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Mediator | Passer le relais

avril 2019

Le récit de la manière dont le scandale du Mediator a été révélé montre qu’au-delà des difficultés liées au lancement de l’alerte, de longues difficultés concernent le fait de porter l’alerte.

Le 3 juin 2010 paraît en librairie un livre témoignage intitulé Mediator 150mg, combien de morts? aux éditions Dialogues. Le 7 juin, le tribunal de grande instance de Brest, saisi par le laboratoire Servier, ordonne en référé le retrait de la mention « combien de morts? », jugée dénigrante, sous astreinte de cinquante euros par exemplaire vendu. L’ouvrage, déjà imprimé, est en pratique censuré et disparaît des rayons.

Le 16 novembre 2010, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) reconnaît officiellement que le Mediator, commercialisé par Servier pendant trente-trois ans, est la cause directe d’au moins cinq cents morts. Ce chiffre sera plus tard réévalué à environ deux mille morts, si l’on inclut les décès à long terme. L’annonce de ce bilan humain fait l’effet d’une bombe dans les médias, l’opinion publique, les autorités sanitaires, le monde politique… le scandale du Mediator est «  lancé  ».

Avant de revenir sur cet instant charnière, synonyme de succès du lancement de l’alerte, il convient de rappeler les étapes du développement de l’alerte Mediator.

L’enquête

Médecin pneumologue au Chu de Brest, je suspecte en 2007 le Mediator, vendu par le laboratoire Servier comme anti-diabétique, d’avoir favorisé chez une patiente obèse l’apparition d’une maladie pulmonaire rare et mortelle, l’hypertension artérielle pulmonaire (Htap). En effet, des années plus tôt, un collègue m’a informée de la proximité pharmacologique du Mediator avec de redoutables coupe-faim commercialisés par Servier depuis le début des années 1960, Ponderal et surtout Isoméride, dérivés de l’amphétamine. Ces coupe-faim ont été retirés du marché mondial en 1997, à l’issue d’une âpre bataille de plusieurs années menée par quelques médecins contre Servier, ce dernier n’hésitant pas à employer de véritables méthodes de barbouze, allant jusqu’à des menaces de mort, pour garder ces très rentables poisons sur le marché, coûte que coûte. J’ai été, jeune médecin, témoin effaré de ce premier drame sanitaire, resté impuni en France, tandis qu’aux États-Unis, une class action historique permettait d’obtenir des indemnisations pour les dizaines de milliers de victimes américaines, à hauteur de plusieurs milliards de dollars. Renforçant mes doutes, la revue Prescrire, mensuel indépendant d’analyse critique des médicaments mis sur le marché, dénonce régulièrement cette proximité pharmacologique, logiquement synonyme de proximité toxicologique.

Il me faut près de trois ans d’enquête scientifique pour mener à terme ce processus d’alerte de pharmacovigilance, inhérent au rôle d’un médecin, en démontrant la redoutable toxicité pulmonaire et cardiaque du Mediator, qui se révèle en effet strictement superposable à celle de l’Isoméride. Aidée par les travaux, d’abord clandestins, puis officiels, d’un médecin de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), travaux tirés des immenses bases de données de l’assurance maladie, j’obtiens le retrait du marché du Mediator fin 2009.

Des millions de personnes
ont été exposées à un poison
dont la toxicité était connue
par la firme Servier.

Cette enquête prend une tournure quasi policière, car je m’aperçois, preuves écrites à l’appui, que Servier dissimule délibérément la véritable nature chimique du Mediator et nie la similitude parfaite entre Mediator et Isoméride. Ainsi, entre 1997, année du retrait des coupe-faim amphétaminiques mortels, et 2009, année du retrait du Mediator, coupe-faim amphétaminique maquillé en anti-diabétique et remboursé par la sécurité sociale, douze ans se sont écoulés pendant lesquels des millions de personnes en France et dans de nombreux pays ont été exposées à un poison dont la toxicité était connue par la firme Servier.

Les étapes de ce processus conduisant au retrait se sont déroulées dans les règles : transmission systématique des déclarations de pharmaco­vigilance réglementaires, travaux scientifiques publiés malgré une résistance aberrante, hostile et suspicieuse de l’Afssaps, que je devine alors être sous la pression constante de l’industriel. Je constate de plus que le retrait se fait en toute discrétion, sans qu’une information pertinente ne soit délivrée aux prescripteurs, aux pharmaciens et surtout aux consommateurs, abandonnés au risque et à ses conséquences.

Le témoignage

Fin 2009, soulagée par le retrait du poison Mediator, validé en 2010 par la Commission européenne, des éléments majeurs me paraissent indispensables à faire connaître aux victimes potentielles du Mediator, mais également à l’opinion publique, aux autorités sanitaires jusqu’alors anormalement atones, aux responsables politiques, à la justice… Comment susciter l’accompagnement nécessaire – informations, dépistage, prise en charge, indemnisations – à mettre en œuvre à l’égard des usagers du Mediator ? Comment dénoncer les agissements de pharmaco­délinquance d’une firme dangereuse, assurée de son impunité au point qu’elle puisse se permettre de récidiver après avoir provoqué un premier drame sanitaire, en laissant sur le marché un produit toxique équivalent mais dissimulé ? Comment alerter sur le noyautage d’une agence par des laboratoires qu’elle devrait contrôler ?

Ce n’est pas simple. Je suis médecin hospitalier, naviguant dans un milieu marqué par un corporatisme historique, bâillonné par une appréciation extensive du Code de déontologie réglant les rapports au sein de la profession, en principe dans l’intérêt premier des patients pris en charge. En face également, une firme puissante, de réputation qualifiée pudiquement de «  particulière  », pour ne pas dire sectaire, historiquement liée aux pouvoirs politique, médical… à ceux que j’appelle «  les sachants, les puissants, les possédants  » et qui n’accepteront pas aisément d’être bousculés et dépossédés de l’exclusivité de leur savoir, de leur pouvoir et de leurs avoirs. C’est ainsi que certains professeurs de pharmacologie renâcleront à accepter la démission du trésorier de leur société savante, par ailleurs cadre d’importance de l’entreprise Servier et mis en cause dans la transmission des informations trompeuses sur la nature du Mediator. Parmi les raisons avancées, la crainte de perdre le financement d’activités de recherche et de bourses d’étudiants. Nombre de langues seront ainsi liées, arguant du risque réel de représailles sur les parcours professionnels de ceux qui menaceraient des intérêts industriels.

Témoigner de cette enquête oblige à relater des faits réels, datés et récents, attestés par des documents, et par là même à révéler l’identité des acteurs étant intervenus tout au long des événements. Cette dénonciation incontournable et ses conséquences possibles pour les personnes nommées sont les éléments qui me troublent le plus. Le procédé est normal dans le journalisme mais profondément abhorré par le milieu médical. Je discute de ces questionnements avec des proches et me convaincs rapidement que la complexité de l’affaire, prenant ses racines près de vingt ans en arrière, ne peut s’exposer correctement qu’au moyen de la publication d’un livre qu’il m’appartient d’écrire. Mettre des mots face au silence du laboratoire et des autorités de santé, oser une parole face au secret, en toute transparence, mais ainsi «  sortir du bois  » en s’exposant personnellement.

Quelle est la légitimité d’une telle démarche ? Quelle en est également la faisabilité en termes de risques juridiques encourus par l’auteur et son éditeur ? Les mises en garde se multiplient autour de moi, on me rapporte les procès lourdement perdus par des confrères, pourtant clairvoyants. On m’avertit du risque d’ostracisme qu’une telle démarche peut susciter dans mon milieu professionnel, hostile à une attitude perçue comme déplacée de «  chevalier blanc  » et inquiet de voir mettre en cause les relations profitables nouées avec l’industrie pharmaceutique.

Mon éditeur Charles Kermarec et moi-même entrons en relation avec un avocat réputé qui nous conforte sans réserve dans l’idée qu’il s’agit bien d’une affaire grave, révélatrice de comportements à l’évidence délictueux comme de dysfonctionnements de tout le système gérant la chaîne du médicament. Il m’enseigne les éléments juridiques qualifiant le principal écueil, le risque de diffamation, et m’apporte ce faisant les éléments que, presque instinctivement, j’ai soupesés tout au long de l’enquête puis de la narration de celle-ci. Pour prouver sa «  bonne foi  », il s’agit que soient réunies : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l’expression, ainsi que la qualité de ­l’enquête. Il me glisse aussi que la meilleure protection personnelle peut être celle des médias, à condition de maîtriser cette exposition. J’ai bien compris, dès 2010, qu’Internet n’oublie rien et qu’il faut se garder de tous côtés, qu’il faut anticiper les messages clés, la posture adoptée, assez simple finalement, médecin avant tout ! Du côté des réseaux sociaux, Twitter est encore plutôt réservé à des initiés, Facebook cartonne, les blogs foisonnent… je décide de ne pas ouvrir de compte personnel sur ces réseaux et d’emprunter la voie des «  grands  » médias pour faire valoir une exposition factuelle et pédagogique des événements au fur et à mesure de leur déroulement, en publiant aussi des tribunes dans ces mêmes organes de presse lorsque protestations et argumentations me paraissent s’imposer face à l’adversaire, ou pourrait-on dire aussi, face à l’adversité, tant les obstacles de toutes natures se dressent de façon ininterrompue face à la quête de justice des victimes du Mediator. Un tel drame ne pourrait pas se produire sans l’appui de tout un système, hélas dévoyé de sa mission principale, celle d’assurer une sécurité sanitaire sans faille. Une alerte de cette nature, dévoilant des dysfonctionnements systémiques, suscite forcément des résistances multiples.

Un tel drame ne pourrait pas
se produire sans l’appui
de tout un système.

Conscient de cet enjeu, Charles Kermarec confie la promotion de ­l’ouvrage à une attachée de presse bien introduite dans le circuit parisien. Et ce sont en effet les premières sollicitations des médias, en juin 2010, du Nouvel Obs au Parisien en passant par France Inter ou Le Magazine de la santé, intervenant avant même la censure du livre, qui permettent à l’alerte de laisser une première trace significative, repérée ultérieurement par d’autres acteurs comme le député Gérard Bapt notamment. Le déploiement d’un processus d’alerte peut se comparer à un passage de relais, à la condition que les acteurs de la course soient interpellés et sensibilisés de façon appropriée en amont de leur intervention.

Trouver des appuis

Au niveau professionnel, j’ai toujours associé mes collègues et ma hiérarchie, tant dans l’aventure scientifique que lorsque cette affaire bascule progressivement dans la sphère publique. C’est ainsi que le directeur du Chu de Brest, Bernard Dupont, et son équipe de communication sont partie prenante pour l’organisation d’une petite conférence de presse organisée à l’intention des médias régionaux lorsque le Mediator est retiré du marché français. De même, j’adresse le manuscrit que je ­m’apprête à publier à ma hiérarchie administrative (direction hospitalière) et médicale (commission médicale d’établissement) ainsi qu’à mes proches collègues. Cela permet qu’une confiance réciproque s’établisse et favorise une synergie des actions qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Certes, l’établissement hospitalier pouvait éventuellement s’inquiéter des remous potentiels provoqués par cette publication atypique, mais il est vrai également que les faits rapportés ne mettaient aucunement en cause des acteurs hospitaliers locaux.

Lorsque s’abat la censure du livre, déjà postfacé par l’ancien président charismatique de Médecins sans frontières, Rony Brauman, premier gage de sérieux et de visibilité médiatique, nous bénéficions du soutien d’une pétition railleuse à l’égard du jugement « qui aurait fait sourire le collège de Pataphysique », signée de nombreux éditeurs, emmenés notamment par Actes Sud avec Françoise Nyssen et Les Arènes avec Laurent Beccaria.

Nettement moins encourageante est la réaction de l’Afssaps à la publication de l’ouvrage. Très vite, des courriers circulent au sein de l’agence et commentent de façon virulente, souvent sans en connaître le moindre détail, la publication du livre. Une phrase permet de saisir la réaction à chaud d’experts se sentant confusément menacés par cette publication : « Sur ce sujet où l’expertise est en toile de fond, il m’apparaît fondamental que l’agence forme un corps. » L’auteur du message, président de la commission d’Autorisation de mise sur le marché (Amm), ajoute : « Pour l’auteur, elle me donne l’impression de ces petits soldats (mais il en a fallu pendant la guerre) qui sont convaincus qu’ils ont tout compris et que si la terre tourne, c’est grâce à eux. » Corporatisme et dénigrement du lanceur d’alerte, ce « petit soldat narcissique », constituent ainsi les premières lignes de défense de l’institution publique mise en cause. L’aveuglement des experts et des responsables de l’agence est frappant vis-à-vis de ce que révèle pourtant en priorité mon témoignage : l’existence d’une effarante criminalité à col blanc de l’industriel Servier.

Les étapes suivantes, appel contre la censure (finalement gagnant), interpellations incessantes de l’Afssaps par le député Bapt, allié à quelques informateurs au sein des agences et à des journalistes pugnaces, comme Anne Jouan du Figaro, permettent d’obtenir au forceps de la part de l’agence une première réponse à la question censurée (« combien de morts? »), déjà estimée dans un travail de thèse de pharmacie associée à Brest puis relancée par une tribune du député Gérard Bapt publiée le 23 août 2010 dans le journal Le Monde.

Cette course haletante pour lutter contre l’étouffement de l’alerte, alors que sont déposées les premières plaintes de victimes, a été suivie en direct, caméra à l’épaule, par la documentariste Anne Richard[1], dès le lendemain du jugement du tribunal de grande instance de Brest en juin 2010 et jusqu’aux premières audiences au civil, mettant en scène dans un face-à-face glaçant victimes et avocats de Servier. Ce documentaire, précieuse trace de l’itinéraire d’un lanceur d’alerte dans la tourmente, a inspiré très largement le film La Fille de Brest réalisé quelques années plus tard par Emmanuelle Bercot, produit par Haut et Court, et sorti en novembre 2016.

On y retrouve notamment un événement fort, le premier épilogue qu’a été l’enquête de l’Igas, réclamée par le ministre de la Santé Xavier ­Bertrand et rendue publique en janvier 2011[2]. Le film de Bercot devient un support important pour nourrir des débats sur le sens de la vocation médicale et sa nécessaire indépendance, animés par des corporations d’étudiants en médecine dans de nombreuses facultés de médecine en France.

Porteur d’alerte

Le 22 décembre 2010, dans un entretien accordé au journaliste de La Croix, Pierre Bienvault, je déclare vouloir à présent « passer du temps avec [ma] fille de onze ans », persuadée que l’alerte ayant été entendue, relayée par le ministre de la Santé lui-même, chaque responsable concerné va s’atteler à rétablir l’ordre, la vérité et la justice, que l’on va arrêter, enfin, de marcher sur la tête. « Qui est fou? » est une question qui taraude bien des lanceurs d’alerte, éberlués d’être seuls à voir des réalités criantes.

L’année 2011 semble voir la résolution de «  l’affaire  ». Le remarquable rapport de l’Igas accable Servier, accusé de tromperie, et l’Afssaps, en prise avec les tourments du conflit d’intérêts et l’éparpillement de ses missions. Des missions d’information parlementaires, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, et des Assises du médicament organisées par Xavier Bertrand prolongent les leçons à tirer du Mediator et aboutissent, en décembre 2011, au vote d’une loi de sécurité du médicament qui répond à certaines failles majeures du contrôle des produits de santé. On s’apercevra toutefois, des mois plus tard, que la rapporteure du rapport sénatorial, Marie-Thérèse Hermange, était conseillée par un consultant de Servier pour minimiser dans son rapport les reproches adressés à la firme. Face à l’inflexibilité du laboratoire, une loi d’indemnisation permettant aux victimes de saisir l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) est votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale en juillet 2011. Enfin, la justice débute une enquête préliminaire en janvier 2011, aboutissant à l’ouverture d’une instruction judiciaire et rapidement à l’inculpation des principaux dirigeants de Servier et des sociétés éponymes pour des griefs de tromperie aggravée avec mise en danger de l’homme, homicides et blessures involontaires par violation délibérée, escroquerie, prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, ainsi que de l’Affsaps, devenue en 2011 l’Agence nationale de sécurité du médicament (Ansm), pour négligence notamment. Dans le viseur de la justice également, certains experts et responsables de l’agence, suspectés d’ententes illégales avec le laboratoire.

Le 3 octobre 2012, je suis réveillée dès cinq heures du matin par de multiples appels de la presse qui s’affole en découvrant le titre du journal Le Parisien en Une, «  Santé : le scandale du Mediator risque de tourner court  », dans lequel le journaliste Marc Payet s’interroge : « Le scandale du Mediator, déclenché en 2010 par le livre brûlot d’Irène Frachon, médecin au Chu de Brest, est-il alors destiné à faire pschitt? Le fondateur du groupe aurait-il été mis en examen pour “tromperie” trop vite? »

Le journal révèle alors que plus de 85 % des dossiers de victimes présumées du Mediator sont jugés irrecevables par les experts du ministère de la Santé. Ces chiffres, fournis opportunément par Servier au journaliste, sont révélateurs de plusieurs éléments. La procédure Oniam étant ouverte à toute personne s’estimant lésée, un grand nombre de dossiers «  hors sujet  » ont été déposés par des usagers du Mediator, ignorants des atteintes spécifiques (Htap et valvulopathies cardiaques) démontrées dans les articles scientifiques. Ces dossiers, «  simples  » à débouter, ont été massivement traités par le collège d’experts au début du processus, tandis que l’examen des cas «  sérieux  » nécessite de longs mois et même en réalité d’interminables années d’instruction. Bien plus préoccupante est la crise de l’expertise que dévoile ce pourcentage élevé de rejets. Ces révélations, à l’origine d’une nouvelle déflagration médiatique, m’obligent à relever le deuxième défi de l’affaire du Mediator, celui qui consiste à porter l’alerte au-delà de son lancement, à s’assurer de la qualité de ­l’expertise en favorisant et en participant à l’amélioration et à la diffusion des connaissances scientifiques à propos de cette «  nouvelle  » pathologie, à suivre minutieusement les procédures d’indemnisation en m’alliant aux associations et avocats qui défendent les victimes et enfin à prévenir les pouvoirs publics des multiples sorties de route menaçant le processus de réparation promis aux victimes et aux usagers de santé. C’est l’objet par exemple du «  Manifeste des 30  », pétition en ligne lancée avec trente «  grands  » noms de la médecine en août 2015, et qui favorisa la publication d’un décret obligeant la firme à signer des transactions plus équitables avec ses propres victimes.

Cette notion de « porteur d’alerte » est proposée par la sociologue Solène Lellinger, auteure d’une thèse en épistémologie consacrée à la « sociogenèse du scandale du Mediator ». Huit années d’instruction des demandes indemnitaires et d’instruction pénale, dont plus de la moitié consacrées à traiter les nombreux recours dilatoires déposés par les avocats de Servier, m’ont permis d’observer les multiples résistances déployées face à l’insoutenable réalité du drame du Mediator, témoin de failles béantes dans notre système de santé. Ces mécanismes de résistance ont notamment utilisé la stratégie du déni, allant jusqu’à l’adoption de vraies attitudes négationnistes. Au-delà des protestations de Servier lui-même (« Le Mediator, ce n’est que trois morts! » déclare Jacques Servier lors de ses vœux aux salariés de son entreprise en janvier 2011), un professeur de cardiologie, Jean Bardet, édite à compte d’auteur un livre intitulé L’Affaire Mediator, un devoir de vérité, réfutant grossièrement et jusqu’à l’absurde les travaux scientifiques. Claude Huriet, académicien de médecine, féru d’éthique, conteste dans le Journal international de médecine du 25 juin 2016 le bilan humain du Mediator, et déplore le risque de légitimer la « délation » en votant une loi sur la protection des lanceurs d’alerte. Ces documents sont repris, échangés, transmis et créent une vraie suspicion sur l’existence même de ces victimes, tandis que l’Oniam reconnaît aujourd’hui à plus de 3 700 victimes le droit d’être indemnisées de leurs préjudices. Il faut aussi combattre, en témoignant à plusieurs reprises devant la 17e chambre correctionnelle du Palais de justice de Paris, pour défendre des personnes relais de l’alerte, journalistes de presse et de télévision, député, médecins, violemment attaqués par Servier pour divers motifs, diffamation, injures, rupture du secret de l’instruction.

Pendant ces longues années, il faut également lutter contre l’effacement des victimes de la sphère publique, dont l’oubli s’accélère au fur et à mesure que s’éloigne la perspective d’un procès pénal rapide. Cela passe par des enquêtes journalistiques de qualité, mais aussi l’accompagnement de projets portés par des artistes engagés et touchés par l’affaire, tel le photographe Marc Dantan qui réalise un photo-reportage intitulé «  Mediator. Portraits de victimes au destin brisé  », dévoilant les visages et les cicatrices de ces personnes assignées à résidence, isolées et accablées par le lourd handicap, ou encore l’écriture d’une pièce de théâtre par la formidable troupe de Pauline Bureau, La Part des anges, qui bouleversera des salles entières en narrant l’histoire d’une victime du Médiator.

Il faut lutter contre l’effacement des victimes de la sphère publique.

Il était difficile d’anticiper la nécessité vitale de la tenue d’un procès pénal pour faire entendre et inscrire devant l’histoire une «  vérité  », celle due aux victimes, mais aussi à la société entière, aussi dérangeante soit-elle. Celui-ci s’ouvrira à la fin de l’année 2019 pour une durée de six mois. Puisse-t-il accomplir l’achèvement d’une alerte et la démonstration d’une clairvoyance nouvelle aux phénomènes de criminalité dite «  à col blanc  », cible privilégiée des lanceurs d’alerte de tous horizons.

C’est peut-être Schopenhauer qui a le mieux délimité les étapes qui attendent un lanceur et porteur d’alerte : « Toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. »

 

[1] - Anne Richard, L’Affaire Médiator, coproduit par WA productions et Public Sénat, septembre 2011.

[2] - Aquilino Morelle, Anne-Carole Bensadon, Étienne Marie, «  Enquête sur le Mediator  », rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, janvier 2011.

Irène Frachon

Pneumologue au Chu de Brest, elle a révélé le scandale du Mediator avec son livre Mediator 150 mg (Dialogues, 2010).

Dans le même numéro

Lancer l’alerte

« Lancer l’alerte », un dossier coordonné par Anne-Lorraine Bujon, Juliette Decoster et Lucile Schmid, donne la parole à ces individus prêts à voir leur vie détruite pour révéler au public des scandales sanitaires et environnementaux, la surveillance de masse et des pratiques d’évasion fiscale. Ces démarches individuelles peuvent-elles s’inscrire dans une action collective, responsable et protégée ? Une fois l’alerte lancée, il faut en effet pouvoir la porter, dans un contexte de faillite des espaces traditionnels de la critique.