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Einstein on the Beach, 1976-2014

février 2014

En 1976, le metteur en scène Robert Wilson et le compositeur Philip Glass conçoivent l’opéra Einstein on the Beach, créé au Festival d’Avignon et reconnu d’emblée comme « l’œuvre scénique la plus importante du xxe siècle », selon les mots de Susan Sontag. Cet opéra sans livret où seules les notes et les rythmes sont chantés utilise une série puissante d’images récurrentes pour former sa principale trame, juxtaposée à des séquences de danse créées par les chorégraphes Andy de Groat et Lucinda Childs. L’orchestration traditionnelle est remplacée par une composition pour synthétiseurs, bois et voix qui exige une écoute différente. Einstein on the Beach, qui déroge à toutes les règles conventionnelles de l’opéra, a propulsé ses deux auteurs, Bob Wilson et Philip Glass, sur le devant de la scène artistique internationale. Son interprète principale, Lucinda Childs, qui dès la première reprise de l’opéra en 1984 chorégraphie toutes les danses en remplacement de celles d’Andy de Groat, demeure elle aussi une figure emblématique de cette création collective où tout existe indépendamment bien que rien ne soit aléatoire1.

L’opéra se compose de quatre actes ponctués de cinq interludes. Certaines thématiques liées aux recherches du physicien Einstein, comme la théorie de la relativité ou l’arme nucléaire, sont évoquées à travers des tableaux d’une esthétique tout à fait révolutionnaire : des images oniriques épousent les changements très graduels de la musique et les mouvements chorégraphiés pour former une œuvre d’art totale bouleversant la perception de l’espace et du temps. Einstein on the Beach est un chef-d’œuvre, et sa reprise le mois dernier au Théâtre du Châtelet relance la réflexion sur l’intérêt actuel pour la notion d’avant-garde2.

Transformer les modes de perception

« Les avant-gardes n’ont qu’un temps ; et ce qui peut leur arriver de plus heureux, c’est au plein sens du terme, d’avoir fait leur temps », écrivait Guy Debord. Einstein on the Beach nous force-t-il encore à réviser nos normes de perception et à relativiser nos conventions esthétiques ? Ses répercussions sur l’art d’aujourd’hui étant immenses, est-il devenu un « classique » de notre époque qui reviendrait pour « faire son temps », pour « accomplir l’histoire » en quelque sorte3 ? L’œuvre nous fait pénétrer dans un temps où le moderne et le classique cessent d’être contradictoires. Car ce qui n’a plus rien d’inédit (la musique électronique, le théâtre d’images, le processus à nu sur scène…) ne nous fascine pas sur le mode de la nostalgie, même si tout le monde a en tête les expérimentations conceptuelles de la scène new-yorkaise des années 1970, devenues un mythe. Prenant le temps pour matériau durant cinq heures sans entracte, Einstein on the Beach recoupe les préoccupations les plus vives de la création d’aujourd’hui, interrogeant le spectateur dans ses modes de perception.

Il faut tenir ensemble le flux et la coupure. Il faut coupler les inconciliables. Il faut tenir sur une ligne qui peut à tout moment devenir une autre ligne,

écrit Lucinda Childs, qui a élaboré le solo de trois diagonales qui durant vingt minutes ouvre l’acte I de l’opéra avec un minimalisme gestuel radical4. Dès « Danse diagonale » en effet, l’opéra combine le temps (nombre de pas) et l’espace (organisation d’une ligne), développe un thème et ses variations et dessine des trajectoires successives et des points en mouvement qui deviennent une ligne. La danseuse tend son bras gauche, au bout duquel une courte baguette indique le prolongement d’une ligne invisible, s’interrompt, se relance et trouve son équilibre entre les tracés et le vide. La danse, on le sait, est un art du présent qui fait de la trajectoire du trait un véritable sismographe du corps : un corps intensément vivant qui est lui-même un enchevêtrement de lignes. Le vocabulaire de Lucinda Childs, qui se concentre sur les mesures et l’intervalle et implique une puissance différentielle plutôt que la répétition du même, fait d’Einstein on the Beach un somptueux recommencement.

Un espace-temps malléable

Une des choses qui me fascine chez Balanchine, c’est que vous regardez dix-sept femmes alignées faisant à vos yeux le même pas. Mais non. Si vous les observez longtemps et d’assez près, vous vous apercevez que chacune est en léger décalage […] Les classiques sont… l’avant-garde. L’avant-garde redécouvre le classique, vous redécouvrez donc ce que vous portiez en vous à la naissance […] Dans les années 1960, Balanchine passait pour révolutionnaire, mais il est en fait un classique. L’homme a toujours fonctionné sur les mêmes mathématiques5

Ces propos de Robert Wilson permettent d’évoquer la genèse d’Einstein on the Beach et de souligner que ce qui a influencé le metteur en scène, c’est d’avoir découvert la danse, en particulier le travail de John Cage et Merce Cunningham et, naturellement, de Balanchine. L’exposition « Living Rooms », conçue par Wilson au Louvre jusqu’au 17 février 2014 dans le cadre du « portrait » que lui a consacré le festival d’Automne à Paris, en témoigne : parmi les œuvres de sa collection, dont ses dessins, Bob Wilson expose aussi les baskets de Cunningham et les chaussons de Balanchine et de Noureev !

Pour comprendre les tours et détours du dialogue développé par Wilson et Glass puis Lucinda Childs où le passé, l’avenir et le présent inscrivent leur trajet dans « un espace-temps malléable », le story-board de l’opéra crayonné par Robert Wilson en 1975 est un témoignage essentiel. Cet ensemble de dessins vient d’entrer dans les collections du musée national d’Art moderne.

Les lignes diagonales et orthogonales viennent scander l’espace en soulignant le rôle essentiel de l’ombre et de la lumière comme élément scénique central dans l’univers de Wilson. Ce story-board apparaît comme une œuvre sérielle, au sein de laquelle en d’infimes variations, dessin après dessin, le temps se déploie. Un temps libéré. Un temps que Philip Glass va composer en une infinité de pulsations et modulations mélodiques,

explique Emma Lavigne, conservatrice au musée national d’Art moderne-Centre Pompidou, qui rappelle que Philip Glass a composé chaque section au piano comme un portrait de chaque dessin.

Lucinda Childs se voit reprocher aujourd’hui un retour à la danse classique. La chorégraphe, qui mettra en scène une nouvelle production de Doctor Atomic de John Adams à l’Opéra du Rhin en mai 2014, a pourtant toujours choisi des motifs classiques et des danseurs formés à la technique Cunningham ou à la technique classique pour que le contrepoint complexe d’une variation à une autre soit perceptible. Rappelons aussi que Bob Wilson admire le théâtre traditionnel japonais et que Philip Glass a transcrit la musique indienne de Ravi Shankar en notation occidentale. Einstein on the Beach balaie toute opposition en produisant de l’écart. On ne peut plus parler que de flux, de tensions, d’équilibres, de zones d’intensité, de multiplication du temps, d’images en mouvement et, après John Cage et Marcel Duchamp, de transformations du regard et de la perception. C’est ainsi que cette œuvre échappe au temps et reste un travail en progression.

  • 1.

    Chaque reprise, impulsée par Bob Wilson (1984, 1992, 2012 et 2014), a été élaborée par ses trois concepteurs. Le spectacle de janvier 2014 a, pour la première fois, été intégralement filmé par Don Kent et sera prochainement diffusé sur France 2.

  • 2.

    Voir Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde, Paris, Questions théoriques, 2013, et Hal Foster, le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La Lettre volée, 2005.

  • 3.

    Voir Natalia Smolianskaïa, « Le temps des avant-gardes : l’histoire de l’art à l’âge de sa mondialisation », Critique d’art, 2013, no 41. La citation de G. Debord est donnée p. 58.

  • 4.

    Dans Corinne Rondeau, Lucinda Childs. Temps/Danse, Pantin, Éditions du Cnd, 2013, p. 61. Cet ouvrage d’ensemble sur la chorégraphe américaine, après l’essai de Susan Sontag en 1983, propose des textes de l’artiste ainsi que des photos et des partitions chorégraphiques.

  • 5.

    Margery Arent Safir, Robert Wilson, Paris, Flammarion/The Arts Arena, 2011, cité dans le livret du Théâtre du Châtelet, p. 33.

Isabelle Danto

Critique de danse pour la Revue Esprit, Isabelle Danto a été journaliste pour la presse quotidienne (Le Figaro) et a contribué à différentes revues (Danser magazine, Mouvement, La revue des deux mondes) et à plusieurs publications (préface de l’ouvrage Käfig, 20 ans de danse, CCN de Créteil et du Val de Marne / Somogy éditions, 2016). Elle intervient régulièrement dans les festivals…

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