Devenir sociologue en 1968. Petite topographie physique et morale des lieux de la sociologie en ce temps-là
Petite topographie physique et morale des lieux de la sociologie en ce temps-là
La sociologie est considérée comme la discipline universitaire la plus impliquée auprès de la contestation étudiante. En retraçant son itinéraire de la Sorbonne à Vincennes puis à Nanterre, Jacques Donzelot peint un tableau moins univoque : les programmes de recherche, les conflits d’école, les équilibres politiques réduisaient considérablement l’impertinence et la créativité de la recherche. L’imagination au pouvoir ?
S’il est une discipline dont le nom se trouve associé à Mai 68, c’est bien la sociologie. On en connaît la raison, à savoir le rôle qu’eurent les étudiants de sociologie à Nanterre dans le déclenchement des événements. Mais l’effet que produisit Mai 1968 sur ladite sociologie paraît moins connu. Certes, il fut l’occasion de sa promotion, attestée l’année même par la seule capacité des sociologues à produire une analyse de l’événement qui avait surpris tout le monde et qui les avait eux-mêmes, dans un premier temps, déstabilisés. Les superbes analyses de Michel Crozier (dans l’ouvrage du club Jean Moulin intitulé Que faire de la révolution de mai ?) et d’Alain Touraine (le Mouvement de mai ou le communisme utopique) ou d’Edgar Morin (la Brèche), parues l’année même, donnèrent à voir une capacité de compréhension qu’aucun regard de philosophe, d’économiste ou d’historien, ne réussit à égaler. Elle fut aussi la discipline la plus plombée par l’événement, celle qui s’y voyait toujours renvoyée comme à son péché originel, son ambivalence trouble, cela lui valant l’accusation de collusion tantôt avec la subversion, tantôt avec le pouvoir. Et cette suspicion s’est vite installée à l’intérieur de ses rangs, y organisant un conflit de légitimité autour de ces deux postures, un conflit qui a perduré au-delà de toutes les échéances qui pouvaient paraître en mesure de sonner sa fin. On aurait pu penser que le ridicule de cette haine inexpiable, la stérilité intellectuelle qui lui était, pour une bonne part, associée, trouverait une fin bien avant le quarantième anniversaire de Mai 68. Ce ne fut guère le cas. Avoir été accusé par et victime de l’un et l’autre de ces camps, tantôt condamné pour faute d’irrévérence gauchiste, tantôt honni pour cause de compromission avec « la sociologie d’État », me donne quelque envie de revenir sur la scène originelle et de comprendre ce que signifiait le fait de devenir sociologue en mai 1968.
À quoi ressemblait le paysage de la sociologie naissante en 1968 ? Quels étaient ses lieux ? À quoi ressemblaient-ils et quelle en était l’ambiance ? Pour esquisser cette petite topographie physique et morale de la sociologie en 1968, prenons donc le devenir sociologue d’un étudiant en histoire à la veille de ces événements, qui se retrouvera après titulaire d’une charge d’enseignement en sociologie. Les péripéties de ce devenir, les lieux qu’il parcourt, peuvent donner à voir, de l’intérieur, ce que Pierre Grémion analyse ailleurs1, avec le recul savant d’un historien perspicace de la modernisation et de ses écueils.
La rue Cardinet
Notre conteur, celui qui parle de l’intérieur, fait précisément des études d’histoire à la Sorbonne. Il s’est inscrit en doctorat de troisième cycle en 1967 plutôt qu’à la préparation de l’agrégation. L’air est trop chargé d’idées, de passion, de la rumeur des grands livres passés et présents, pour s’adonner à cet exercice d’accumulation de connaissances sur commande et de maîtrise formelle de l’art de disserter. La formule récente du doctorat de troisième cycle permet de se lancer sans détour dans la production de connaissances, de sortir aussi du cadre étroit des disciplines. Il s’inscrit en histoire mais lorgne sur la philosophie en lecteur assidu de Michel Foucault et sur la sociologie à travers les cours de Raymond Aron qu’il suit à la Sorbonne. Son sujet concerne le devenir de la famille au xixe siècle et l’historienne Michelle Perrot, qui s’occupe des jeunes thésards comme lui, l’oriente vers toutes les lectures requises par son sujet. Mais surtout, comme il cherche « un petit boulot », elle l’adresse au Centre d’études sociologiques où l’on cherchait un étudiant susceptible de dépouiller des revues de ce xixe siècle auquel il s’intéressait et d’alimenter la recherche d’un sociologue occupé à faire l’histoire de la sociologie.
Pénétrer au Centre d’études sociologiques en sortant de la Sorbonne, c’était quitter le Quartier latin pour les beaux quartiers, la rue Cardinet, où se trouvait son siège, étant sise du côté aisé du 17e arrondissement. Le bâtiment du « Centre » constituait le principal territoire de la sociologie. Il y régnait une ambiance fébrile et quelque peu hautaine, comme si les gens qui s’y trouvaient participaient à une entreprise inédite, pionniers d’une pensée novatrice dans une terre de mission. Quelle entreprise ? Il en prit progressivement la mesure à travers son employeur direct, Bernard Pierre Lécuyer, un ami de Raymond Boudon qui, comme lui, revenait des États-Unis et s’était lié avec Paul Lazarsfeld, professeur à la Columbia University, auteur d’une étude de sociologie empirique devenue un grand classique : les Chômeurs de Marienthal (parue en 1932 en Allemagne et éditée ensuite en anglais). Ce goût pour la sociologie empirique était à la base de la tâche qu’on assigna à notre historien. En l’occurrence, il s’agissait de dépouiller méthodiquement une revue du xixe siècle, créée en 1829, et intitulée les Annales d’hygiène publique et de médecine légale. Cela afin de repérer les toutes premières manifestations de recherches sociales chiffrées qui y apparaissaient et qui portaient sur le crime, la folie, les maladies, la mortalité. À quoi s’ajoutait la lecture des topographies physiques et morales de divers lieux. Soit un genre très répandu à cette époque où l’on essayait d’établir des corrélations entre lieux, population et pathologie. Le souci exclusif du chiffre était bien ennuyeux. Mais il correspondait à l’état d’esprit positiviste du « Centre » ainsi qu’à l’admiration inconditionnelle pour la sociologie américaine, seule source d’inspiration pour les promoteurs de cette discipline. Bien sûr, on voyait au « Centre » des personnages plus marginaux comme Edgar Morin. Toutefois les esprits protecteurs lui indiquaient qu’il s’agissait là d’un essayiste plus que d’un sociologue.
Par moments, notre historien avait l’impression que ce « Centre » était une cellule d’affirmation de la modernité, un lieu de combat contre les futiles savoirs de salon où se complaisait notre esprit national périmé. Parmi les savoirs de salon, les sociologues du « Centre » avaient tendance à placer les auteurs pour lesquels il éprouvait, lui, le plus grand intérêt : Foucault, Deleuze, Derrida, Lévi-Strauss… Ils ne comprenaient pas cet intérêt, s’irritaient de voir la jeunesse étudiante suivre ces auteurs qui encombraient le paysage et entravaient la perception de leur message. Leur état d’esprit lui faisait parfois penser à celui qui régnait dans une cellule du parti communiste dont il s’était fait exclure peu de temps auparavant. Il n’avait guère plus envie d’adhérer à leur société que de retourner là d’où on l’avait exclu. Les événements de mai lui évitèrent cet embarras, mettant indirectement fin à son emploi. Le Centre avait toutefois été l’occasion de rencontrer, furtivement, l’ami de Michel Foucault, Daniel Defert, venu y rendre visite à B.-P. Lecuyer, car, comme lui, il travaillait à une histoire de la sociologie et voulait comparer leurs démarches. Cette rencontre lui valut peu après l’invitation à venir occuper un emploi de chargé de cours de sociologie à l’université de Vincennes. En ce temps-là, la marge n’était pas synonyme d’exclusion mais d’opportunité.
Vincennes
Comparé au « Centre » de la rue Cardinet, qui incrustait la sociologie dans les beaux quartiers, l’université de Vincennes lui offrit un écrin de verdure, petit Woodstock propre à faire valoir sa consonance avec l’événement. On y allait comme on se rend dans un lieu propice à une réflexion authentique. Il fallait rompre les amarres avec le bruit et la futilité de la société de consommation une fois franchie la Porte de Vincennes et entré dans les bois, dans ces immeubles sans prétention, sans capacité à impressionner, laissant ce rôle aux universitaires de grande notoriété, qui y délivraient la pensée critique la plus élaborée. On lui proposa d’enseigner la sociologie de la déviance. Le sujet ne manquait pas d’attrait dans ce hors lieu, construit à la hâte et à la marge, où venait une population passablement éclectique, composée de gens qui tous, d’une certaine manière, tentaient de dévier leur existence programmée.
Il y serait volontiers resté s’il avait pu, lui, y programmer son avenir. Or l’affaire se révéla impossible pour des raisons qui tenaient à la composition du département de sociologie, laquelle se révéla instructive, avec le recul, pour comprendre les postures de l’école de pensée qui y régnait, la manière dont elle pouvait se servir de l’événement pour y trouver une légitimation universitaire tout en évitant de l’assumer politiquement, avec les périls que cela pouvait représenter dans la durée. La direction « morale » du département revenait clairement à l’école bourdieusienne, en l’occurrence à l’autre tête pensante de l’équipage, Jean-Claude Passeron. De cette situation, il avait pu se faire une idée claire dès son « entretien d’embauche » qui s’était passé au Centre de sociologie européenne, l’autre lieu de la recherche en sociologie après le Centre de la rue Cardinet, mais beaucoup plus petit. Il y avait surtout appris que Bourdieu avait pris le pouvoir en ce lieu contre son fondateur Raymond Aron et dut même réciter quelques passages du Métier de sociologue à ceux qui étaient chargés de l’accueillir. Ce nouveau directeur du département était fort affable mais il se trouvait encadré d’une garnison de sociologues d’obédience althussérienne et de tendance maoïste marxiste-léniniste. Comme cela l’intriguait, on lui fit comprendre que les bourdieusiens appréciaient beaucoup un mouvement étudiant qui n’avait épargné que leur école de pensée sociologique, mais qu’ils voulaient jouir de cette légitimité sans renoncer en rien à leur scientificité et que cela n’allait pas de pair avec la pression d’avoir à se positionner politiquement comme il était de mise pour tout enseignant en ce temps-là. Aussi avaient-ils passé alliance avec ces collègues, détenteurs déclarés d’une doxa politique. Lesquels appréciaient l’occasion de faire valoir leur pensée auprès d’étudiants qui, durant le mois de mai, avaient eu le mauvais goût de se montrer sourds aux mots d’ordre qu’ils lançaient depuis une arrière-cour de la rue d’Ulm. Adeptes du plus grand timonier marxiste de tous les temps, ils savaient mieux que quiconque et surtout mieux que de simples étudiants ce que devait être un mouvement selon les préceptes de l’histoire. Bien sûr, cela ne les rendait pas particulièrement populaires auprès du public étudiant. Aussi, la direction se composait-elle d’un troisième ingrédient, une petite garniture à l’idéologie plus spontanéiste, voire freudo-marxiste, qui accompagnait mieux les turbulences étudiantes. Cet art subtil du gouvernement de la sociologie à l’université de Paris 8 interdisait toute espérance à notre historien. Il ne relevait d’aucun de ces camps. Une collègue amie lui en délivra un jour le message. « Ici, tu n’as aucune chance, tu devrais plutôt essayer Nanterre, va voir Baudrillard de ma part. »
Nanterre
Le département de sociologie de l’université de Nanterre constituait un cadre quasiment opposé à celui de Vincennes, même si l’image politique des deux, vue de loin, pouvait paraître similaire dans la mesure où elles représentaient les deux facultés gauchistes de Paris, recherchées comme telles, disposant d’un public étudiant peu différent quant à sa composition et une attitude aussi militante que prompte à l’interpellation de l’enseignant ou de la bureaucratie. L’abord de la faculté paraissait déjà son contraire : non plus un campus dans la nature mais une cité dans les cités. On n’était pas au centre comme à la Sorbonne, ni « ailleurs » comme à Vincennes, mais dans un terminal de flux : la gare déverse les étudiants sur une université qui se trouve en bas de l’escalier qui y mène. Un lieu de couloirs et d’ascenseurs, sans ces alentours qui permettent de se l’approprier. Les événements mêmes qui s’y déroulent n’y laissent pas de trace durable, ne font histoire qu’ailleurs. C’est ce que comprend notre historien dès qu’il y arrive. Deux mois après avoir été élu (par l’heureux hasard d’une candidate pressentie qui s’était désistée), il rencontre le maître des lieux, Henri Lefebvre. Celui-ci vient le voir dans la petite salle réservée aux enseignants, pour lui signifier ce propos, mémorisé sans faille : « Monsieur, quand on arrive ici, on vient me voir. » Quelques mois après, le maître était parti, laissant le département à ses assistants. Ceux-ci, à quelques exceptions près, n’avaient pas de notoriété. Aucun n’avait d’autorité ni ne souhaitait en avoir. L’enseignement de sociologie se distribuait donc au gré des aptitudes et des envies de chacun. Une autogestion molle, scandée par des assemblées générales avec les étudiants au rythme des sujets internes ou externes, tenait lieu de ligne. Soit une situation opportune pour chacun, qui pouvait conserver les avantages du mandarinat d’avant Mai 68 sans ses inconvénients – le souci du paraître, le théâtre de l’importance. Mais cette déshérence des lieux par les signes du pouvoir n’offrit un havre de paix et de pensée libre que très provisoire. Un département dont les étudiants avaient conspué, chassé de fait, tant de sociologues d’importance (Crozier, Bourricaud, Touraine) ne pouvait rester longtemps en des mains complices de ce crime ou trop complaisantes envers les criminels. On vit donc arriver un jour de 1974, l’émissaire en charge de la remise en ordre, Annie Kriegel. Elle parlait au nom de tous ceux que notre historien avait rencontrés au « Centre » de la rue Cardinet et elle était leur amie. Comme pour refermer la boucle de cette séquence, elle fit de lui son bouc émissaire et agita les uns contre les autres jusqu’à ce que les plus vifs partent et que ne restent que les plus dociles.
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Récapitulons. Il était relativement facile de devenir sociologue en 1968… mais beaucoup plus difficile de le rester dans les temps qui suivirent. Pas seulement en raison de la vindicte qui s’abattit sur ceux d’entre eux qui avaient reçu l’étiquette de soixante-huitards. Bien plus en raison de l’état des esprits dans ce milieu professionnel lui-même. La réflexion s’est en effet considérablement figée autour des trois attitudes que nous avons identifiées lors de ce parcours de trois lieux auxquels la sociologie se trouvait le plus associée à cette époque. Disons le modernisme offensé pour l’école positiviste du Centre d’études sociologiques, la radicalité académique pour l’école bourdieusienne du département de sociologie de Vincennes et la critique romantique ou nihiliste que l’on trouvait à Nanterre. Le conflit qui s’installe alors entre ces différentes postures perdure encore maintenant, traversant les compromis passés entre les différents protagonistes de ce champ de pensée. Chaque compromis n’ayant le plus souvent pas d’autre résultat, sinon de but, que de proscrire toute autre position que l’une de celles-ci et d’entretenir ainsi un combat plutôt qu’un débat.
Pour avancer, il fallait éviter de continuer le combat, réussir à le contourner. Le détour pouvait se faire par le passé pour y trouver des lignes capables de traverser l’événement, de l’expliquer au lieu de s’y laisser prendre et de tourner ensuite en rond. Le comparatisme constituait une autre forme de détour possible, parce qu’il amène à prendre l’ici avec l’ailleurs, permettant ainsi de décrire le réel en se déprenant du jeu des figures imposées. La recette d’une telle émancipation nous vient de loin, de Tocqueville qui l’a inventée pour se déprendre, lui, d’une révolution autrement riche en tourments et génératrice d’un manège qui a duré plus de deux siècles. Beaucoup, après lui, l’ont reprise pour s’échapper des situations où la pensée se trouvait comme piégée, avec plus ou moins de réussite et de bonheur. De la réussite, notre historien en a-t-il eu ? C’est difficile à dire. Mais du bonheur, oui, à chaque fois qu’il a franchi une étape lui permettant de s’éloigner de ce théâtre d’ombres.
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Sur le même sujet, voir son précédent article : « Patasociologie à l’université de Nanterre. Souvenirs d’un enseignement commun avec Jean Baudrillard », Esprit, mai 2005.
- 1.
Pierre Grémion, « Les sociologues et 68. Notes de recherche », Le Débat, mars-avril 2008.