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Une sensation de déjà-vu. Entretien

décembre 2017

Entretien avec Ivan Krastev

Les populations d’Europe centrale et orientale doutent du destin de l’Europe, se méfient des élites et ont peur des migrants. Ces sentiments, liés à l’histoire singulière de ces pays, peuvent être changés si les Etats assument leurs politiques.

Populations of Central and Eastern Europe are doubtful about the fate of Europe, suspicious of elites and afraid of migrants. These feelings are linked to the specific history of these countries and could be changed if States took responsibility for their policies.

Politiste et éditorialiste, Ivan Krastev est le fondateur du Centre pour les politiques libérales de Sofia et membre de l’Institut des sciences humaines à Vienne. Il a publié en octobre 2017 un essai remarqué, le Destin de l’Europe1, dans lequel il revient notamment sur la fracture Est-Ouest, en particulier sur la question des migrations depuis le rejet par les pays du groupe de Visegrad, Hongrie et Pologne en tête, de la politique de répartition des demandeurs d’asile dans les pays membres de l’Union européenne. Posant clairement la possibilité d’une désagrégation de l’Europe, il s’interroge sur la façon dont les sentiments anti-immigrés et anti-élites se recoupent et se nourrissent mutuellement aujourd’hui, et sur les réponses à apporter à ce phénomène politique pour que vive le projet européen.

Depuis quelques années, l’Europe semble aller de crise en crise. Et pourtant, dans le même temps, les opinions réaffirment leur attachement à l’Union européenne, de telle sorte que la situation européenne semble surtout difficile à lire. Qu’est-ce qui vous fait dire, dans votre livre qui commence par une évocation de l’assassinat de François-Ferdinand d’Autriche à Sarajevo, que l’Europe est peut-être aujourd’hui au bord d’un effondrement silencieux, comme a pu l’être celui de l’empire des Habsbourg ou de l’Union soviétique ?

Je voudrais d’abord expliquer pourquoi cette crise européenne est vécue différemment selon qu’on se situe en Europe centrale et orientale ou en Europe de l’Ouest. Il ne s’agit pas de valeurs et d’intérêts mais d’une différence dans l’expérience même de ces pays. Nous avons vécu au cours de notre vie l’effondrement du système soviétique, même si beaucoup d’entre nous ont apprécié cet effondrement, nous savons tous aujourd’hui la fragilité des systèmes politiques. Depuis que la crise a commencé, quelles que soient leurs différences de convictions, beaucoup de gens se disent : n’avons-nous pas déjà vu cela avec la chute de l’ex-Yougoslavie et de l’Union soviétique ? N’avons-nous pas déjà vécu quelque chose de semblable ? Cela explique le paradoxe que l’on constate en Europe de l’Est : les études d’opinion en Pologne et en Hongrie montrent que les gens sont majoritairement en faveur de l’Union européenne. Or les gouvernements ont une attitude très différente, pour se protéger et ne pas être balayés par un effondrement éventuel. Il faut donc faire la différence entre l’euroscepticisme, qui se répand en Europe de l’Ouest et qui interroge le bien-fondé du projet européen, et l’europessimisme qui a cours en Europe de l’Est, qui doute du destin de l’Europe.

Ainsi, l’Europe serait divisée de façon un peu paradoxale entre des pays où s’expriment davantage de protestations anti-européennes, voire le souhait de quitter l’Union européenne, comme on l’a vu avec le Brexit, et les pays de l’Est où la conscience de la fragilité du projet européen est plus grande… Mais vous dites également que le fait de tenir l’existence de l’Europe pour acquise peut nourrir des insatisfactions, car les citoyens ont le sentiment de manifester leur mécontentement sans jamais être entendus par les institutions.

La crise entre les citoyens et leurs élites peut être analysée de deux manières. Structurellement, il y a à Bruxelles des politiques, au sens de policies en anglais, mais pas de politique, au sens de politics. Et de la même façon, au niveau des États, on met en œuvre des politiques, mais sans vision d’ensemble. Mettez-vous dans la peau d’un électeur bulgare, qui vote depuis des années contre les gouvernements en place, mais ne constate aucun changement de politique. Plus particulièrement, après la crise économique de 2008, nous avons observé deux versions de ce que les Anglo-Saxons appellent le Tina (« There is no Alternative ») : en Europe, on a l’impression que l’on peut changer de gouvernement mais pas de politique ; en Russie ou en Chine, on peut changer de politique mais pas ceux qui sont au pouvoir. Cette contrainte structurelle laisse penser que tout gouvernement résulte d’une conspiration des élites. Cela explique pourquoi une grande partie des populations hongroises et polonaises ne proteste pas contre les agissements des gouvernements pour contrôler la justice et les médias : la séparation des pouvoirs est perçue comme un alibi qui permet aux gouvernements de justifier leur inaction ; l’idée est de laisser le gouvernement agir le plus largement possible et concentrer les pouvoirs, parce qu’alors au moins on pourra le tenir responsable de la politique menée. Le problème de cette logique est évidemment que lorsque le gouvernement acquiert un tel pouvoir, il n’y a aucune garantie qu’il rende des comptes…

Nous parlons de la crise de l’Union européenne comme d’une crise de la démocratie, mais le problème est plutôt celui d’une vision méritocratique de la démocratie, celle des élites que l’on voit à Bruxelles. Pourquoi les gens qui sont prêts à payer si cher pour envoyer leurs enfants étudier dans les meilleures universités d’Europe refusent-ils d’être dirigés par ceux qui sont diplômés de ces mêmes universités ? Ce manque de confiance envers les élites méritocratiques vient selon moi de deux sources. D’une part, ces élites ont réussi leurs examens avec succès et pensent avec une forme d’arrogance qu’elles ne doivent rien à personne, car leur réussite repose sur leur travail et sur leur talent. D’autre part, et surtout, avec la mondialisation, elles sont très mobiles et ainsi, pour elles, il y aura toujours une issue : si vous êtes banquier, vous pouvez l’être à Paris ou à Sofia. C’est la loyauté et l’allégeance des élites qui est en question ; le peuple a le sentiment qu’il ne peut pas faire confiance aux élites, car en cas de crise, elles partiront.

Peut-on souligner aussi une autre coupure, entre peuples cette fois, comme dans le cas des Bulgares ou des Roumains, soumis à un traitement différencié pour la délivrance de visas après leur intégration dans l’Ue ? N’ont-ils pas considéré qu’on les traitait comme des Européens de seconde zone ?

Il est essentiel de comprendre que l’élargissement, après 1989, a été d’un certain point de vue une migration de l’Est vers l’Ouest : on a demandé aux pays de l’Est d’adopter des institutions, des réglementations, une manière de vivre. Or l’imitation, même réussie, produit toujours du ressentiment. On observe d’ailleurs, empiriquement, que le soutien le plus fort aux partis populistes et xénophobes ne provient pas des régions qui accueillent le plus de migrants mais bien de celles d’où le plus sont partis. Certaines régions d’Allemagne de l’Est ont perdu une importante partie de leur population, et c’est là que les partis anti-immigration font florès. Le fait de rester dans ces régions est perçu comme un échec, une perte de statut ; on y est travaillé par la peur de disparaître. Cela montre une histoire secrète des migrations : la peur n’est pas tant une peur de ceux qui arrivent, mais une peur de ceux qui ne sont pas partis.

Vous parlez dans votre livre de ce lien entre l’angoisse démographique et le rejet des migrants, ainsi que du sentiment que peut avoir la population d’être piégée entre une élite cosmopolite et libérale, qui voudrait promouvoir l’immigration comme une chose formidable, et les migrants qui se pressent aux frontières de l’Europe. On reproche aux élites de ne pas vouloir regarder les choses en face, de tenir un discours irénique, déconnecté des réalités.

En effet, si l’on regarde les chiffres des migrants qui viennent en Europe depuis 2015, on constate qu’ils ne sont pas très nombreux. Il y a plus de Syriens vivant en Turquie – deux millions – qu’en Europe. Ce qui change surtout est la perception du monde que ces migrations induisent. Avant la crise, on avait une vision différente de la mondialisation : son symbole était le touriste, qui vient, sourit, dépense et s’en va. Tout le monde l’aime. Maintenant, on a la figure du réfugié qui vient, ne sourit pas et a besoin d’aide. Il peut d’ailleurs s’agir de la même personne ! Le Syrien qui venait comme touriste vient aujourd’hui comme réfugié. Ce qui a changé est la perception : rien n’a changé et tout a changé. J’ai relu récemment l’article célèbre de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire, écrit en 19892. La première fois qu’on le lit, on voit ce qui y est, et la seconde on voit ce qui n’y est pas. Francis Fukuyama parle beaucoup de mouvements d’idées, de capital, de biens ; il n’y a qu’une chose qui ne bouge pas : les gens. Le mot « migration » est absent de l’article. L’idée était que puisque certains pays adoptaient nos conceptions et nos institutions, leurs habitants y resteraient. Mais nous avons réalisé que dans un monde globalisé, si vous voulez changer de vie et si vous vivez dans un pays pauvre, il vaut mieux changer de pays que de gouvernement.

De ce point de vue, paradoxalement, les migrations sont la version contemporaine des révolutions. Vous n’avez pas besoin d’idéologie ou de parti. Des personnes qui vivent dans un monde globalisé cessent de comparer leur vie à celle de leurs voisins : ils veulent vivre comme certains vivent ailleurs. Je vais vous donner un exemple qui me frappe toujours. En 1981, une étude a montré que les Nigérians se sentaient aussi heureux que les Allemands. Vingt ans plus tard, la satisfaction des Nigérians était à la hauteur de ce que leur produit intérieur brut (Pib) suggère : la seule chose qui ait vraiment changé entre-temps, c’est la télévision et la possibilité pour les Nigérians de voir comment les Allemands vivent. Ce que la mondialisation change est le cadre de la comparaison – en faveur d’une comparaison globale.

Vous décrivez les migrations comme une révolution, mais n’ont-elles pas toujours été ce vecteur d’idées, de valeurs et de représentations qui transforme les sociétés ?

La technologie ne change pas le phénomène mais l’échelle à laquelle il se produit. Les migrations ne concernent d’ailleurs pas seulement les personnes. Elles sont aussi, par exemple, un mouvement d’arguments et d’électorat, notamment de la gauche vers la droite. Dans les années 1970, la gauche indienne était en faveur de la reconnaissance des traditions et des mœurs des populations locales, et cette idée se retrouve aujourd’hui dans le discours de la droite autrichienne. On ne peut réduire le phénomène de la migration à sa dimension économique. Ma grand-mère, qui a été pour moi un maître à penser, disait que lorsque l’on fait face à des problèmes que l’on ne peut résoudre, il faut se contenter de leur survivre. Je pense qu’Angela Merkel a été réélue non pas parce qu’elle a accueilli des migrants, mais parce qu’elle a montré la capacité de son gouvernement à ouvrir et aussi à refermer les frontières. Ce n’est pas tant le choix de telle ou telle réponse politique à une crise qui compte pour les gouvernements que de montrer qu’ils ont la maîtrise de la situation. Ce qui radicalise l’opinion contre les migrations n’est pas le nombre de migrants mais la peur que les élites ne puissent plus exercer un pouvoir.

La résolution de la crise des migrants en Europe est essentiellement une question politique. L’une des premières victimes de cette crise est le discours des droits de l’homme. Cette affirmation de principes repose sur la capacité des États à agir, et l’Europe centrale et orientale est travaillée par l’idée que les États n’en sont pas capables. Ils n’ont par exemple pas été capables d’intégrer les populations roms, qui continuent d’être très peu scolarisées, et cet échec pèse sur l’appréhension de la situation actuelle. Le gouvernement allemand, en décidant d’ouvrir les frontières aux réfugiés, a dit : nous pouvons le faire, nous avons la capacité d’intégrer ces populations, et il est en train de le démontrer. Si l’on veut surmonter les divisions qui minent aujourd’hui l’Europe, la capacité des États à assumer leur politique est d’une importance critique.

  • 1.

    Ivan Krastev, le Destin de l’Europe. Une sensation de déjà-vu, Paris, Premier Parallèle, 2017.

  • 2.

    Francis Fukuyama, la Fin de l’histoire et le dernier homme, traduit par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1994.

Ivan Krastev

Né en 1965 en Bulgarie, il a fondé et dirige le Center fir Liberal Strategies à Sofia. Il est également membre permanent de l'Institut de sciences humaines de Vienne et membre fondateur du bureau du Conseil européen des relations internationales. Voir son article "Rêves utopique d'une vie au-delà des frontières" (Esprit, janvier 2017). …

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