur volonté d’un changement combiné de la société par le haut et par le bas, par les institutions et les mentalités sans faire de la transformation de la société civile un préalable. En ce sens, il s’agit bien d’un islam politique.

Chaque pays a son histoire, ni la Tunisie ni l’Égypte ne sont appelées à faire l’expérience de l’Afghanistan du mollah Omar ou de l’Iran de Khomeini à Ahmadinejad. Si tout le monde s’accorde à observer que la laïcisation, au sens d’une rigoureuse éviction du religieux des institutions, n’est pas un préalable à la démocratisation, est-ce pour autant qu’on peut voir le religieux comme un élément de la Leitkultur, comme on peut le dire pour le christianisme en Europe ? Ce n’est pas en Égypte seulement une référence identitaire, c’est une morale prescriptive qui régit la vie de la grande majorité des hommes. Pas plus que dans les quartiers immigrés en France, la religiosité en Égypte n’est une affaire privée ; la liberté religieuse ne se pense pas comme un droit de l’homme. Elle implique des entités collectives, des inscriptions institutionnelles, le contenu des manuels scolaires, les calendriers, les scansions du jour. Parallèlement, je soutiens que la reconnaissance des minorités im­plique, en Europe, l’élaboration de droits collectifs non territoriaux. Les questions des droits et de la protection des langues minoritaires, des religions dans toutes leurs expressions (respectueuses d’un minimum de savoir vivre), le débat sur les médiations collectives en matière civile et pénale, bref une articulation nouvelle des relations sociales qui ménage l’existence d’entités collectives entre l’individu et l’État, se posent en des termes nouveaux.

Hugues Lagrange

Sociologue, il vient de publier Les Maladies du bonheur (PUF, 2020). Ses travaux ont porté notamment sur la socialisation des jeunes, à travers des enquêtes  sur la violence, l'entrée dans la sexualité, l'usage des drogues, la prostitution, le décrochage scolaire et les récits familiaux de migration. Parmi ses publications précédentes : Les Adolescents, le sexe, l'amour. Itinéraires contrastés (Sy…

Dans le même numéro

Une France politique désorientée

Une présidentielle par temps de crise

Bayrou, Hollande, Le Pen, Sarkozy: portraits en campagne

Dette, désindustrialisation, université…: quels choix politiques?