Une unité improbable
Ordinairement, la multiplication des lignes de fracture tend à réduire les capacités de mobilisation collective au sein des sociétés puisqu’elle rend difficile l’unification des protestations. Ce n’est pas le moindre paradoxe de la société française que d’avoir, dans la dernière période, exacerbé ces différences selon l’âge, la position sociale ou l’origine ethnique, et d’avoir connu simultanément des révoltes et des conflits plus étendus et plus nombreux que la plupart des autres pays européens.
Les situations objectives vécues par les différentes catégories de jeunes ne sont pas identiques. La nature des postes auxquels les jeunes diplômés accèdent les rend moins sensibles à la conjoncture que les non-diplômés, et les diplômés sont plus susceptibles que les autres de changer de file d’attente, de se positionner de manière à occuper des emplois auxquels ils n’étaient pas destinés. Ce report pèse sur les files d’attente associées aux emplois peu qualifiés, en particulier dans les services, renforçant le sentiment d’exclusion des jeunes non diplômés. Si, au milieu des années 2000, le diplôme n’est plus une garantie absolue d’emploi stable chez les jeunes, il reste que les différences sont très importantes suivant le niveau de qualification. Ainsi, parmi les diplômés de niveau bac + 2 qui travaillent en 2003, 14 % ont connu un épisode de chômage plus ou moins long au cours des douze mois suivant l’obtention de leur diplôme, contre 48 % parmi ceux qui n’ont aucun diplôme. Catherine Béduwé note que « passer par un emploi non qualifié en début de carrière pour un jeune est d’autant plus probable que son niveau de diplôme ou de formation est faible. Plus d’un jeune sur deux sortant avec le bac est dans ce cas, environ un jeune sur trois sortant à bac + 4, moins de 10 % au-delà1 ». Ces proportions sont restées stables depuis une dizaine d’années.
Jeune : variable d’ajustement
Les passages par des emplois précaires et déqualifiés engendrent chez les jeunes diplômés un sentiment de déclassement et d’amertume, l’éviction des emplois précaires eux-mêmes provoque chez les non-diplômés, en bout de chaîne, un sentiment plus amer encore : celui d’être des surnuméraires absolus. Chose surprenante, le processus d’éviction entre les différentes catégories de jeunes ne se limite pas à l’emploi marchand. Il concerne aussi l’emploi aidé. En effet, on constate une évolution du niveau de formation des bénéficiaires des contrats aidés : en 1995, les actifs de niveau inférieur au bac (niveau IV) représentaient 62 % des bénéficiaires de contrats aidés, ils ne représentent que 34 % en 2001 tandis que le pourcentage des bénéficiaires ayant un niveau supérieur ou égal au bac (niveau IV et au dessus) passe de 23 à 38 % et que la part des plus diplômés (niveaux I et II) a augmenté aussi sensiblement. D’une certaine façon, on pourrait dire que, si les jeunes constituent la variable d’ajustement de l’emploi en France, les jeunes non diplômés sont une variable d’ajustement au carré. La disparité importante des situations entre jeunes et adultes sur le marché du travail, qui met en jeu des effets de génération, se redouble d’une opposition entre diplômés et non-diplômés, qui induit des effets de concurrence, de déclassement et d’éviction. De ce fait, les enjeux de réussite scolaire ont pris un tour plus âpre : ils mobilisent autour d’eux des stratégies résidentielles, des processus de ségrégation et de discrimination.
Campé sur ses positions, le gouvernement de Villepin a forgé une alliance improbable de classes d’âge et de groupes qu’opposent radicalement les lieux de vie, les ressources, la formation. Séparées voire hostiles au début de mars, les diverses catégories de jeunes se sont retrouvées au coude à coude le 28 mars, au cours d’une des manifestations les plus larges de notre histoire récente : réunissant les enfants des communes pauvres d’un département pauvre de France, la Seine-Saint-Denis, et les enfants des familles qui habitent Paris ou l’ouest parisien. On a vu défiler des élèves de seconde professionnelle des lycées banlieues, des émeutiers d’hier et des élèves de Normale sup, de Hec, ou de l’École des mines. Alors que huit jours plus tôt, les jeunes encagoulés venant des cités du nord-est parisien s’étaient opposés violemment aux abords des lycées, eux qui le 23 mars étaient entrés dans la manifestation pour voler et agresser les jeunes scolarisés, se sont rangés le 28 mars dans les cortèges étudiants et lycéens. Une telle prouesse n’a été possible que par l’intransigeance d’un gouvernement devenu autiste qui a non seulement rassemblé des jeunes scolarisés et des adultes mais aussi les couches les plus marginalisées des jeunes. Dans un pays où les discontinuités entre les statuts selon l’âge sont plus marquées qu’ailleurs en Europe, l’extraordinaire déficit de concertation et de gouvernance a érigé un milieu hétérogène en entité politique, il a fédéré des intérêts a priori divergents. Il a permis ce que l’histoire ne donne à voir que de loin en loin : une mobilisation qui transcende les intérêts particuliers de chaque groupe. Il a fait, à des degrés divers, basculer en politique une génération qui ne manquera pas d’en garder la conscience, dans laquelle le morcellement et le chacun pour soi pourraient régresser sensiblement.
Les frontières de la mobilisation
Pour autant, l’apparente unité du mouvement de mars-avril ne doit pas masquer des lignes de différenciation, voire des points de tension, au sein même de « la jeunesse ». Si les émeutes de novembre étaient plus nettement caractérisées socialement et spatialement, et mettaient en jeu plus directement les effets de la discrimination raciale, le mouvement anti-Cpe révèle paradoxalement à la fois la confrontation commune à une montée de la précarité et de la flexibilité qui touche l’ensemble des jeunes, mais aussi une grande diversité des conditions d’existence des jeunes. La mobilisation étudiante est partie d’universités à forte présence de filières de masse, peu sélectives (sciences humaines et sociales, lettres et langues) qui sont aussi celles qui délivrent les diplômes les moins valorisés sur le marché du travail. Les universités de province (Rennes, Poitiers, Toulouse, Montpellier, Bordeaux, Grenoble, etc.) sont entrées dès le début dans le mouvement, empruntant des formes assez classiques de mobilisation et d’organisation politiques avec une présence notable des syndicats étudiants. Il s’agit bien en ce sens d’un mouvement politique d’étudiants, issus des classes moyennes et pour une part populaires, engagés massivement dans des études de niveau licence ou master, qui contestent un projet du gouvernement qu’ils perçoivent comme une source d’incertitude supplémentaire.
Le mouvement du printemps 2006 n’a pas les mêmes ancrages géographiques que les émeutes du mois de novembre 2005. Le mouvement anti-Cpe est très actif dans le grand Ouest et le Sud-Ouest (Nantes, Poitiers, Angoulême, Bordeaux), des villes qui n’avaient pas connu de fortes émeutes. De même à Marseille, Metz, Nancy et Grenoble. Réciproquement, les villes de l’Est (Belfort, Montbéliard, Colmar et Strasbourg) où les incendies de voitures et les affrontements avec la police ont été nombreux en novembre ne sont entrées que tardivement dans la lutte anti-Cpe et sont moins mobilisées. Certes, il y a en région parisienne, à Rennes, à Toulouse, en Normandie des lieux qui ont connu à la fois les émeutes et les protestations contre le nouveau contrat de travail. Mais les universités impliquées en région parisienne sont plutôt celles qui scolarisent les jeunes vivant dans des quartiers plus favorisés de Paris et de l’Ouest parisien (Nanterre, Jussieu, Censier et Tolbiac) ou à forte présence de classes moyennes (Saint-Quentinen-Yvelines, Marne-la-Vallée). La mobilisation lycéenne, animée par les syndicats de lycéens (Unl et Fidl), est partie des lycées d’enseignement général des centres-villes. Davantage structurée politiquement dans les lycées d’enseignement général, la mobilisation a progressivement touché les lycées d’enseignement professionnel. La connexion avec les « jeunes des banlieues » est ici plus forte puisque non seulement une grande partie d’entre eux y est scolarisée mais les lycées concernés sont aussi plus souvent situés à proximité des quartiers les plus populaires.
De novembre 2005 à avril 2006
Dans les quartiers des cités, le Cpe n’est pas apparu comme un enjeu important : chez les jeunes qui fréquentent les missions locales pour l’emploi, l’idée même de déclassement n’avait guère de sens et, de leur point de vue, le Cpe n’allait rien changer. Les difficultés d’accès à l’emploi sont d’un autre ordre, la question du mépris et de la reconnaissance est essentielle. Le contour des émeutes renvoie à une expérience partagée par une large fraction des jeunes des cités, en rupture avec les valeurs et les accomplissements scolaires, qui se construit comme groupe dans son rapport aux institutions pénales, à la police et à la justice comme le souligne F. Jobard2. Cette révolte est celle d’une fraction d’une classe d’âge étroitement délimitée qui n’a pas noué d’alliances avec les classes d’âges aînées, qui n’a pas pu rassembler dans l’action ceux du même âge qui ont une meilleure trajectoire scolaire, qui a surtout impliqué les derniers arrivés, notamment issus de l’immigration africaine.
Ces clivages entre les jeunes sont apparus ouvertement dans les manifestations lycéennes des années 1990 et ne se sont pas estompés. La solitude des émeutiers de novembre dessine une situation différente de celle du début des années 1980, où la « Marche pour l’égalité » avait rassemblé des jeunes et des moins jeunes bien au-delà des cités et trouvait un appui au sein de la gauche politique. Il faudra attendre la fin du mois de mars pour que, par son ampleur et sa détermination, la mobilisation du printemps entraîne à ses côtés des jeunes d’abord hostiles des quartiers pauvres. L’intransigeance du gouvernement Villepin, son attitude bonapartiste, a fédéré derrière les drapeaux des étudiants et des lycéens ceux qui les dépouillaient quelques jours plus tôt. Le Cpe a ouvert une crise politique et noué des alliances improbables. En voyant le changement récent de conduites de ceux que l’on a qualifié de « racaille » au moment des émeutes de novembre, on pense aux bras-nus, dont la Montagne en lutte contre les Girondins s’est assurée le concours pendant la Révolution.
Dans un contexte où la cohésion sociale est fragile, la raideur de la réaction politique a nourri un mouvement de protestation où se sont rejoints un temps, sans vraiment s’articuler, la fronde des quartiers de relégation et la protestation des classes moyennes, les jeunes et les adultes. Tant les irruptions de violences à l’automne que les mouvements de grèves et les manifestations du printemps 2006 posent la question de la reconstruction du pacte social autour des questions d’accès à l’emploi et à la formation – aux bonnes écoles. Cette exigence de justice sociale prend en France des voies particulières, dramatisées par la centralisation des responsabilités et le rôle de l’État. Une phase difficile s’est ouverte depuis le début avril. Au-delà de l’abrogation du Cpe, ce qui est en jeu c’est la capacité de dispositions sur l’emploi de permettre des parcours sécurisés pour les uns et qualifiants pour les autres, c’est aussi la capacité de briser la logique de ségrégation qui a gagné du terrain à l’extrémité la plus déqualifiée des cités qui seront décisives.
- 1.
Catherine Béduwé, « Les jeunes non qualifiés », Problèmes politiques et sociaux, 915, 2005.
- 2.
F. Jobard, « Sociologie politique de la racaille », dans H. Lagrange et M. Oberti (sous la dir. de), Précarités urbaines, protestations et solidarités, Paris, Presses de Sciences-Po, 2006.