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Trois idées reçues sur les élections européennes

mai 2019

Une étude du European Council on Foreign Relations conduite dans quatorze pays d’Europe montre qu’en dépit de divisions, il n’existe pas de polarisation de l’électorat en tribus irréconciliables ; que la question de l’émigration est aussi importante que celle de l’immigration ; que le sentiment européen est important malgré une volonté de renverser le statu quo.

Les généraux préparent toujours la dernière guerre. À l’approche des élections au Parlement européen de mai 2019, les stratégies de campagne des différents partis semblent en effet guidées par les enseignements des élections de ces dernières années. Le Brexit, Donald Trump, Viktor Orban et Emmanuel Macron ont façonné nos attentes et, en conséquence, les débats sont régis par trois idées extrêmement trompeuses sur la politique européenne.

Ces élections consacreraient ainsi une dynamique de polarisation de l’électorat en différentes «  tribus  » irréconciliables. L’expérience ­d’Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle en 2017 confirmerait quant à elle que le vieux clivage gauche-droite a vécu, laissant place à une scission entre pro-européens et nationalistes. Les succès de Victor Orban, enfin, souligneraient la centralité de la question des migrations. Or une étude d’opinion conduite par le European Council on Foreign Relations (Ecfr) et l’institut de sondage Yougov à travers quatorze pays d’Europe[1] montre que ces trois hypothèses sont fausses, et que les candidats qui font campagne sur ces bases risquent d’échouer.

 

La fragmentation politique

Les événements politiques survenus aux États-Unis et au Royaume-Uni ont conduit les citoyens à craindre que l’Europe ne se divise désormais en «  tribus  », définies par des questions d’identité et de valeurs plutôt que par leurs intérêts socio-économiques.

Aux États-Unis, les électeurs républicains et démocrates évoluent désormais dans des mondes parallèles : ils vont à l’église, travaillent et se marient avec des personnes aux caractéristiques identiques. Ces groupes ne sont pas simplement divisés par leurs opinions : ils ont accès à des faits différents, produits par les médias partisans auprès desquels ils s’informent.

Au Royaume-Uni, le référendum sur le Brexit a révélé que le clivage droite-gauche s’efface au profit d’autres lignes de fracture, qui séparent le Nord du Sud, les jeunes des plus âgés, les grandes villes des zones rurales, et surtout, les diplômés des non-diplômés. Comme aux États-Unis, ces polarisations géographiques et sociologiques recoupent des questions de valeurs : le soutien à la peine de mort a été identifié comme l’un des meilleurs indicateurs des attitudes par rapport au Brexit.

À travers l’Union européenne (UE), un assaut de partis contestataires vient en effet rebattre les cartes des systèmes partisans. Ces partis font campagne pour offrir une voix à ceux que le système actuel ne représente pas, et ils ont gagné du terrain dans presque toutes les dernières élections nationales. Huit gouvernements en Europe sont d’ores et déjà dirigés par des partis contestataires. Lors des prochaines élections au Parlement européen, un tiers des parlementaires au moins devraient venir de partis anti-européens insurgés.

Cependant, l’étude de l’Ecfr montre que, si les sociétés européennes sont divisées, elles ne sont pas encore tribales. Aucun des indicateurs les plus significatifs dans les dernières élections aux États-Unis et au Royaume-Uni – géographie, âge, niveau d’éducation, gauche et droite, religion – ne sont vraiment corrélés aux intentions de vote pour les élections au Parlement européen.

Le trait le plus caractéristique de l’électorat en Europe est la volatilité. 50 % des électeurs ne se déplaceraient pas pour voter aux élections européennes, et 15 à 30 % des électeurs n’ont pas encore fait leur choix. Pour 50 à 65 % des personnes qui indiquent une préférence de vote, ce choix n’est pas définitif. Dans des pays comme le Danemark, la France, l’Allemagne et la Hongrie, 6 à 7 % des électeurs des principaux partis, qui envisagent d’aller voter, sont tentés par un parti anti-européen. En Grèce, ils représentent 9 % des électeurs. Mais ce qui est intéressant, c’est que 6 % des électeurs des partis anti-européens sont également tentés par les partis traditionnels. Le mouvement va bel et bien dans toutes les directions.

L’Europe (ouverte) contre les États-nations (fermés)

L’UE risque de vivre un «  cauchemar  » national-populiste à moins que les centristes ne gagnent le soutien du public à la cause européenne, a déclaré le dirigeant libéral Guy Verhofstadt dans un entretien au Guardian [2]. Une lecture qui reflète celle de dirigeants d’extrême droite tels que Gert Wilders, lorsqu’ils décrivent les élections comme une bataille entre «  mondialistes  » et nationalistes.

Nombreux sont ceux qui s’attendent à ce que les élections européennes soient une répétition de l’affrontement ayant opposé le pro-européen Emmanuel Macron à l’eurosceptique Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle française. Dans un débat déterminant entre les deux tours, Macron a rompu avec la timidité habituelle des pro-­européens et directement interpellé Le Pen sur son euroscepticisme et son plaidoyer en faveur de l’abandon de l’euro par la France, la mettant ainsi au pied du mur.

Mais notre étude montre que, pour la majorité des citoyens de l’UE, le sentiment d’être européen est aussi important que leur identité nationale : seules 25 % des personnes interrogées n’étaient pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle leur identité européenne compte autant que leur identité nationale. Il faudrait pouvoir déterminer plus finement dans quelle mesure cette identité est liée au projet européen, ou s’enracine plutôt dans une définition ethno-religieuse de l’Europe. Mais pour la plupart des citoyens européens, les identités européenne(s) et nationale(s) sont complémentaires et non conflictuelles.

De nombreux partis nationalistes ont également appris cette leçon. Ces derniers mois, la plupart d’entre eux ont tenté de se repositionner sur l’Europe, renonçant par exemple à prôner la sortie de l’euro. C’est le cas du Rassemblement national en France, mais également de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles en Italie. Leur objectif n’est pas de paraître anti-européen mais plutôt de proposer une refondation de l’Europe, qui permettrait de lutter contre l’immigration et de reprendre de la souveraineté aux institutions bruxelloises.

Les citoyens ont fini par considérer l’UE comme faisant partie de leur système de gouvernement – le considérant soit comme une entrave à la capacité de ce système de produire des résultats, soit au contraire comme un moyen de contrôler leur système national. Mais cette division ne correspond pas au stéréotype de l’Ouest pro-européen et de l’Est anti-européen. Interrogées sur les conséquences perçues de l’adhésion à l’UE, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie (ainsi que l’Espagne) sont les pays où les électeurs adhèrent le plus à l’affirmation selon laquelle l’UE les protège contre les excès et les échecs de leur gouvernement national. En fin de compte, le véritable clivage n’est pas pour ou contre l’Europe, mais plutôt ce que les gens pensent de leurs systèmes politiques.

Un grand nombre d’électeurs veulent surtout renverser
le statu quo.

Ainsi, on peut distinguer quatre grands groupes d’électeurs européens : les complaisants (environ 24 % des électeurs, qui estiment que les systèmes européens et nationaux fonctionnent mais sont souvent désengagés), les désespérés (38 % des électeurs, qui pensent que les systèmes européens et nationaux sont en panne et pensent voter pour un parti contestataire), le parti pro-européen à la traîne (24 % des électeurs, qui pensent que le système national est brisé mais que l’UE fonctionne) et les nationalistes eurosceptiques (14 % des électeurs, qui pensent que le système national fonctionne, contrairement à l’UE).

Un grand nombre d’électeurs veulent surtout renverser le statu quo. La France et le Danemark représentent à cet égard les deux extrêmes : 65 % pensent que ni l’UE ni le système national ne fonctionnent en France, alors que 52 % au Danemark pensent que les deux systèmes fonctionnent bien. Mais le statu quo est intrinsèquement local, ce qui signifie que le désir de changement pourrait profiter aussi bien à des partis anti-européens qu’à des partis traditionnels, de gauche ou de droite. Le succès dans ces élections dépendra donc de la capacité des candidats à se positionner en agents crédibles du changement.

La question migratoire

Les élections européennes ont été présentées comme le terrain d’une lutte pour le cœur de l’Europe. Viktor Orban, Matteo Salvini et Steve Bannon auraient voulu faire de cette élection un référendum sur la migration, en mobilisant une coalition souverainiste afin de démanteler l’UE de l’intérieur. Ils estiment que la crise migratoire de 2015 a bouleversé la politique européenne, en mettant les partis traditionnels sur la défensive et en touchant le cœur de l’insécurité européenne sur l’identité.

Mais les résultats du sondage de l’Ecfr montrent que le monde de 2019 est radicalement différent de celui de 2015. Nous avons essayé de comprendre ce qui intéresse les individus en leur posant trois questions clé : quelles sont, selon eux, les plus grandes menaces qui pèsent sur l’UE ; quels sujets les préoccupent le plus ; et ce qui constituerait un bon résultat électoral.

La Hongrie est le seul pays où l’immigration est considérée comme la première menace qui pèse sur l’UE – ce qui n’est pas étonnant étant donné la propagande constante et acharnée que Viktor Orban diffuse dans les médias contrôlés par l’État. Mais dans chacun des quatorze pays que nous avons sondé, un des cinq autres sujets compte au moins autant pour la population.

Le sujet d’inquiétude le plus largement partagé est l’islamisme radical – un grand nombre d’individus en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Pologne et en Slovaquie y voient le plus grand risque qui pèse sur l’Europe. Et l’on constate des différences notables entre les groupes démographiques qui s’inquiètent d’abord de la migration et ceux qui s’inquiètent d’abord de l’islamisme radical.

Une autre préoccupation majeure est la crainte d’un retour du nationalisme au sein de l’UE, considéré comme plus important – ou au moins égal – que la question migratoire en Autriche, Finlande, Danemark, ­Allemagne, Grèce, Pays-Bas, Pologne et Espagne. La lutte contre le nationalisme compte particulièrement pour les électeurs les plus mobilisés.

La crise économique est perçue comme le problème majeur en Italie, Roumanie, Grèce et Slovaquie. Seul le Danemark a mentionné le changement climatique comme principale menace lorsque le sujet est mentionné parmi d’autres. En revanche, lorsque la question porte spécifiquement sur ce problème, des majorités écrasantes dans les quatorze pays sondés considèrent qu’il s’agit d’un risque majeur. Enfin, la Russie est apparue comme un sujet de préoccupation central en Suède, République tchèque, Pologne, Roumanie et au Danemark.

Une ligne de fracture se dessine également entre ceux qui s’inquiètent principalement de l’immigration dans leur pays et ceux qui craignent que l’émigration n’entraîne leur disparition de la carte. Alors que l’Europe du Nord et de l’Ouest craint toujours l’afflux d’étrangers, la majorité des personnes en Italie, Espagne, Hongrie, Pologne et Roumanie est surtout préoccupée par le départ de ses propres citoyens.

Une ligne de fracture se dessine entre ceux qui s’inquiètent principalement de l’immigration et ceux qui craignent l’émigration.

Constat stupéfiant, des majorités à deux chiffres dans ces pays voudraient que leurs gouvernements interdisent le départ de leurs propres citoyens pour de longues périodes. Dans une Europe qui s’enorgueillit d’abolir les frontières et de promouvoir la liberté de circulation, ce mouvement vers l’auto-emprisonnement est pour le moins surprenant ! En Roumanie, un citoyen sur cinq a quitté son pays au cours de la dernière décennie. Ces laissés-pour-compte se sentent si désespérés qu’ils semblent prêts à reconstruire un mur de séparation pour eux-mêmes – trente ans à peine après la chute du mur de Berlin.

Même parmi les obsessionnels de l’immigration, il existe un clivage important. Les phobiques de la migration soutiennent des partis ­d’extrême droite comme l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le ­Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen ou le Parti de la Liberté d’Autriche, tandis que ceux qui s’inquiètent davantage de l’islamisme radical ont tendance à soutenir les partis de centre-droit tels que l’Union chrétienne-démocrate et l’Union chrétienne-sociale (Cdu/Csu) allemandes, les Républicains en France ou le Parti populaire autrichien de Sebastian Kurz.

Ces résultats reflètent les changements politiques intervenus depuis 2015. Le plus évident est la chute du nombre d’arrivées – les écrans de télévision sont aujourd’hui plus occupés par le chaos du Brexit que par la sécurité aux frontières. D’autant que tous les grands partis prônent désormais un contrôle plus strict des frontières.

Les partis politiques ne devraient pas rester silencieux sur les enjeux migratoires : être crédibles sur ce sujet leur permettra d’être écoutés sur d’autres. Mais ils doivent aller au-delà de la question du contrôle des frontières pour s’attaquer à la question de l’islamisme radical et à la fuite des cerveaux, qui touchent de nombreux pays européens. Il leur faudrait élaborer des propositions sur l’intégration des migrants et la sécurité qui prendraient en compte l’anxiété culturelle, le maintien de l’ordre et le renseignement, ainsi que les questions de langue et de citoyenneté.

Reconquérir l’avenir

L’UE a été créée par des sociétés qui craignaient leur passé. Aujourd’hui, les Européens craignent l’avenir. Il ne s’agit pas seulement de désillusion à l’égard des institutions européennes à Bruxelles. C’est le contrat ­d’ensemble qui est rompu. Les Européens ne croient plus qu’en respectant les règles, ils verront leur vie s’améliorer progressivement. Ils ne croient plus qu’il y ait des partis capables de représenter les intérêts des gens comme eux. Les Européens veulent vivre en sécurité et respirer un air pur, dans le respect de soi et la dignité. Mais ils ne croient plus que leur système politique, national et européen, puisse le leur garantir.

La plupart des électeurs veulent du changement, mais ne voient pas nécessairement ce changement venir de l’extrême gauche ou de ­l’extrême droite. En France, ceux qui déclarent leur intention de voter pour Emmanuel Macron sont parmi les plus convaincus que l’UE est brisée. Ainsi, un parti pro-européen devrait être le parti du changement, sans nécessairement appeler à une nouvelle grande vision. Les pro-­européens devraient au contraire tisser des liens entre les majorités, en apportant la preuve de progrès qui trouvent un écho auprès de différents groupes.

La question environnementale offre un moyen de transformer le rejet du statu quo en espoir d’un avenir commun et durable. L’économie est une autre option, en envisageant de prendre des mesures sévères contre les entreprises numériques qui exploitent nos données. Se défendre contre des superpuissances comme la Chine et les États-Unis est également une voie d’avenir pour une Europe qui craint les menaces d’autres puissances.

Aujourd’hui, les Européens craignent l’avenir.

Pour être écoutés, les partis pro-européens devront également prendre des mesures défensives. Il faut donner un sens à la rhétorique d’une «  Europe qui protège  », en rendant l’interdépendance plus sûre. Dans l’Europe d’aujourd’hui, nombre d’individus ont vu s’effondrer les certitudes qui structuraient leur vie : les barrières entre le monde développé et le monde en développement, les structures sociales, les codes moraux – et même la différence entre hommes et femmes. Toutefois, si les pro-­européens interprètent à tort ce désir de délimitation pour faire de l’immigration le sujet clé des élections européennes, ils feront une fois encore défaut aux électeurs. Il faut repenser le fonctionnement de l’UE, en imaginant un avenir fondé sur des projets que nous sommes en mesure de réaliser.

Traduit de l’anglais par Tara Varma

 

[1] - Étude disponible sur le site de l’ECFR (www.ecfr.eu), 17 avril 2019.

[2] - Guy Verhostadt, “EU faces nationalist nightmare in the next five years”, The Guardian, 5 mars 2019.

Susi Dennison

Directrice du programme « Puissance européenne » au European Council on Foreign Relations.

Ivan Krastev

Politologue, il dirige le Centre for ­Liberal Strategies. Il a récemment publié Le ­Destin de l’Europe (Premier Parallèle, 2017).

Mark Leonard

Politologue, directeur du European Council on Foreign Relations, il est ­l’auteur de Pourquoi l’Europe dominera le xxie siècle (Plon, 2006).

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