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Dans le même numéro

Révoltes juvéniles sur les deux rives de la Méditerranée

octobre 2014

#Divers

Au cours du printemps 2011, d’importantes manifestations ont éclaté en Tunisie, en Égypte, en Syrie, au Yémen et, à un moindre degré, dans d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Elles rassemblaient des jeunes gens éduqués, dépourvus d’emploi et de perspectives d’avenir, luttant pour abattre des régimes autoritaires. Ces jeunes ont été les initiateurs de changements politiques majeurs. Simultanément, au nord de la Méditerranée, de grandes manifestations mobilisèrent les jeunesses de plusieurs pays – Espagne, Grèce, Portugal. Peut-on faire un parallèle entre ces mouvements concomitants ? Que disent ces événements de la condition des jeunes des deux côtés de la Méditerranée ? Comment éclairent-ils les processus d’intégration, notamment économique, des jeunes ?

Malgré leur coïncidence, ces manifestations massives et pacifiques se sont déroulées dans des contextes culturels très différents. Dans la plupart des cas, les jeunes gens éduqués des deux sexes en furent les protagonistes. Souvent déclenchés par un événement dramatique dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les appels à manifester furent lancés grâce à un usage intense et adroit des technologies de l’internet (Facebook, Twitter, blogs) et par un détournement de programmes de télévision (talk-shows, cartoons). À l’exception de la Syrie et de la Libye, où de violentes guerres civiles ont éclaté, les manifestations lancées par les jeunes ont fédéré les opinions. Des meetings se sont tenus nuit et jour Puerta del Sol à Madrid, sur la place Syntagma à Athènes et les places « Tahrir » des capitales du Moyen-Orient.

Ces protestations se sont développées en dehors des partis politiques et des mouvements religieux (ainsi, en Égypte et en Tunisie, les Frères musulmans ne s’y sont joints que dans un second temps). Au Sud, à l’exception de la Syrie, les jeunes qui participèrent au mouvement revendiquaient la liberté, des réformes et la justice sociale en ne faisant pratiquement aucune référence religieuse, contrairement à de précédentes mobilisations. Dans une perspective historique,

la nature séculière des mouvements récents n’est pas une surprise, mais leur prise de distance par rapport à un nationalisme xénophobe et au « socialisme » étatique, en faveur des libertés publiques, fut une nouveauté1.

Y a-t-il eu, de chaque côté de la Méditerranée, au-delà d’un idiome commun et de résonances transnationales, des déterminations similaires ?

La diffusion large des moyens de communication électronique a été essentielle dans les deux cas. En effet, un des aspects les plus surprenants de la diffusion de la technologie de l’information est qu’elle se répand souvent plus rapidement et avec des conséquences plus profondes dans les pays où les technologies classiques – lignes téléphoniques fixes, réseaux électriques – sont peu développées. En termes d’équipement numérique – téléphones portables et accès à l’internet –, le fossé entre les deux côtés de la Méditerranée n’est pas très large. On compte même des taux d’abonnement aux téléphones portables plus élevés au Moyen-Orient (notamment dans les pays du Golfe) qu’en Europe. Pour autant, dans l’ensemble, la diffusion des technologies de l’information dans la population ne suffit pas à rendre compte de la géographie des « printemps arabes ». S’agissant de l’utilisation des techniques de l’information, les pays touchés par les « printemps arabes » sont dans des situations très variables : la Tunisie et l’Égypte sont en 2010 parmi les plus avancés tandis que le Yémen et la Libye sont parmi les plus retardés2. Certes, une censure plus ou moins systématique a été instaurée, en particulier en Iran, en Égypte, en Libye, en Algérie et en Arabie Saoudite. Pour Lisa Anderson, présidente de l’université américaine du Caire, il faut distinguer en Tunisie, en Égypte et en Libye la manière dont ces aspirations et ces techniques résonnaient en fonction de contextes régionaux différents :

Les manifestations en Tunisie ont convergé vers la capitale en partant de zones rurales délaissées et en faisant cause commune avec un mouvement syndical qui a été puissant mais fortement réprimé. En Égypte, par contre, ce sont de jeunes urbains cosmopolites qui dans les principales villes ont organisé des soulèvements. Cependant qu’en Libye des bandes de rebelles en haillons venus des provinces de l’Est ont lancé des manifestations, révélant la profondeur des clivages tribaux et régionaux qui traversent le pays depuis des décennies3.

L’enchaînement des faits présente aussi, avec des variations nationales, des analogies intéressantes. Les manifestations de masse de 2011 ont fait suite à de nombreuses années de troubles. Pendant les années 1990, dans nombre de pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les défenseurs des droits de l’homme étaient passablement isolés4, les élites au pouvoir enrichies par l’argent du pétrole et du tourisme ont réussi à étouffer la contestation par un mélange de répression et d’appels à la fierté arabe contre l’Ouest. Cette capacité s’est altérée au début des années 2000.

En Algérie, les désordres récurrents dans les régions berbères de 1988 à 2002, en particulier les amples manifestations pour défendre la langue et la culture berbères en 2002, ont été réduits au silence. Entre 2003 et 2008, les syndicats furent à l’avant-garde de manifestations contre la politique de privatisation engagée par le régime et la détérioration des conditions de vie. Le déni de la victoire du Fis en 1992, qui a donné lieu à dix ans de guerre civile, a accru la fragmentation de la société et a exacerbé les difficultés à maintenir un régime sécularisé mais dépourvu de démocratie. Le Maroc a été le théâtre, au cours des années 2000, de centaines de mouvements de protestation impliquant les syndicats, de jeunes activistes et des corps professionnels qui dénonçaient la montée du chômage et la hausse des prix. En Tunisie, des troubles ont aussi eu lieu dans les années 2000 et des manifestations importantes sont intervenues en 2008 contre une compagnie minière à propos des conditions de travail. En Égypte, le mouvement Kifaya (« Assez ! ») émerge en 2004 et appelle à une réforme radicale du régime de Moubarak. Il est alors assez minoritaire mais, entre 2004 et 2007, l’Égypte est secouée par un millier de manifestations. Dans les pays du Golfe, principalement au Koweït et à Bahreïn, les manifestations des années 2000 ont un caractère essentiellement politique et s’appuient sur des clivages de clans ; ce n’est qu’en 2011 que les étudiants prennent un rôle actif5.

En Égypte, en Algérie et au Maroc, les mouvements du tout début du xxie siècle avaient principalement un caractère socio-économique et manquaient de débouchés politiques. Ces manifestations ont cependant joué un rôle majeur pour démontrer l’importance des griefs économiques des couches pauvres d’une part et des revendications de la classe moyenne et des professionnels d’autre part. Au sud de la Méditerranée, la cohésion politique a commencé à s’altérer au milieu des années 2000, après le retrait des Américains d’Irak. Un cycle historique venait à son terme. Des événements comme la mort de Mohamed Bouazizi en Tunisie, celle de Khaled Saïd en Égypte, les morts de Dehra en Syrie ont cristallisé une colère et une émotion dans de larges fractions de la population.

En revanche, dans les pays d’Europe du Sud, les manifestations des Indignados de 2011 ne furent pas précédées de mouvements annonciateurs. Certes, au début des années 2000, dans plusieurs pays d’Europe du Nord – Royaume-Uni, France, Pays-Bas, Belgique –, de violentes émeutes impliquant des jeunes issus de l’immigration ont eu lieu. À l’exception des émeutes au Royaume-Uni en août 2011, qui impliquèrent des jeunes issus de l’immigration antillaise et non pas d’Asie, la jeunesse des pays du nord et de l’est de l’Europe n’est pas descendue dans la rue massivement cette année-là. De plus, en dépit de liens identitaires, les jeunes élevés dans des familles musulmanes vivant dans les pays d’Europe sont restés remarquablement silencieux quand les manifestations se sont généralisées au Maghreb et au Moyen-Orient.

Pourquoi donc poursuivre notre parallèle ? Au-delà de leur simultanéité et de l’usage d’un même idiome, ce qui rapproche les deux côtés de la Méditerranée est le profil des acteurs : souvent des jeunes issus des classes moyennes. Cet argument semble énoncer une trivialité – les jeunes sont souvent le fer de lance des processus révolutionnaires –, il est cependant moins banal lorsqu’on songe que, depuis deux ou trois décennies, la jeunesse éduquée en Europe du Nord n’a pas animé de grandes manifestations sur des questions débordant les problèmes spécifiques qui sont les siens.

Essai d’analyse sociale

Évidemment, s’il est difficile de produire un cadre d’analyse compréhensif des « printemps arabes » de 2011, il est encore plus audacieux d’essayer de saisir dans un même cadre les deux côtés de la Méditerranée. De nombreuses interprétations des « printemps arabes », considérant les sociétés dans leur ensemble ou séparément, ont été publiées, les manifestations de la jeunesse ont aussi fait l’objet d’une attention soutenue. Mais il reste à comparer leurs conditions de développement sur les deux rives de la Méditerranée. Présenter une interprétation rassemblant les deux séries de révoltes et de manifestations6 est, en dépit des effets de la globalisation, difficile : les deux ensembles de pays restent séparés par un large fossé en termes de niveau de vie et de fonctionnement politique. Pour autant, ce qui a surgi des deux côtés de la Méditerranée durant le printemps 2011 témoigne, à mon sens, des effets portés par une accélération des interactions de toutes natures sur l’ensemble des pays. Les troubles et les manifestations condensent des changements intervenus à différents niveaux de profondeur, concernant divers aspects de l’évolution des sociétés qui ont, pour chacun d’entre eux, leur « mode d’existence7 ». Y a-t-il un récit social et politique capable de s’accommoder du caractère hybride de ces soulèvements ?

Sans pouvoir démêler l’écheveau complexe des motivations sous-jacentes à ces protestations, je fais volontiers l’hypothèse que le rôle joué par la jeunesse éduquée dans des pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le plus souvent privés de procédures démocratiques, peut, par contraste, éclairer les engagements des jeunes de l’Europe du Sud vivant dans des sociétés où les libertés publiques et des procédures démocratiques sont garanties, parfois depuis peu de temps. À travers ces mobilisations, l’existence de défis analogues, portés par la globalisation économique et en quelque sorte synchronisés par la crise financière et celle des dettes souveraines, s’est affirmée. On peut ainsi soutenir, d’une part, que si la revendication de liberté et l’aspiration à une égalité des chances n’ont pas le même poids sur les deux rives de la Méditerranée, ces manifestations de masse ont révélé des enjeux semblables, du moins dans les couches jeunes et éduquées des deux côtés ; d’autre part, que dans les pays du nord de l’Europe il y a eu, et il y a encore, un divorce complet entre deux fractions de la jeunesse qui a obéré la possibilité même d’une unité, et par voie de conséquence d’une protestation de masse – une telle division n’existant pas dans les pays du sud de l’Europe ; enfin qu’au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la capacité des jeunes de rassembler autour d’eux d’autres groupes d’âge et l’inhibition, jusqu’à un certain point, de la répression violente ont été la clé de la réussite des mobilisations8.

Démographie : une amorce de rapprochement9

Quels sont les pays impliqués, pourquoi ceux-là et pas d’autres, pourquoi les événements ont-ils lieu au début des années 2010 ?

Le premier argument donné pour expliquer les vagues de protestation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord est l’importance de la masse des jeunes qui arrivent à l’âge adulte. Pendant les dernières décennies du xxe siècle, les proportions de jeunes en âge de travailler dans la population diffèrent largement d’un côté à l’autre de la Méditerranée. Au Sud, dans la plupart des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les taux de fertilité étaient très élevés jusqu’au milieu des années 1960 : une moyenne de sept enfants par femme, sauf au Liban où le taux de fécondité est de 5, 5. Quarante ans plus tard, en 2005, à l’exception du Yémen et de la Mauritanie qui n’ont pas encore accompli leur transition démographique, les taux de fertilité oscillent autour de 3 à 3, 5 en Égypte, en Jordanie, aux Émirats, en Arabie Saoudite et en Syrie, et descendent en dessous de 2, 5 en Libye, dans les pays du Maghreb et au Liban. Depuis le milieu des années 1970, la plupart des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont fait face à un déclin rapide des taux de fertilité de sorte qu’ils sont, à la fin de la première décennie des années 2000, semblables d’une rive à l’autre. Mais la démographie fonctionne à retardement. En raison de l’effet différé des taux de fertilité sur la composition de la population entrant dans l’âge adulte, dans la première décennie des années 2000, les proportions de jeunes divergent largement d’un côté à l’autre.

Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la naissance de cohortes nombreuses dans les années 1960-1970 se traduit par des pourcentages de jeunes adultes qui plafonnent aux environs de 2005. Du fait de la différence des vitesses de transition démographique entre pays au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la part des jeunes dans la population varie fortement d’un pays à l’autre et la différence à ce point de vue entre les pays « jeunes » et les pays « vieux » peut être un facteur discriminant des protestations.

Mais ces différences démographiques sont-elles dans la réalité des faits associées à l’existence ou à l’absence de vagues protestataires ? Les « printemps arabes » ont affecté des pays démographiquement jeunes dont la plupart avaient réalisé leur transition démographique depuis 1985-1990 : cinq des pays les plus jeunes ont fait l’expérience de larges protestations en 2011. Mais pas tous. Des pays où les 15-24 ans représentent plus de 25 % de la population, comme la Jordanie et le Maroc, ont bien enregistré des manifestations mais sur une échelle beaucoup plus faible que la Tunisie ou l’Égypte, cependant que des pays comme l’Algérie et l’Arabie Saoudite restaient calmes en dépit de la poussée des jeunes. Parmi les pays du Golfe producteurs de pétrole, un seul a été touché par les événements du printemps 2011 : Bahreïn. La poussée démographique distingue donc les pays où des mouvements de protestation étaient plus probables mais elle ne suffit pas à en définir précisément le périmètre.

Si pour les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, la démographie, quoique importante, est insuffisante à caractériser la géographie des protestations, en Europe elle n’est d’aucun secours. Là, l’arrivée des classes nombreuses à l’âge adulte s’est opérée beaucoup plus tôt, à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Après cette date, les taux de fécondité ont divergé d’un pays à l’autre sans qu’il y ait de gradient Nord-Sud : certains des taux de fécondité les plus faibles se trouvent dans les pays du Sud. Or précisément, au printemps 2011, les mouvements de protestation se diffusent principalement dans les pays d’Europe du Sud – Grèce, Espagne et Portugal –, là où la proportion des jeunes dans la population active est la plus réduite. L’Italie, où les 15-24 ans sont un groupe étroit, n’est qu’une demi-exception : des manifestations et des rassemblements larges ayant certaines des caractéristiques des mouvements des autres pays du Sud ont eu lieu, notamment sous l’égide du mouvement Cinq étoiles. En outre, la variation des pourcentages de jeunes est très limitée en Europe et donc ne pourrait expliquer pourquoi la jeunesse est impliquée dans certains pays et pas ailleurs.

Par-delà leur contribution partielle à l’explication des protestations, les changements démographiques intervenus dans les quarante dernières années montrent deux choses pertinentes pour notre comparaison. D’abord, la démographie témoigne de différences marquées entre les pays d’Europe d’une part, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord de l’autre. Ensuite, elle indique une réduction du fossé en termes de fertilité entre les deux ensembles de pays, qui s’est accompagnée d’un accroissement des niveaux d’éducation très rapide au sud. Les diplômes créent des attentes nouvelles parmi les jeunes éduqués, désormais nombreux au sud comme au nord de la Méditerranée.

Le contexte socio-économique des protestations

Une des explications données des « printemps arabes » est que les perspectives des jeunes en termes d’emploi étaient désespérantes ; cet argument a été donné aussi en Europe pour les manifestations des Indignados.

Dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, entre 2000 et 2011, le taux de chômage des jeunes tourne autour de 25 %, ce qui est sensiblement plus élevé qu’en Europe, mais l’aggravation récente n’est pas vraiment marquée. En Algérie, en dépit de la richesse pétrolière et des progrès sanitaires et scolaires au cours des dernières décennies, le système social et économique n’a pas évolué de manière à satisfaire les aspirations de sa population jeune en expansion rapide. En Égypte, en Tunisie et au Maroc, dépourvus de pétrole, la croissance n’a pas permis de créer assez d’emplois, en dehors du tourisme, pour les nouvelles classes éduquées, mais pas non plus en Algérie ou en Libye, qui regorgent de ressources naturelles. Si l’on considère les taux de chômage, les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont dans l’ensemble de bons candidats pour des protestations, mais les années 2010-2011 ne sont pas marquées par un changement net en termes de chômage.

Tableau 1.

Pays d’Europe, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord selon la part des 15-24 ans dans la population active*

* En gras, les pays ayant connu des manifestations de masse ; en italique, les pays ayant connu des manifestations moins massives.

Europe Moyen-Orient et Afrique du Nord De 15 % à < 17 % Grèce Italie Portugal Espagne Émirats arabes unis De 17 % à < 18 % Autriche Croatie République tchèque Allemagne Qatar De 18 % à < 19 % Belgique Danemark Finlande Hongrie Irlande Pays-Bas De 19 % à 20 % Estonie France Norvège Slovaquie Royaume-Uni Bahreïn De > 20 % à < 26 % Lituanie Pologne Suède Koweït Oman De 26 % à 31 % Iran Liban Maroc Tunisie Arabie Saoudite Turquie > 31 % Algérie Égypte Irak Jordanie Palestine Syrie Yémen
Source : Nations unies, Enquêtes de fertilité compilées par le Bit.

Inversement en Europe, les changements du taux de chômage intervenus en 2009-2010 ont pu être les déclencheurs des protestations. Le chômage a en effet explosé à la fin de la première décennie des années 2000, passant de 12 % à 18 % après la crise financière. Ce brutal accroissement peut donc expliquer le moment de l’émergence de ces protestations, cependant il ne rend pas compte du fait que certains pays qui ont connu une brusque élévation du chômage comme l’Irlande, la France, le Danemark et plusieurs pays d’Europe de l’Est n’ont pas été impliqués dans les mouvements des Indignados. En laissant de côté la question « quand », essayons de répondre plus précisément à la question « qui ».

Tableau 2.

Taux de chômage des 15-24 ans dans les régions du monde entre 2000 et 2011

En %

2000 … 2007 2008 2009 2010 2011 Europe et pays développés de l’Ouest 13, 5 12, 5 13, 3 17, 3 18, 1 18, 0 Moyen-Orient 24, 0 24, 8 25, 7 25, 2 25, 4 26, 5 Afrique du Nord 28, 7 23, 8 23, 0 23, 6 23, 1 27, 9 Monde 12, 7 11, 6 11, 7 12, 6 12, 7 12, 6
Sources : Bit et Banque mondiale, 2012

Des caractéristiques plus spécifiques du chômage doivent être prises en compte des deux côtés. Pendant les dernières décennies, la rente pétrolière a ouvert des possibilités de développement des services publics dans les domaines de l’éducation, de la santé et du logement et a permis une hausse des revenus. Mais dans beaucoup de pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le volume des emplois qualifiés offerts sur le marché national du travail est resté très insuffisant et une fraction significative des jeunes éduqués s’est s’expatriée.

À la différence de la plupart des régions du monde, notamment au Nord, les taux de chômage des jeunes éduqués au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sont beaucoup plus élevés que ceux des jeunes sans éducation (ce que montrent régulièrement les rapports du Bit). Par exemple au Maroc, le taux de chômage des jeunes urbains ayant une éducation supérieure est une fois et demie celui des jeunes sans éducation ou de niveau primaire (65 % contre 40 % en 2005) et trois fois plus élevé pour les jeunes ruraux (34 % contre 11 %).

En Europe, la même configuration des taux de chômage délimite le périmètre des pays ayant connu des mouvements Indignados en 2011. Une demi-exception, l’Italie, qui a connu une intense agitation politique plus que des troubles sociaux massifs en 2011. Des taux de chômage élevés parmi les jeunes éduqués ne sont pas généralisés en Europe, c’est une caractéristique distinctive des pays du Sud. En 2000, la Grèce est un pays où les jeunes ayant une éducation universitaire ont un taux de chômage égal à ceux qui ont un niveau primaire, c’est également le cas au Portugal, et en Espagne le sort des diplômés n’est pas nettement meilleur que celui des non-diplômés. Si le taux de chômage des jeunes sans éducation a crû fortement au cours de la première décennie des années 2000, particulièrement en Espagne, le taux de chômage des jeunes éduqués est resté élevé au sud de l’Europe, parfois du même ordre de grandeur que celui des non-éduqués (Grèce, Portugal). Par contraste, au nord et à l’est de l’Europe, le taux de chômage des jeunes ayant été au-delà du secondaire est d’environ un cinquième de celui des jeunes de niveau primaire : là, l’éducation protège du chômage. En outre, dans plusieurs pays d’Europe du Nord – Autriche, Allemagne, Pays-Bas –, un taux de chômage globalement faible a pu inhiber toute velléité protestataire. En somme, le rôle des ratios de chômage entre jeunes éduqués et jeunes dépourvus d’éducation semble jouer, en conjonction avec un taux de chômage élevé des jeunes dans leur ensemble, un rôle essentiel au développement de mouvements protestataires.

Il ressort de l’analyse statistique que la part des jeunes dans la population active n’est pas un déterminant vraiment significatif des mouvements de protestation. Un niveau élevé de chômage des jeunes est en revanche une condition validée dans tous les cas et lorsqu’on distingue le taux de chômage des jeunes femmes dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, celui-ci ressort de manière forte. De très loin, les variables les plus significatives sont celles qui traduisent les ratios de chômage entre diplômés et non-diplômés (on en a mesuré l’impact par deux variables parce que les niveaux relatifs sont très différents d’un côté à l’autre de la Méditerranée). Cependant, le ratio de chômage selon le niveau de diplôme ne suffit pas à lui seul à définir les conditions d’une vague protestataire, il faut qu’il y ait aussi un haut niveau de chômage des jeunes, c’est cette conjonction qui, selon moi, définit au niveau socio-économique la configuration la plus propice à l’émergence de protestations.

Il est remarquable que le surcroît relatif de chômage des diplômés par rapport aux non-diplômés ne ressorte pas seulement dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord mais aussi dans les pays d’Europe. En Espagne, au Portugal, en Grèce, les jeunes éduqués partagent un sort commun avec les non-diplômés dans la mesure où les taux de chômage sont relativement proches et élevés quel que soit le niveau d’éducation. C’est ce qui peut rendre compte du fait que des mouvements des Indignados ont eu lieu dans le sud de l’Europe et non dans les pays du Nord et de l’Est qui parfois avaient des taux de chômage élevés (Danemark, Irlande, Pologne, Tchécoslovaquie).

Pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord

L’activité des femmes

La participation des femmes aux révoltes et révolutions fut aussi remarquable. Des taux de chômage élevés des femmes dans la plupart des pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord peuvent expliquer qu’elles soient descendues dans la rue en 2011, notamment en Tunisie, en Égypte et au Yémen, en dépit des menaces dont elles ont été l’objet. Les taux de chômage des femmes sont faibles dans les pays producteurs de pétrole qui, pour l’essentiel, n’ont pas connu de mouvements protestataires. Certes, le taux de chômage des femmes n’est pas une mesure complètement satisfaisante de leur exclusion de l’activité économique. Une estimation grossière montre que 75 % des femmes au Moyen-Orient et 72 % en Afrique du Nord n’ont pas d’activité rémunérée, contre 50 % en moyenne dans le monde. Cela les distingue des Européennes qui sont nombreuses à être entrées sur le marché du travail, même au Sud.

La légitimité des pouvoirs en place

Je ne suggère pas que le taux de chômage des jeunes éduqués a provoqué de manière mécanique des troubles sociaux. Plus qu’en Europe, où une poussée du chômage s’opère précisément après la crise financière de 2008, dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, le surgissement des protestations suit un calendrier autonome. Dans ces pays, les changements démographiques et sociaux fournissent à partir du début des années 2000 un contexte propice à des protestations. L’extension des manifestations suppose cependant d’autres conditions.

Il n’est pas dans l’ambition de cet article de caractériser d’une façon systématique les dynamiques sociopolitiques tant au nord qu’au sud de la Méditerranée. La situation politique dans la région du Moyen-Orient et en Afrique du Nord a connu des transformations majeures au cours du demi-siècle écoulé. Les révolutions nationalistes des années 1950 et 1960 ont inauguré la venue au pouvoir de régimes autoritaires appuyés plus ou moins directement sur l’armée – Nasser en Égypte, le Baath en Syrie et en Irak, le Fnl en Algérie, Kadhafi en Libye. Dans la décennie qui suivit la défaite égyptienne de 1967 et la demi-victoire dans la guerre du Kippour en 1973, il y a eu un affaiblissement des idéologies sécularistes, une altération profonde de la vie civique et une montée des forces religieuses. Parfois, les pouvoirs laïcs se sont accommodés du retour de bâton religieux comme en Algérie, en Tunisie, en Égypte et en Irak, parfois ils l’ont promu, comme ce fut le cas au Soudan sous Omar al-Bachir ou dans la Libye de Kadhafi. Dans d’autres cas encore, les pouvoirs en place ont fait retour vers une orthodoxie musulmane – Hassan II au Maroc – ou ont favorisé le renouveau puritain – les Saoud en Arabie Saoudite. Dans les pays d’Afrique du Nord, des oligarchies sunnites gouvernent une population sunnite majoritaire, ailleurs au Moyen-Orient, d’importantes minorités chiites ont souvent été exclues du pouvoir et marginalisées sur un plan économique. Dans plusieurs cas, les gouvernants venus au pouvoir avec l’appui de pouvoirs séculiers ont construit un état patrimonial, l’élite au pouvoir canalisant l’accès aux richesses et aux ressources vers un cercle étroit de clients et d’affidés. Si la famille régnante en Arabie Saoudite, à Bahreïn et dans d’autres pays du Golfe garde une légitimité, soutenue par les pétrodollars, ailleurs cette légitimité est plus fragile. En l’absence d’une presse libre, d’une justice indépendante et d’élections équitables, jusqu’au début des années 2000 dans presque tous les pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord un solide verrou est resté en place ; grâce à une coercition sévère, les dictateurs, leurs parents, leurs clients ont pu rester au pouvoir.

Si je devais résumer les conditions politiques des vagues de protestation, je dirais que leur éclosion présuppose la suspension, au moins partielle, de la légitimité des autorités, parce que cette suspension affaiblit aussi la capacité de répression. Quand ceux qui sont au pouvoir ne sont plus légitimes s’ouvre une brèche dans laquelle les manifestations peuvent s’engouffrer. La notion de suspension de légitimité – qui peut être appliquée aussi bien aux gouvernements légaux qu’aux dictateurs – est large et assez vague. On peut affirmer que cette légitimité est suspendue quand de larges fractions de la population considèrent que les dirigeants ont failli dans leur mission première : notamment celle d’assurer la protection de la population et l’accès aux biens de base. L’altération et la suspension de la légitimité renvoient à deux types de processus. L’usure du pouvoir accompagne l’apparition de situations où les dirigeants ont perdu l’aura donnée par le moment d’instauration (comme ce qui arriva à Nasser après 1967). La suspension de légitimité proprement dite découle plutôt de l’incapacité des gouvernants d’assurer les besoins fondamentaux de la population. Ces deux aspects ont pu jouer un rôle en 2011.

Les révoltes de la faim

Dans un article intitulé “Food Crisis and Political Instability in Africa and the Middle East”, Lagi, Bertrand et Bar-Yam10 fournissent un graphique liant d’une manière extrêmement précise l’éruption de troubles à la montée des prix alimentaires. Au vu de cette courbe, il est difficile d’écarter l’argument d’un lien causal. La sécurité alimentaire de beaucoup de pays du Sud repose sur l’offre globale de céréales, elle est dès lors très sensible aux cours sur le marché mondial. Affirmant que la synchronisation des troubles au sud de la Méditerranée en 2011 fut la conséquence de la volatilité des prix suscitée par les mouvements spéculatifs et de la forte dépendance de ces pays à des importations alimentaires, les auteurs soutiennent que l’incapacité des gouvernements à protéger leurs populations de la faim fut le point de départ de l’effondrement de leur légitimité. On ne peut qu’être sensible à l’importance politique donnée, derrière une courbe de prix et les pics escarpés d’un index, à la souffrance de ceux qui ont faim. Si, pendant les années 1990, les mouvements sociaux qui se développèrent sont restés fragmentés en Égypte et réduits à rien ou presque en Tunisie et en Libye, les prix alimentaires semblent avoir joué un rôle en Égypte dans les soulèvements de 2011. En Tunisie aussi ce peut être un indice : les manifestations sont parties des zones rurales négligées, où le mouvement syndical était fort, pour converger vers la capitale.

À ce point de la démonstration, les auteurs cités font un saut. Si les pics dans les prix alimentaires peuvent avoir été un stimulus des révoltes au Sud, les pays qui sont impliqués ne sont cependant pas désignés avec précision par cette montée des prix. Il est facile de comprendre comment les pointes dans les prix alimentaires peuvent avoir suscité de la colère et incité les gens à manifester. Le soudain déficit de légitimité des pouvoirs ouvre un moment favorable pour des acteurs inattendus. Pour autant, les prix alimentaires ne désignent pas les acteurs qui furent à l’avant-garde des mouvements. Si nous devions adhérer à l’argument des prix alimentaires comme force de délégitimation, il resterait à expliquer comment cette perte de légitimité s’articule avec l’action des jeunes. Pour ce faire, il peut être judicieux d’envisager l’autre versant de la délégitimation, celui qui résulte de l’usure du pouvoir et qui, à mon sens, a favorisé l’unité de la population derrière les acteurs des places « Tahrir ». Il faut, pour comprendre ce qui se passe, au minimum combiner la question de la légitimité-durée des gouvernants avec les motivations de la jeunesse éduquée.

La corruption, l’armée et l’appareil d’État

Les pics alimentaires définissent de manière ponctuelle des crises de légitimité, mais l’affaiblissement continu de la légitimité qui a pu nourrir ces mouvements protestataires au Sud vient de l’épuisement du système clientéliste mis en place dans les années 1950, 1960 ou même au début des années 1970. En 2009, dans un rapport sur la gouvernance, la Banque mondiale louait la Tunisie comme un pays exemplaire au sein du monde arabe pour ses réformes économiques et, pour faire bonne mesure, mettait dans son Business Report de 2010 l’Égypte au sommet des États réformateurs… La corruption est présente presque partout mais varie par son étendue même au sein des dictatures. Entre un Kadhafi qui a supprimé la propriété privée et interdit le commerce de détail, qui a banni la liberté de la presse et détourné de son objet la fonction publique, remplaçant l’État par des réseaux affinitaires, et un Ben Ali ou un Moubarak, il y a plus que des nuances. On peut se demander si quelque chose comme une société existe en Libye avant 2011. En Tunisie, selon WikiLeaks, plus de la moitié de l’élite commerciale appartient plus ou moins directement aux familles Trabelsi et Ben Ali. C’est aussi le cas avec le clan Moubarak. Pour autant, il est assez difficile de prendre en compte de manière systématique le processus de corruption et les indices produits à l’échelle internationale sont d’une qualité discutable.

En Tunisie, l’armée, qui ne dominait pas l’économie nationale, a refusé d’apporter son soutien au régime de Ben Ali dès les jours qui suivirent la mort de Bouazizi. En Égypte, l’armée et la police étaient les piliers majeurs du pouvoir. L’armée a réaffirmé son rôle, elle gouverne et domine, profondément impliquée dans l’économie et ayant mis en coupe réglée le secteur public, organisé en une économie de rente à tous les niveaux, elle s’est opposée à des mesures de libéralisation et a maintenu son influence sur le secteur privé à travers des investissements mobiliers massifs. Cependant, elle a décidé rapidement d’abandonner Moubarak pour assurer sa survie. La neutralité de l’armée à l’égard des manifestants quand il s’est agi de déposer Moubarak n’a jamais signifié un soutien, comme ce fut le cas en Tunisie. En Syrie, l’armée dans sa globalité n’a pas soutenu la révolte civile à son début, et en dépit de prestigieuses défections, elle est restée un soutien du régime de Bachar El Assad. Dans le cas du Yémen, Ali Saleh n’a jamais perdu le soutien de l’armée dans son ensemble, mais il y a eu une rupture entre différentes composantes.

L’érosion de la légitimité du pouvoir en place n’est pas de la même nature au Maroc qu’en Libye, par exemple, parce que le processus d’instauration et la nature du régime politique sont différents. Cependant, il y a un aspect du pouvoir qui se prête assez aisément à une mesure de son usure, c’est la durée aux affaires de l’équipe en place. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les durées de maintien au pouvoir distinguent de manière assez précise les pays où se développèrent des protestations de ceux qui n’en connurent pas ou peu. De ce point de vue, on ne peut pas faire un parallèle pour les pays d’Europe.

De plus, la durée au pouvoir est un bon indice, mais il existe des exceptions parmi les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Ainsi, les « printemps arabes » n’ont pas touché massivement la Jordanie, bien qu’ils ne l’aient pas complètement épargnée. Des expressions de frustration ont commencé à éclore en 2010 et l’année suivante une série de manifestations d’une ampleur modeste mais significatives ont rassemblé de larges pans de la population : les habitants de la rive est du Jourdain mais aussi des citoyens d’origine palestinienne, des islamistes comme des jeunes sans affiliation. Ceux qui descendirent dans les rues avaient diverses revendications qui tournaient autour d’un « mécontentement à l’égard de l’état de l’économie, de la corruption ostentatoire, du manque de transparence du pouvoir et de sa concentration dans les mains de quelques-uns11 ». La situation de l’Arabie Saoudite aurait aussi pu susciter des protestations massives. Trois facteurs interconnectés semblent avoir tué dans l’œuf tout mouvement. La richesse du pétrole, la puissance de la coercition et, à un moindre degré, la légitimité des Saoud. Pour combien de temps ? En Iran, pays qui lui non plus n’a pas été touché par le mouvement de 2011, les nombreuses manifestations des jeunes contre la hiérarchie cléricale, et spécialement celles qui ont eu lieu en 2009 après les élections en raison de l’opacité du processus et du déni de la victoire de l’opposant Amir Moussavi, peuvent être vues comme constituant un « printemps » avant l’heure.

La méritocratie et ses déboires

L’affaiblissement de la légitimité du pouvoir dans les pays situés au nord de la Méditerranée, qui existe à un certain degré, ne peut cependant être saisi de la même façon. Certes, au nord de la Méditerranée, les trois pays qui connaissent des mouvements d’ampleur en 2011 ont connu des dictatures : Grèce des colonels de 1967 à 1974, Espagne de Franco de 1936 à 1975, Portugal de Salazar de 1928 à 1974. En 2011, la revendication démocratique ne peut pas être un objectif central des mouvements, alors qu’elle est au cœur des « printemps arabes ». De plus, dans ces trois pays, l’expérience d’une alternance politique droite-gauche a été faite : le Pasok de Papandréou en Grèce, Gonzalez/Zapatero en Espagne, et Soares au Portugal alternent avec des formations de droite.

Par ailleurs, la nature des biens publics qui forment le socle de la démocratie n’est pas la protection contre la faim. Les attentes de chacun et certainement celles qui sont ressenties de la manière la plus aiguë sont relatives à l’emploi, à la possibilité d’avoir un travail. En conséquence, l’exclusion d’une activité rémunérée de ceux qui précisément ont rempli le contrat social implicite – c’est-à-dire ont obtenu des diplômes – est une brèche majeure, et une condition d’affaiblissement de la légitimité des gouvernants. Mais de ce côté-ci, le fonctionnement ordinaire de la démocratie donne aux gens le pouvoir de dire non (à intervalles réguliers). Ce fonctionnement peut cependant parfois échouer à assurer la paix sociale quand la classe politique semble étrangère au reste de la population et incapable de prendre en charge ses griefs majeurs et ses aspirations. Dans la mesure où les canaux politiques que sont les partis et les élections semblent avoir échoué devant le chômage des jeunes, il s’est aussi produit un affaissement de la légitimité en Europe. Cet affaissement pointe en quelque sorte les promesses non tenues de la méritocratie. En effet, la société des Trente Glorieuses nous a habitués à l’existence d’une corrélation forte entre les niveaux d’éducation et les places occupées dans la société, affirmant le mérite contre l’héritage. Avec un taux de chômage trois à cinq fois plus bas que celui des jeunes sans éducation, les jeunes diplômés ont dans les pays du nord et de l’est de l’Europe un destin distinct du reste des jeunes. De plus, les carrières qui leur sont offertes sont économiquement plus intéressantes et symboliquement plus gratifiantes. On peut dire que ces taux de chômage faibles des diplômés, partagés par les pays du nord et de l’est de l’Europe, permettent de soutenir aux yeux de ces jeunes, et au-delà d’eux de la société, la légitimité du contrat social. Au sud de l’Europe, les jeunes éduqués, en dépit du fait qu’ils remplissent leur part du contrat, partagent avec les jeunes peu éduqués une grande difficulté d’accès à l’emploi et ne peuvent pas croire en la méritocratie. Cette désillusion nourrit la colère. Le fait que les taux de chômage diffèrent peu selon le niveau d’éducation s’accorde avec l’hypothèse d’une frustration relative. Il s’agit là d’éléments concernant la motivation des révoltes au nord de la Méditerranée. Il reste à prendre en compte la capacité qu’ont pu avoir les jeunes éduqués, qui furent à l’avant-garde, à construire une alliance avec les autres strates de la jeunesse et, dans une certaine mesure, les autres couches de la population.

Le chômage des diplômés établit un pont entre les deux rives. Mais, au-delà de cet aspect, la discontinuité entre le nord et le sud de la Méditerranée n’est pas absolue. En dépit d’un remarquable rattrapage des pays du sud de l’Europe en termes de niveau de vie au cours du dernier quart du xxe siècle, le salarié ordinaire reste moins protégé par le contrat de travail dans les pays du Sud que dans ceux du Nord. En Europe, à des degrés divers, la modernisation a libéré les individus des dépendances collectives, à travers la création de relations de travail affranchies du clientélisme et de formes d’association et de solidarité basées sur les intérêts et l’idéologie (et non sur les affinités). Ces formes politiques modernes ont toutefois moins d’extension au sud de l’Europe où des formes politiques liées à l’affinité et au patronage coexistent avec l’organisation des intérêts sur une base idéologique. À l’instar des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, dans les pays du sud de l’Europe on trouve plus d’informalité et de clientélisme.

D’autres caractéristiques traversent la ligne qui sépare les deux rives de la Méditerranée. Il est remarquable qu’aujourd’hui encore la taille des ménages en Europe du Nord (2, 1 personnes en moyenne) est sensiblement plus faible qu’au Sud – Espagne, Grèce, Italie, Portugal – et que dans l’est de l’Europe – Pologne, Slovaquie, Slovénie et républiques baltes à l’exception de l’Estonie – où la moyenne est de 2, 8. En outre, même dans les pays comme l’Espagne et l’Italie où les taux de fertilité sont très bas (autour de 1, 4 enfant par femme), une dimension de familialisme reste forte : le nombre de ménages multiples composés de deux générations cohabitant est plus élevé que dans le nord de l’Europe. Ainsi, sans parler des interactions nouées au cours de l’histoire de chaque côté de la Méditerranée, on peut discerner des combinaisons variables des formes sociales et politiques anciennes et modernes qui réduisent la discontinuité entre l’Europe du Sud et les pays du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord.

En Europe, les libertés civiles, étant garanties, ne pouvaient être l’objet majeur des mouvements protestataires. Une des difficultés des mouvements Indignados fut en conséquence de trouver une manière de signifier la perte de légitimité des gouvernants, l’extension de la corruption, les dysfonctionnements de la démocratie. Si ces mouvements n’ont pas toujours échappé à une rhétorique anticapitaliste datée, ils ont développé une mobilisation en dehors des formes d’action et des partis politiques traditionnels. Sur ce point, les traits communs aux mouvements des Indignados et aux « printemps arabes » doivent être soulignés. Les uns et les autres ont donné lieu à des face-à-face émotionnels (les places Tahrir/ Syntagma exaltèrent le groupe en fusion), à une resymbolisation politique. Les places centrales ne restèrent pas des espaces anonymes mais furent de nouvelles agoras, des places citoyennes, c’est-à-dire des espaces modernes. Les manifestants y utilisaient les moyens de communication contemporains pour construire des communautés électives qui se distinguent radicalement des mouvements communautaires. La disparition d’une véritable sphère publique dans la plupart des pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord a résulté de la restriction des libertés en particulier celle de la presse mais aussi, singulièrement, pendant les dernières décennies, du fait que la présence des femmes en public est ségrégée et marginalisée. Ces mouvements ont donc contribué à une réhabilitation de l’espace public. Un tel espace existe, en effet, quand les gens coordonnant leurs échanges peuvent partager des émotions de manière verbale ou non verbale et exprimer ensemble leur défiance ou leur joie dans l’action.

Dans la plupart des pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord, les changements économiques ont été importants. Les économies dirigées par l’État des années 1960 ont dû s’ouvrir au développement d’entreprises privées – cela est bien documenté pour la Jordanie, la Tunisie et l’Égypte. Dans la plupart de ces pays et pas seulement à cause de la rente pétrolière, à côté des transformations économiques s’est opérée une profonde évolution sociodémographique qui s’est traduite, on l’a vu, par le déclin de la fertilité et un accroissement considérable des niveaux d’éducation (les ressources financières dégagées par les ressources naturelles ont été en partie dédiées à la promotion de l’éducation secondaire ou supérieure). Toutefois, les oscillations entre phases de modernisation et retours de bâton au Moyen-Orient furent grandes. Ainsi, en Irak, la société a été réorganisée autour des credo religieux dans les années 1970 après l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir, malgré l’appel des idéologies modernes dont témoigne l’implantation solide du Parti communiste irakien dans les populations et les régions chiites et kurdes. En Libye, après le coup d’État de Kadhafi en 1969, la fragmentation du pays entre le Fezzan, la Cyrénaïque et la Tripolitaine s’est approfondie, les allégeances basées sur l’ethnicité et des identités régionales ont été renforcées et constituèrent l’épine dorsale de l’insurrection armée de 2011. De même, en Syrie, les fractures ethno-religieuses se sont largement manifestées au cours de la guerre civile.

Rappelant ces oscillations, Sami Zubaida12 affirme que deux idées persistantes à l’égard du Moyen-Orient soulèvent la question des bases idéologiques et séculières de la vie politique dans la région. La première idée a trait à ce qu’on pourrait appeler une approche patrimoniale : c’est-à-dire que les partis politiques, les courants idéologiques ne sont que des manifestations superficielles d’allégeance et de sentiments familiaux, tribaux ou régionaux. La seconde idée est que l’islam et les solidarités religieuses sont les motifs premiers des attitudes et des mobilisations populaires. Ces deux composantes pouvant s’être renforcées. Aussi, écrit-il en substance,  on peut se demander si les « printemps arabes » contredisent l’idée d’un exceptionnalisme moyen-oriental ou musulman et l’idée que l’islam et le tribalisme sont à la base des fonctionnements de la vie politique dans la région. Est-ce que ces mouvements indiquent une convergence avec l’Ouest ? Ou bien, si l’on pense que la religion et la politique tribales n’ont jamais été très éloignées de ces événements, ajoute-t-il, est-ce que cela prouve plutôt la justesse de l’idée d’exceptionnalisme moyen-oriental et la superficialité de l’universalisme ? Sami Zubaida ne tranche pas entre ces deux options. Lisa Anderson, elle, ne voit guère d’unité. Observant la diversité des situations au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, elle affirme :

Bien que partageant un appel au respect des droits des personnes et à la venue de gouvernements responsables devant le citoyen, les révoltes et les révolutions en Égypte, en Tunisie et en Libye reflètent des dynamiques sociales et des revendications divergentes qui sont les héritages de leurs rencontres avec l’Europe moderne et de l’existence pendant des décennies de régimes particuliers [je souligne]13.

Dans la dernière partie de sa phrase, elle indique en somme la nouveauté de ces « printemps » et les liens possibles avec ce qui s’est passé au nord de la Méditerranée, s’accordant ainsi sur le fait que les « printemps arabes » n’ont pas été des manifestations identitaires.

  • *.

    Sociologue, directeur de recherche au Cnrs, il a récemment publié En terre étrangère. Vies d’immigrés du Sahel en Île-de-France (Paris, Le Seuil, 2013). Des graphiques et des tableaux présentant plus précisément les données citées dans cet article sont disponibles sur notre site (www.esprit.presse.fr).

  • 1.

    Sami Zubaida, “The ‘Arab Spring’ in Historical Perspective”, Arab News, 21 octobre 2011. Le fait qu’en Égypte et en Tunisie le but du mouvement ait été une refonte radicale de l’ordre social et notamment l’établissement d’une nouvelle constitution peut justifier le terme de révolution.

  • 2.

    Voir Muzammil Hussain et Philip Howard, “What Best Explains Successful Protest Cascades ? ICTs and the Fuzzy Causes of the Arab Spring”, International Studies Review, 2013, vol. 15, p. 48-66.

  • 3.

    Lisa Anderson, “Demystifying the Arab Spring”, Foreign Affairs, mai-juin 2011.

  • 4.

    Larbi Sadiki, “Popular Uprising and Arab Democratization”, International Journal of Middle East Studies, 2000, vol. 32, p. 71-95.

  • 5.

    Nadine Sika, “The Arab Uprisings and The Rise of Secularism”, 17 mars 2011 (www.muftah.org/the-arab-uprisings-the-rise-of-secularism-by-nadine-sika/).

  • 6.

    Ce sont les termes les plus neutres, le terme de « révolution » ne s’appliquant ni à l’ensemble des troubles au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ni a fortiori en ce qui concerne le sud de l’Europe.

  • 7.

    Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2013.

  • 8.

    À Sanaa toutefois, au Yémen, la répression a été très dure pendant le printemps 2011.

  • 9.

    Le Bureau international du travail (Bit) fournit des bases de données très systématiques rendant compte de l’évolution de la population active potentielle, du taux d’activité, des taux de chômage selon le sexe, l’âge et le niveau d’éducation couvrant plus de 150 pays. Bien évidemment, la qualité de ces données et la profondeur temporelle des informations rétrospectives varient. Les rapports de l’Unesco-Escwa fournissent également des éléments de comparaison sur le chômage des jeunes gens ayant un niveau d’éducation primaire et supérieur pour les années 2000 et 2010, concernant le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Une base de données sur l’éducation construite par deux chercheurs américains, Barro et Lee (2012), contient des indicateurs homogènes des niveaux d’éducation atteints par classe d’âge depuis le milieu du xxe siècle et pour la grande majorité du monde, qui facilite beaucoup les comparaisons. Enfin, les enquêtes mondiales de fécondité, aisément accessibles, permettent d’évaluer l’importance relative des groupes d’âge.

  • 10.

    Marco Lagi, Karla Bertrand et Yneer Bar-Yam, “The Food Crisis and Political Instability in North Africa and the Middle East” (http://arxiv.org/abs/1108.2455), New England Complex Systems Institute, août 2011.

  • 11.

    Dans le passé, il fut relativement aisé à la monarchie de jouer sur une division au sein de la société civile jordanienne qui sépare les habitants de la rive est des Jordaniens d’origine palestinienne. Les premiers considèrent qu’ils sont les habitants originaires du pays et craignent que leur hégémonie soit supplantée par les citoyens plus nombreux venus de Palestine. Leur soutien à la monarchie s’est appuyé sur une surreprésentation dans le secteur public, les services de sécurité et par des redécoupages des districts électoraux en leur faveur. Inversement, les Jordaniens d’origine palestinienne se sont sentis marginalisés, exclus des positions de pouvoir et parfois traités de citoyens déloyaux ; le souvenir des massacres de septembre 1970 au cours desquels les Palestiniens furent tués par les forces du régime nourrit encore leur mémoire et la perception qu’ils ont du pouvoir central (voir Elie Elhadj, “The Arab Spring and the Prospects for Genuine Religious and Political Reforms”, Arab News, 14 novembre 2012).

  • 12.

    S. Zubaida, “The ‘Arab Spring’ in Historical Perspective”, art. cité.

  • 13.

    L. Anderson, “Demystifying the Arab Spring”, art. cité.

Hugues Lagrange

Sociologue, il vient de publier Les Maladies du bonheur (PUF, 2020). Ses travaux ont porté notamment sur la socialisation des jeunes, à travers des enquêtes  sur la violence, l'entrée dans la sexualité, l'usage des drogues, la prostitution, le décrochage scolaire et les récits familiaux de migration. Parmi ses publications précédentes : Les Adolescents, le sexe, l'amour. Itinéraires contrastés (Sy…

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