La Société des égaux de Pierre Rosanvallon
Repère
La Société des égaux
À propos de…
• Pierre Rosanvallon, la Société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011, 428 p., 22, 50 €.
« Jamais on n’en a autant parlé et jamais on a aussi peu agi pour les réduire. » De quoi s’agit-il ? Des inégalités, de ces disparités que la crise actuelle ne cesse de rendre plus perceptibles et plus scandaleuses. Les chiffres sont connus, n’y revenons pas1. L’essentiel tient dans le constat dressé par Pierre Rosanvallon, celui du grand écart entre la démocratie comme régime politique en expansion (voir la Tunisie, l’Égypte, la Libye…) et la démocratie comme société au contraire en fragmentation. Elle donne de plus en plus l’impression d’être bâtie sur du sable, et cela faute du ciment de l’égalité, essentiel dans la politique républicaine en général et ses politiques sociales en particulier.
La bonne vieille métaphore du sable conserve toute sa pertinence pour décrire une société non seulement divisée mais très profondément éclatée et atomisée, qui se demande comment faire société. Comment produire du social et du sociétal à partir d’une pluralité d’individus rétifs à toute forme de sociabilité contrainte ? On consent à faire société mais avec ses pairs, selon ses choix, sur un mode électif. D’où la très profonde recomposition actuelle de l’idée de citoyenneté impensable, pour beaucoup, dans le modèle classique hérité de la Révolution française.
Une évolution historique
Ce modèle, y compris en 1793, est à dominante politique. Il repose sur la conviction que le politique constitue l’espace où, par la vertu de l’opération de mise à distance, les particularités de chacun s’effacent dans l’opération magique de l’entrée en citoyenneté, c’est-à-dire en généralité. À la réalité qui impose le spectacle des différences, la citoyenneté oppose la construction des ressemblances, des similarités dans un travail constamment menacé par le retour du refoulé. Celui-ci prend la forme de divisions, de fractures jusqu’à l’exclusion de masses « campant », selon le mot de Comte, aux abords de la société, mais aussi, et plus radicalement, de justification de l’inégalité par naturalisation (voir tout le courant traditionaliste des Burke, de Maistre… et l’aile extrême du libéralisme). À quoi les socialistes ripostent par la radicalisation de l’idée d’égalité, qui va chez les utopistes jusqu’à la complète fusion de tous dans une communauté abolissant toute distance, et en cela déjà prétotalitaire. La stratégie du national-protectionnisme, qui mobilise l’égalité politique et sociale dans sa croisade xénophobe, est plus fine. Barrès n’hésite pas à plaider pour « les inégalités au détriment des étrangers », l’idée étant que le combat contre l’étranger usurpateur ou l’ennemi est, dans les tranchées et ailleurs, le ciment d’une solidarité défensive récréant l’égalité comme par miracle. Une intuition aujourd’hui récupérée par le Front national, autoproclamé défenseur de la protection sociale française contre la mondialisation et l’immigration2.
À cette contradiction entre discours et réalité, il y a une solution, que la IIIe République va inventer, sous la forme de la citoyenneté sociale et de l’État redistributeur. L’idée de génie consistera à prendre appui sur une solidarité nationale postulée et érigée en nouveau pilier du système politique, pour engager un processus d’égalisation réelle des conditions fondé sur l’assurance comme cadre des complémentarités et sur l’impôt comme instrument de correction. Rosanvallon insiste à juste titre sur les deux grands acquis du nouveau modèle politico-social : la socialisation de la responsabilité (« un pour tous, tous pour un ») et le nouveau regard sur la pauvreté désormais pensée en termes de résultat d’un dysfonctionnement social.
Ce modèle, celui de la Sécurité sociale, va subir de plein fouet les effets de la recomposition amorcée dans les années 1980. L’auteur ne se contente pas de reprendre ses analyses antérieures de la « crise de l’État-providence ». Sans sous-estimer l’impact mécanique de la formidable reconfiguration de l’économie mondiale et nationale, il prête plutôt attention à l’émergence d’un nouvel imaginaire social, à contre-courant d’un siècle de dynamique égalisatrice. L’épicentre du phénomène lui paraît résider dans « l’évidement des institutions de solidarité » menacées par ce que Jacques Généreux nomme la « dissociété », au sein de laquelle les forces de dissociation tendent à prévaloir sur le souci de cohésion et d’égalité effective. Bien des déplacements, parfois ténus, le révèlent sans équivoque : l’effritement de l’idée de dette sociale à honorer, la remise en cause de la notion de « risque moyen » auquel chacun est réputé exposé, fondement de l’assurance, au profit de celle de risque réel indexé sur la situation sociale et le comportement individuel, le retour en force de l’analyse du malheur social en termes de responsabilité personnelle, le regain du mérite opposé au droit statutaire, la faveur accordée au discours d’égalité des chances sur la ligne de départ avec son corrélat : « Une rigoureuse insensibilité face aux conséquences, fussent-elles les plus lourdes, de choix jugés authentiquement personnels. » Une manière d’avoir, comme l’a joliment dit R. H. Tawney, « des chances égales de devenir inégal ».
La fin d’un modèle social
Comme on le pressent, ces évolutions procèdent in fine d’une même matrice, clé d’intelligibilité du basculement en cours, à savoir un nouveau style de vie commune, une représentation et un vécu du social en rupture avec ce qui a précédé. En allant vite, on peut dire que le « vieux » social se délite, tandis qu’émerge un néosocial encore en gestation, largement informe, qui place l’ensemble du système d’égalité dans un état d’apesanteur. Le « vieux » social se déclinait en termes collectifs de groupements structurants et puissamment identitaires. L’égalité s’opérait par fusion dans une masse de manœuvre et souvent de combat. C’est dans l’action élargie et l’épreuve du conflit que se forgeait la conscience de soi. Ce modèle est aujourd’hui en pleine fracture et « l’individualisme d’universalité » cède le pas à un « individualisme de singularité » où le commun s’estompe derrière la particularité. Bref, chacun veut être reconnu comme il est et pour ce qu’il vaut, même si cette conviction se révèle potentiellement destructrice. Dans le monde du travail, rien de plus révélateur que la banalisation en peu de temps du concept d’employabilité, qui désigne la capacité personnelle à occuper un emploi et à le conserver par une stratégie de formation et de mobilité adaptée à sa configuration évolutive3. Il en va de même de la notion de qualification, fortement concurrencée par la « compétence », l’idée de « rôle » dans un « poste de travail » objectivement décrit reculant au profit des qualités subjectives attendues du salarié. Pierre-Michel Menger4, Ève Chiapello et Luc Boltanski5 ont à juste raison insisté sur la diffusion du modèle de l’artiste autonome, bien qu’étroitement contrôlé. De plus en plus, le salarié s’assimile à une entreprise autogérée (« Moi SA »), mais avec une marge de manœuvre des plus étroites. On n’en finirait pas de relever les signes de cette mutation manifeste, jusqu’à la caricature, dans la sphère des médias où chacun veut apparaître comme une star à nulle autre pareille…
Mais alors, si l’égalité n’est plus ce qu’elle était, si cette valeur autrefois compatible avec le collectif en devient aujourd’hui l’antithèse, peut-on encore espérer construire une société en situation de complet émiettement, et quel pourrait en être le modèle ? Cette question est la raison d’être et le cœur théorique de l’ouvrage de P. Rosanvallon qui annonce son programme dès les premières pages : « Rien de plus urgent que de refonder l’idée d’égalité » pour la rendre pensable dans le projet de « refaire société ».
Repenser la citoyenneté
Cet effort passe par la substitution, à la fois constatée et souhaitée, du paradigme classique au paradigme moderne de la « société des individus ». Chacun des deux repose sur un tripode alliant dans le premier cas similarité, indépendance, citoyenneté, et dans le second, singularité, réciprocité, communalité. D’un côté l’individualisme d’universalité, de l’autre l’individualisme de singularité qu’il s’agit de repenser pour l’ériger en socle d’un nouveau contrat social. Que met l’auteur sous le triptyque singularité, réciprocité, communalité ?
À l’opposé de la grande citoyenneté qui rend abstraits l’individu et le social, la singularité lui donne au contraire de l’épaisseur concrète, une réalité charnelle génératrice, selon l’auteur, de liens sociaux. L’idée est intéressante, car se découvrir à nul autre pareil suscite un besoin de reconnaissance de sa particularité par autrui dans le mouvement même où celle d’autrui se trouve également reconnue. L’autonomie peut être créatrice de sociabilité, mais cela présuppose la reconnaissance de ses propres limites et l’appel d’autrui… De là, P. Rosanvallon tire toute une série d’implications en termes de politiques publiques, dont l’un des objectifs devrait être de « donner aux individus les moyens de leur singularité », de leur permettre de révéler leur « capabilité », conformément aux vues d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum. Il suggère d’amplifier les politiques sociales « de constitution du sujet », de personnaliser plus encore « l’action publique » et de travailler à l’institution d’un « État-service capacitant ».
Côté société, la réciprocité formerait couple avec la singularité sous forme d’échanges renouant avec l’esprit du don, d’implication dans la coproduction des rapports sociaux de proximité et de valorisation de la notion de « biens relationnels » qui ne peuvent être « possédés qu’en étant partagés » tels l’amitié, l’amour, le respect ou la reconnaissance. Biens simultanément personnels et sociaux, ils contribuent à la résolution de la contradiction dès lors qu’« ils permettent à une multitude d’êtres singuliers de faire société tout en étant pleinement eux-mêmes ». Extraordinaire ! Et d’autant plus qu’on peut s’appuyer sur ce nouveau socle pour relancer des politiques publiques de réciprocité fondées sur la réaffirmation de l’idée de dette sociale, de civisme conséquent et de réactivation de l’État-providence dans sa vocation universelle, à l’heure où il évolue vers un État sélectif de plus en plus guidé par une logique d’assistance.
Tout cela suppose de redonner du sens à la communalité, c’est-à-dire la capacité de faire corps autour d’un projet de citoyenneté sociale effective dont l’horizon n’est pas l’homogénéité au sens de la citoyenneté classique mais la production d’un « commun » manifesté par la participation et l’intercompréhension. L’auteur insiste sur sa dimension relationnelle au sein d’un « groupe de personnes unies par un lien de réciprocité, un sentiment d’exploration concertée du monde, le partage des entrelacs d’épreuves et d’espérances ».
Tout cela est très séduisant, parfois un brin lyrique, sans parvenir à emporter complètement l’adhésion. D’autant moins que l’auteur, convaincant et brillant dans son diagnostic, se révèle plutôt mal à l’aise dans le travail d’esquisse d’un modèle alternatif de société démocratique faisant droit à l’égalité-singularité sans basculer dans l’individualisme libéral.
Rien d’étonnant à cela. On est en présence d’une véritable quadrature. La formule quasi alchimique du néosocial, un social « transpersonnel » comme disait Gurvitch6 au sein duquel les acteurs individuels conservent leur identité propre sans dissolution dans le méta-individuel, cette formule reste un secret.
Comment concilier singularité et communauté ?
Dans cette quête, l’auteur s’expose à un certain nombre de risques. Le premier est de tomber sous le coup de sa… propre critique. Dans ses précédents ouvrages, il n’a cessé de déplorer l’oubli du politique et d’appeler à sa réhabilitation en tant que réalité propre, à distance d’une société qu’il lui revient de mettre en forme spécifique. Or, ici, Rosanvallon donne l’impression de vouloir calquer les formes du politique sur celles de la société. Qu’on le veuille ou non, on n’imagine pas une démocratie qui ne passe pas par le moment véritablement fondateur de l’arrachement aux particularités, propre à la citoyenneté.
Une telle critique peut paraître excessive au vu de la place attribuée par l’auteur à la notion de « communalité » comme tressage des autonomies dans un jeu de relations réciproques sous l’horizon du « commun ». Mais d’insister ainsi sur la « réciprocité » vécue, ne revient-il pas à accorder une importance excessive à ce que l’on peut appeler la solidarité chaude par opposition à la solidarité froide ? La première est faite d’attention, de sollicitude, de compassion, mais aussi d’intérêt bien compris et légitime lorsque les initiatives se joignent dans une œuvre commune enrichissant l’existence de chacun. C’est une solidarité de proximité, l’essentiel se jouant dans un rapport de visage à visage, de parole à parole, assurant une immédiateté aussi efficace que gratifiante. Tandis que la solidarité froide emprunte les voies de mécanismes réglementaires, et du même coup impersonnels. Qu’il faille allier les deux dans l’ordinaire du fonctionnement social est une question de juste équilibre. Mais de privilégier la première sur la seconde risque d’amplifier la crise de cette citoyenneté qui se situe dans ce que Ricœur nommait si justement les « relations longues ».
Le danger inhérent à toute individualisation du social, fût-elle « communalisante », est d’en venir à perdre de vue le social déporté vers l’interindividuel. Et le risque de ce social de basse intensité, un social lâche ou mou, est de faire le lit, ici, du néolibéralisme, très prompt à surfer sur la vague individualiste avec des mérites mais aussi un coût connus, là, d’une forme de néopaternalisme ou de « grand-maternalisme » comme disait P. Leroy-Beaulieu, alimenté par un sentiment de désarroi général, terreau des populismes.
D’un autre côté, on voit bien que cette montée en puissance de l’individu pourrait devenir un facteur de revitalisation du social par renforcement de l’idée de responsabilité personnelle et d’engagement autre que « militant ». On en a un bel exemple, en ce moment, avec Amnesty International qui fête ses 50 ans, ou le Pacte civique initié par Jean-Baptiste de Foucauld et quelques autres avec l’« objectif d’accompagner dans la durée les transformations personnelles, organisationnelles, institutionnelles que requièrent les multiples crises de notre société ». Toute la question est, au fond, de savoir si l’alliance d’une singularité totalement préservée et du social ne relève pas du mariage de l’eau et du feu.
Le fait d’avoir osé se confronter à cette question, et d’avoir fourni les éléments d’un beau débat7, mérite d’être salué comme un effort très courageux et nécessaire, malgré les inévitables tâtonnements, en des temps où il n’est pas de question plus urgente que de « refaire société8 ».
Jacques Le Goff
Librairie
Judith Hermann, Alice, Paris, Albin Michel, 2011, 192 p., 18 e
Dans ce roman, composé de cinq chapitres habités par la présence d’Alice, Judith Hermann raconte comment des femmes survivent à l’agonie et au décès d’hommes dont elles ont croisé ou partagé la vie. Il ne s’agit pas de description morbide de maladies, de cris de douleur ou de colère, d’effondrement psychique, mais de l’expression au quotidien de l’absence et de la perception de la perte à travers la pérennité des objets, des lieux, des activités, des mots.
Judith Hermann fait partie de cette génération de jeunes auteures de langue allemande, comme Juli Zeh9, Felicitas Hoppe10 ou Julia Franck11, qui s’éloignent des thèmes généraux liés au passé de l’Allemagne et aux traumatismes de la Seconde Guerre mondiale pour se concentrer sur une approche plus individuelle des problématiques et privilégier une autre forme d’écriture.
Judith Hermann est née en 1970 à Berlin-Ouest. Après des études d’allemand, de philosophie et de journalisme, elle part à New York pour le journal Aufbau, travaille brièvement en indépendante à son retour dans sa ville natale avant d’obtenir en 1997 une bourse de l’Académie des arts de Berlin qui lui permet de se consacrer à l’écriture. En 1998, elle publie son premier recueil de nouvelles, Maison d’été, plus tard12, qui lui assure une notoriété tant publique que critique. Son second recueil de sept nouvelles, Rien que des fantômes13, paru en allemand en 2003, s’inscrit dans la même veine, dressant le portrait vain et précis d’une génération sans attaches qui se promène dans le monde en somnambule, sans parvenir jamais à créer de vrais liens, à imaginer un projet de vie ou à s’inscrire dans une quelconque histoire.
Dans Alice, Judith Hermann s’éloigne de ce vide intemporel, de cette errance sans but qui caractérise ses personnages en faisant de la mort même l’aventure à laquelle ils se trouvent confrontés.
Chaque partie a pour titre le prénom d’un homme mort ou mourant dont le seul point commun est d’avoir connu Alice : Micha a été un compagnon de vacances, Conrad représente une figure paternelle, Richard est l’ami d’une amie, Malte est le frère de son père, Raymond est l’époux. Les causes de décès sont multiples : Micha meurt d’un cancer, Conrad d’une maladie infectieuse, Malte se suicide, aucune explication n’est donnée pour Raymond. La mort survient dans des circonstances toujours différentes : Micha ne parvient pas à mourir ; Conrad s’éteint alors qu’on le pensait sur la voie de la guérison ; Richard prévoit trois semaines à l’avance tous les détails de son enterrement ; le geste de Malte surprend ; rien n’est suggéré à propos de Raymond.
L’expérience de la mort n’est jamais vécue en direct. Le décès est toujours annoncé par un intermédiaire : le téléphone pour Micha et Richard, le jardinier pour Conrad, le serrurier qui défonce la porte pour Malte. La mort se rapproche toujours davantage d’Alice, sur un plan géographique et intime.
Les lieux se succèdent : un hôpital dans la ville provinciale de Zweibrücken où Micha échoue et où son épouse, sa fille et Alice vivent dans des logements loués, un hôpital en Italie, près de la maison de villégiature de Conrad et de l’annexe où Alice, invitée par le couple, séjourne avec Anna et le Roumain, une maison, un appartement à Berlin, ville où Alice vit enfin dans son propre appartement. Les êtres disparus sont des amis, son oncle, puis son époux.
Le texte peut se lire comme une seule phrase précise et dépouillée, une mélopée calme et maîtrisée qui nuance délicatement les versions possibles d’un même scénario, la perte d’un être aimé. Judith Hermann ne perçoit pas l’absence comme une césure violente, une entaille douloureuse insoutenable, mais comme un incident aux conséquences gérables. Le quotidien est blessé, amputé de certains de ses repères, mais la capacité à passer outre et à se réinventer est au cœur même du récit.
Sobrement relatée par Alice, la séquence des événements mêle les temps de l’histoire, faisant subrepticement dialoguer l’attente de la mort, le rappel des rencontres passées, des liens familiaux et la perception du vide. Le vécu des couples formés par Micha et Maja, Lotte et Conrad, Richard et Margaret, Alice et Micha, de Raymond ou encore celui de Malte, l’oncle décédé quelques mois avant sa naissance, surgit du passé comme par hasard, à la vue d’un rideau, d’un ciel étoilé, d’un bout de croissant ou d’un stylo. La puissance de la présence physique est rappelée quand Maja s’allonge à côté de Micha à l’hôpital, quand Richard ne cesse de regarder Margaret ou quand Alice et Friedrich échangent une poignée de main. Le rythme des saisons est suggéré par l’évocation des éléments naturels, leurs couleurs, leurs odeurs, leurs musiques : les fleurs, pivoines, tournesols, dahlias, les fruits de toutes sortes, pommes, papayes, mangues, ananas ou encore les animaux, chauves-souris, grillons, sauterelles, araignées, moustiques, accompagnent les protagonistes.
Judith Hermann excelle dans la description des sites, abondant en détail sur leur topographie, leur architecture, précisant le parcours des autobus, les boutiques rencontrées en chemin, les itinéraires possibles en voiture ou à pied, que ce soit pour accéder à la maison en Toscane, se diriger dans Berlin pour rencontrer l’amant de Malte ou se rendre à l’hôpital de Zweibrücken. Elle évoque les métiers, non pas des protagonistes dont on ne sait rien, mais de ceux qui gravitent autour d’eux : le pompiste, les infirmiers, les cuisiniers indiens, la serveuse du café, le réceptionniste de l’hôtel, le chauffeur de taxi.
Tous ces éléments minutieusement distillés acquièrent une dimension à la fois fugace et immuable : ils forment comme un décor unique, prêt à la fois à accueillir la mort et à lui résister. Judith Hermann réussit par petites touches à rendre sensibles les changements induits par l’absence tout en suggérant qu’ils ne sont qu’éphémères, simples épisodes parmi tant d’autres à venir.
À Zweibrücken, Alice aperçoit toujours l’hôpital par la fenêtre de l’appartement loué, mais ne lui trouve plus de raison d’être puisque Micha n’y est plus ; à Berlin, elle regarde les livres de Richard comme s’ils allaient perdre tout sens et toute légitimité. Les objets ne semblent exister que parce qu’ils sont investis d’un rôle spécifique : la veste bleue est portée par Raymond, la petite valise contient les affaires de Micha, les lettres de Malte sont détenues par Friedrich. Mais la valise ne sera jamais reprise par Maja, Alice empilera les vêtements de Raymond pour les donner et ne lira pas la correspondance de Malte. Les gestes anodins perdurent, les conversations se poursuivent comme si la mort ne les avait pas interrompues : Lotte arrose le buisson de lavande, le Roumain donne à Alice des nouvelles de la fille de Micha, Margaret se rappelle que Richard lui accordait trois années pour se remettre de sa disparition.
La certitude que tout va continuer, qu’une autre histoire va s’inventer, gomme le poids de l’absence, rend familière la mélancolie qui l’accompagne et fait résonner avec douceur un apprentissage commun.
Chacun n’est qu’« une unité dans la multitude » (p. 149) : l’écriture minimaliste de Judith Hermann en témoigne magnifiquement.
Sylvie Bressler
Bérénice Levet, Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt. Parcours littéraire, pictural et musical de l’œuvre, Paris, Stock, 2011, 21, 50 €
Quand elle évoque la guerre de 1914-1918, Arendt se réfère au roman de Faulkner, Parabole. L’Essai sur la révolution recourt à Melville et à Dostoïevski pour approfondir la question du mal politique.
La partie centrale des Origines du totalitarisme, celle où tout se noue dans l’histoire européenne, « Impérialisme », est tissée de références littéraires et Au cœur des ténèbres de Conrad constitue la figure type de l’entreprise coloniale, qui dessine les ombres d’autres exploitations à venir. Il n’est pas de lecteur d’Arendt qui ne le remarque. Il remarque aussi que ces références littéraires abondent en particulier dans les ouvrages qui s’attachent à dénouer les fils de notre histoire récente, de « ce qui nous est arrivé ». Quand ce sont les événements et non pas seulement les idées qu’Arendt cherche à élucider, elle recourt souvent au récit. Nous-mêmes, ne procédons-nous pas ainsi ?
Bérénice Levet ne fait qu’accentuer de façon cohérente et presque exhaustive ces remarques qui souvent n’ont pas été poussées plus loin. Elle rapproche des références isolées, elle éclaire chaque fois le lien d’Arendt à tel ou tel auteur ; souvent, ces liens tracent une voie sur laquelle Arendt devient une compagne et non un terme. Du coup, Bérénice Levet pose implicitement au lecteur une question plus brutale : et si, pour penser ce qui nous arrive, la littérature et l’art, le récit et l’œuvre étaient une voie royale, un moyen privilégié ? La primauté du récit troublera encore longtemps les philosophes ! Car la multiplicité des ressources ainsi déployées finit par nous bousculer sérieusement ! La référence à la poésie, au roman, au récit biblique, au récit épique n’est-elle pas l’attestation que pour Arendt l’homme est un animal mimétique ? Si la pensée (comme le montre Bérénice Levet) se donne libre cours en ces ouvrages de littérature ou d’art, quel est son rapport avec celle des « penseurs professionnels » ? Le style purifié ou conceptuel de nos propres ouvrages est-il bien celui qui convient ? La logique des idées suffit-elle à évoquer les relations, les réciprocités si complexes, si peu raisonnables qui se tissent entre les événements et les humains ? L’homme est mimétique et rationnel, certes. Mais quand Bérénice Levet met en valeur et prolonge avec précision les œuvres aimées par Arendt, à la fin le résultat est bouleversant ; c’est comme si on nous disait : qui veux-tu être ? Et avec qui ?
On nous enseigne ici que l’histoire de notre temps ne sera révélée que lorsque poètes et romanciers l’auront mise en scène, en intrigue. Ce n’est pas tout ; si le réel s’éclaire dans la littérature, la littérature s’éclaire aussi par le réel : les remarques d’Arendt sur le roman du xixe siècle, comme « technique de l’autonomie » de l’individu, les éclairs projetés sur le roman de Balzac, voué aux passions, aux hasards du monde bourgeois, révèlent une époque qui ne sait même plus ce que c’est que d’être citoyen. La littérature prend un autre sens à ne pas être traitée comme une discipline du monde littéraire. On en dirait autant du religieux. La naissance du Christ (« Un enfant nous est né ») éclaire le fait de la natalité négligé par les philosophes, mais la lecture laïque des Évangiles esquissée par Arendt montre que l’histoire religieuse ne gagne pas à être traitée à part. Entre les différents domaines évoqués se produisent des éclairs, des éclats inédits, qui demandent du tact pour ne pas être systématisés ou alourdis.
J’ai beaucoup simplifié le fil du livre de Bérénice Levet, qui ne se limite pas à la littérature ; il introduit non seulement des évocations du musicien (Haendel) ou du peintre (Rembrandt), mais surtout la signification de l’œuvre d’art pour Arendt : elle relève du poiein, de la fabrication, des objets fabriqués de main d’homme qui possèdent la qualité de durer par-delà une vie humaine, au point qu’Arendt peut proférer cette formule surprenante : « L’œuvre d’art n’est pas faite pour les hommes, elle est faite pour le monde » (p. 115).
Je me suis demandé si le premier chapitre, conceptuel, ne serait pas mieux venu après les exemples, les lectures particulières qui viennent plus tard. Autre question : est-il de bonne méthode de traiter sur le même plan ce qui relève du privé (la correspondance, le Journal de pensée) et ce qui relève du public (les œuvres publiées) ? Ce ne sont que des questions ouvertes. Car il faut lire cet essai avec liberté, non pas de façon érudite. Des éléments d’érudition, l’auteur en fournit en abondance, mais elle renvoie toujours à notre réflexion, à notre inspiration.
Jean-Claude Eslin
Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, Paris, Flammarion, 2011, 420 p., 26 €
Le célèbre auteur de la Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Karl Polanyi (1886-1964) poursuit ici sa réflexion, non seulement sur l’histoire des échanges, de la monnaie et du marché, mais aussi sur la manière dont les activités humaines comme la religion, la famille, les institutions, se subordonnent progressivement à l’économie. Cet essai inachevé sera publié en 1997, aux États-Unis, par Harry W. Pearson, avec les encouragements de Ilona Duczinska Polanyi (l’édition française reprend une « Note sur la vie de Karl Polanyi » qu’elle a écrite en 1970). Bien qu’incomplet, ce texte est précieux, aussi bien pour la compréhension de l’œuvre de cet économiste et anthropologue que comme contribution à l’analyse critique du capitalisme.
Bernard Chavance, qui propose une agréable traduction égrenée de notes érudites, évoque l’écho grandissant des œuvres de Polanyi, même si l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie14 n’est toujours pas réédité, et explique la thèse centrale qu’il ne cesse, d’article en article, de conforter. La séparation de l’économie des autres dimensions de la vie sociale est un « désencastrement ». Or, pour Polanyi, l’économie devrait être encastrée ou emboîtée aux autres domaines de la société. Comme l’écrit le traducteur :
Le projet de Polanyi n’est cependant pas tant de se démarquer des grands récits de Marx ou de Weber que de réfuter le « sophisme économiste », qu’il définit comme le fait de projeter rétrospectivement les représentations issues de l’économie de marché sur toute l’histoire humaine.
Le principal intérêt de cet ouvrage est de bien distinguer le commerce, la monnaie et le marché. En effet, ces trois ingrédients de l’économie ne coexistent pas toujours, parfois un seul des trois existe, ou bien deux, sans que chacun exerce un poids aussi déterminant qu’à présent. Le commerce peut revêtir diverses formes, dont celle du don, si bien analysée par Marcel Mauss. Le marché ne fixe pas toujours le prix d’une marchandise et la monnaie peut être un instrument d’échange sans s’imposer comme « équivalent général ». Polanyi explore l’économie de Babylone, de l’Égypte pharaonique et de la Grèce antique afin d’obtenir des informations sur cette triade « commerce/ monnaie/marché ». Ce qu’il rencontre en premier est la nécessité pour chaque humain de subsister, donc de produire et d’échanger. Il constate que le commerce extérieur précède généralement le commerce local, que l’économie de marché est une création récente, que « la motivation individuelle repose en dernière analyse sur deux incitations élémentaires, la peur de la faim et l’espoir du gain », que l’échange vise souvent à « renforcer les liens entre partenaires » plutôt qu’à obtenir à bon compte des produits, que l’administration fonde aussi la monnaie en chapeautant certains échanges essentiels pour la vie de la Cité, qu’un marché est à la fois un lieu et la fixation d’un prix résultant de l’ajustement de l’offre et de la demande, etc. Impossible en une si courte note de lecture de rendre compte de la richesse de cet ouvrage et surtout des pistes que l’auteur ouvre plus qu’il ne les balise (la ration, le paiement, l’étranger qui souvent est le commerçant, la guerre et le butin, les esclaves, etc.).
Il faudrait savoir si ses sources (qui datent de plus de cinquante ans) sont encore solides, si les nombreux travaux plus récents sur la Grèce antique, par exemple, ne viennent pas invalider ou du moins rectifier telle ou telle affirmation. Quoi qu’il en soit, selon Polanyi, il n’est plus possible d’étudier l’économie en partant de cette triade (commerce/monnaie/marché) comme donnée de base, évidence, principe indiscutable. De même, il considère que la notion de « capitalisme » est « indéfinissable », obligeant ainsi les économistes à examiner la globalisation en cours ainsi que la crise financière en forgeant de nouveaux outils et surtout en imaginant de nouvelles politiques, qui ne puisent pas dans la seule économie les conditions de leur succès.
Thierry Paquot
Étienne Klein, Le Small Bang des nanotechnologies, Paris, Odile Jacob, coll. « Penser la société », 154 p., 17 €
Vous avez aimé le big bang ? Vous allez adorer le small bang ! C’est maintenant que ça se produit, à l’échelle du milliardième de mètre. Les nanotechnologies se développent à grands renforts de financements publics, de promesses mirobolantes et de craintes apocalyptiques. Avec elles, ce n’est rien de moins qu’une révolution qui se dessine : celle des dimensions les plus infimes de nos vies. On comprend que le débat sur les nanotechnologies revête une importance particulière et suscite les passions. Dans ce livre, Étienne Klein entreprend de remettre la balle au centre et s’efforce de tracer les lignes de démarcation nécessaires, selon lui, à un débat serein, débarrassé de ses oripeaux fantasmagoriques.
Étienne Klein est un éminent physicien qui a notamment pour particularité de s’être tourné vers la philosophie des sciences. Il aborde donc son essai en homme de science, qui déplore que les nanotechnologies s’inscrivent au frontispice d’une science devenue « le pas assez pensé du politique ». Les technologies prolifèrent et font d’incessantes irruptions dans notre quotidien, déployant une impressionnante puissance transformative de notre monde et de nos sociétés. Or, tout se passe comme si elles se développaient de manière autonome, désincarnée, loin des lieux et des personnes qui ont à subir leurs effets. En ce sens, la question que posent les nanotechnologies est « la question politique de la cité, de ses fins ».
Sur cette prémisse, Klein entreprend de mettre à plat les éléments du débat. Son premier chapitre tout entier propose donc de caractériser, sous divers angles, les nanosciences. C’est que celles-ci méritent qu’on s’y intéresse, à plus d’un titre ; elles ouvrent la physique classique à la physique quantique ; elles procèdent d’un type de design tout à fait inédit ; elles mobilisent des discours visionnaires et des perspectives contradictoires sur l’avenir. Ainsi, en regroupant ces éléments, il devient possible de définir les « nanos » comme un champ multidisciplinaire de recherche, un label attractif (notamment pour s’attirer des financements) et un enjeu de société.
Dans sa recherche d’équidistance entre les promoteurs les plus zélés des nanotechnologies et leurs opposants les plus farouches, Klein n’adopte jamais de position de repli. Ainsi, il peut à la fois exposer patiemment les différentes manières dont les nanotechnologies sont produites et/ou bouleversent les modes actuels de production, et pointer sans tabou les limites auxquelles se heurte la recherche sur les risques et la toxicologie. Il greffe ensuite sur ces éléments un bref historique des nanotechnologies qui voit s’articuler, dans un grand maelström, pouvoirs publics, organisations non gouvernementales et partenariats avec les industries, pour ensuite éclaircir les principaux changements auxquels elles ont donné lieu. Klein cartographie ainsi tous les secteurs d’activité industrielle susceptibles d’évolutions significatives à la lueur des nanosciences ; véhicules électriques (poids et performance des batteries), photovoltaïque (meilleure absorption de l’énergie solaire), électronique (nanotubes au lieu de transistors), textile (vêtements multifonctionnels), médecine et santé (diagnostics et traitements individualisés), dépollution de l’eau (membranes nanoporeuses), aliments individualisés, laboratoires sur puce, etc.
En effet, le propre de l’échelle du nanomètre est de produire massivement une série d’effets que nous connaissons encore très mal, et dont les propriétés sont terriblement difficiles à appréhender dans les cadres actuels de la connaissance scientifique. Ces effets sont dits « quantiques », et font interagir les atomes entre eux sur des modes insoupçonnables. Ainsi, en vertu d’un principe dit « de superposition », fondamental au niveau quantique, deux atomes deviennent inséparables, c’est-à-dire que le comportement de l’un se trouve inextricablement lié à celui de l’autre. Ces recherches, encore très exploratoires, pourraient conduire à des applications tout à fait inédites et parfois encore, si l’on suit l’argument de Klein, hors de notre portée conceptuelle.
Enfin, les nanotechnologies sont le creuset de discours proférés tantôt par des « technoprophètes », tantôt par des « technosceptiques ». Les uns y discernent la voie du salut, lorsque les autres y perçoivent la pente glissante vers une inéluctable apocalypse. Klein renvoie ces positions extrêmes dos à dos ; pour chacun, avance-t-il, « la prémisse est la même : les nanotechnologies nous conduiront à un monde qui n’aura plus grand-chose en commun avec celui dans lequel nous vivons ». Faut-il pour autant considérer qu’aucun changement d’une ampleur significative n’est à attendre ? Non, nous dit Klein, souscrivant à l’idée d’un small bang, émise par l’organisation non gouvernementale Etc Group. En réalité, le terme Bang désigne ici un acronyme qui montre bien les différentes facettes de la « petite révolution » qui est en marche : bits, atomes, neurones et gènes.
À partir de cette conception du small bang, il devient possible de déterminer quelques points précis de contentieux, sur lesquels le débat contradictoire doit pouvoir s’exprimer. Chacun possède pour propriété de remettre en cause certaines des frontières les mieux connues de nos sociétés : nature/artifice, vivant/non-vivant, intériorité corporelle/milieu extérieur, etc. Parmi d’autres, les grandes questions ainsi posées sont relatives à l’avènement d’une société de contrôle de l’information sur la vie privée des citoyens, à l’invasion du corps par la machine, au développement d’un monde à deux vitesses. Toutes ces craintes « se fécondent mutuellement, s’associent, s’amplifient ».
Sur tous ces enjeux, comme sur d’autres, il convient de mettre les nanotechnologies en démocratie. L’idée que les scientifiques, dotés d’une autorité morale indiscutable, participent à un progrès inconditionnel est aujourd’hui révolue. Développer les nanotechnologies selon un étroit calcul des coûts et bénéfices, ou simplement à des fins de croissance économique, ne suffit pas à donner un sens à l’idée de progrès. Ainsi,
la technologie ne saurait représenter l’unique horizon du progrès, car elle ne garantit nullement à elle seule un progrès collectif de l’humanité.
Les nanotechnologies sont donc l’occasion de s’interroger sur le statut des sciences dans la société, statut ambivalent s’il en est, qui se traduit notamment par la désaffection des carrières scientifiques. Ce statut est de plus en plus controversé, à l’heure où se multiplient les appels en faveur d’une « gouvernance » de la science.
Finalement, c’est à un nouveau projet de société que nous convient les nanotechnologies. Il s’agit pour nos sociétés de réapprendre ou de réaffirmer
[leur] autonomie face à un processus qui semble nous échapper, l’envie de défendre des idéaux alternatifs contre la menace d’un modèle unique de compréhension ou de développement.
Klein propose ainsi une remise en cause profonde de quelques-unes des logiques de développement des nanotechnologies les mieux acquises, posant les bases d’un débat authentiquement démocratique qui fait défaut jusqu’alors. Ainsi, au-delà de la question des risques, il faut renouer avec des arguments d’ordre social et politique, et, par là, avec une certaine tradition critique de l’avènement des techniques en société.
Si son diagnostic fait mouche, on souhaiterait parfois que l’auteur expose plus en longueur les solutions qu’il propose, comme celle qui consisterait
à évaluer continûment les changements effectifs induits dans nos modes de vie et dans nos valeurs par les nanotechnologies à mesure qu’elles se feront.
Cela dit, si toutes les modalités du débat ne sont pas tranchées, au moins Klein en a-t-il établi les bases fondatrices, dans un langage clair et concis ayant à cœur de tracer des lignes de démarcation.
François Thoreau
BRÈVES
Jean-Michel Severino et Olivier Ray, Le Grand basculement. La question sociale à l’échelle mondiale, Paris, Odile Jacob, 2011, 301 p., 25, 90 e
Ce livre est important. Outre le décentrement auquel il invite le lecteur, outre l’invitation qu’il nous adresse à regarder ailleurs que dans l’Hexagone, il est une incitation à saisir le contraste entre nos démocraties européennes quelque peu malmenées et les démocraties qui émergent, certes non sans aspérités et difficultés, aux quatre coins du monde. Alors que la généalogie européenne de la constitution des États est politique et que la démocratie politique a tenté de devenir progressivement sociale, voire urbaine puis participative, les acteurs des pays émergents inversent souvent le processus et privilégient les démocraties sociale, urbaine et participative. Mais pourquoi les acteurs sociaux, au Brésil ou ailleurs, favorisent-ils par exemple la démocratie des villes aux dépens d’une implication dans la conquête du pouvoir politique ? Peut-être que la méfiance envers la classe politique représentative (clientélisme, corruption, pratiques mafieuses) a atteint un degré tel qu’il est plus crédible de se battre sur le terrain local que de s’engager dans des luttes de pouvoir où la violence politique est redoutable. Alors que nous nous méfions de la démocratie politique et que notre démocratie sociale est en voie de fragilisation, les émergents imaginent peut-être différemment la construction de la démocratie dans la globalisation.
O. M.
Jacques de Courson, Zanzibar. Histoire pour après-demain, Paris, L’Harmattan, 2011, 234 p., 21, 50 e
Si le livre est dédié à un écrivain-voyageur, Nicolas Bouvier, l’auteur ne parle pas ici de ses voyages mais de villes singulières qu’il ne cesse d’arpenter pour des raisons professionnelles. Dans cette optique, il ne tombe pas dans le piège de vouloir les comparer et les classer : non pas parce que les données démographiques sont diverses, mais parce qu’il voit les villes comme des espaces-temps en mutation permanente. Comme chez Italo Calvino, il y a la ville visible et la ville invisible, la ville en brut et la ville imaginaire, la ville présente et la ville de demain. Les villes sont déclinées au présent et au futur : c’est l’originalité de ce livre que de faire parler cinquante-cinq villes entre elles, de les entrelacer à l’heure de « l’urbain généralisé » et d’imaginer ce qu’elles peuvent devenir, en bien ou en mal. Il y a des villes dormantes susceptibles de se réveiller, des villes invivables qui peuvent se pacifier, mais aussi des villes insulaires ou des villes qui s’étendent comme des lagunes. Amoureux des villes-ports, des villes-isthmes, l’arpenteur a des préférences, que ce soit Beaugency, Montevideo ou Zanzibar, des villes qui semblent faire écho à toutes les villes. Cette traversée ne traque pas la ville exemplaire mais projette le temps des villes en donnant tout son sens à l’idée de « développement durable » (une belle tautologie). L’arpenteur est un explorateur qui sait qu’une ville est biface et donc incertaine : Zanzibar hésite entre Jérusalem, la ville de l’espérance, et Babylone, la ville idolâtrique par excellence, celle qui croit qu’elle peut s’élever en hauteur à l’infini plus haut que le ciel.
O. M.
Nina Eliasoph, L’évitement du politique, Paris, Economica, coll. « Études sociologiques », 2010, 354 p., 30 ?
Cette enquête de terrain auprès d’associations ne se contente pas de célébrer l’activisme politique pour lui-même mais identifie de manière originale une contradiction de l’engagement, ce que l’auteur appelle un « mystérieux rétrécissement du champ des préoccupations ». On reproche souvent aux militants associatifs de limiter leur revendication à une cause catégorielle étroite. En accompagnant longuement différents bénévoles engagés pour des causes environnementales locales ou de lutte contre la drogue, l’auteur constate le contraire : ce sont de riches discussions politiques, sans étroitesse de vues, qui animent les réunions des militants. Mais les prises de parole publiques, elles, sont toujours réductrices, sans parler des reprises dans les médias, qui sont encore plus caricaturales. Alors que les réflexions internes aux associations sont à la fois informées et ouvertes, cette richesse de contenu ne transparaît pas à l’extérieur, en particulier quand le temps des revendications publiques intervient. C’est ce que l’auteur nomme « l’évaporation du politique » : le contexte public, loin de favoriser, comme le suppose la théorie politique, un élargissement des discours, induit un phénomène inverse d’appauvrissement des arguments. En essayant ainsi de mieux décrire cet étrange théâtre démocratique où les coulisses sont plus intéressantes que la scène, l’auteur invite à se donner des représentations moins abstraites de l’acteur démocratique et à mieux comprendre que l’espace public n’est pas indépendant d’un pouvoir d’y apparaître et d’y prendre la parole que se donne le citoyen.
M.-O. P.
Jacques Le Goff (sous la dir. de), Penser la crise avec Emmanuel Mounier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 206 p., 16 e
Instabilité financière, montée des inégalités et aggravation des périls écologiques marquent le monde de ce début de xxie siècle. Dans la livraison d’Esprit datée d’octobre 1936, Emmanuel Mounier écrivait que « l’économie capitaliste est une économie entièrement subvertie, où la Personne est soumise à une consommation elle-même soumise à la production qui est à son tour au service du profit spéculatif. Une économie personnaliste règle au contraire le profit sur le service rendu dans la production, la production sur la consommation, et la consommation sur une éthique des besoins humains replacée dans la perspective totale de la personne ». Peut-on imaginer diagnostic plus lucide sur notre actualité et perspective plus appropriée pour les temps qui s’ouvrent ? On se félicitera donc de la publication, sous la direction du juriste et philosophe Jacques Le Goff, de ce volume collectif consacré à l’actualité de la pensée du fondateur d’Esprit. Au fil d’une vingtaine de textes signés par des auteurs aussi différents que Marc-Olivier Padis, Jean-Louis Laville, Denis Clerc, Alain Touraine, le lecteur découvre, non seulement la pertinence théorique de l’approche personnaliste pour penser la crise actuelle qui, comme celle des années 1930, est autant économique que métaphysique, mais encore le rayonnement international dont jouit de nos jours la pensée d’Emmanuel Mounier. Le livre se clôt sur de larges extraits de deux textes fondateurs de Mounier introduits par Guy Coq : le « Manifeste du personnalisme » paru dans Esprit en 1936 et le Personnalisme paru aux Puf en 1949.
J.-P. M.
Philippe Askenazy, Les Décennies aveugles. Emploi et croissance, 1970-2010, Paris, Le Seuil, 2011, 315 p., 20 e
Depuis quarante ans, le chômage mine la société française et singularise notre économie. Alors que les prochaines années s’annoncent difficiles, ce retour sur la lutte française contre le chômage veut tracer les perspectives d’une nouvelle dynamique. Pourquoi de si mauvais résultats ? L’auteur récuse les interprétations culturelles de nos difficultés : notre économie ne souffre pas d’un « mal français » particulier qui serait à trouver dans un manque d’esprit d’initiative, un excès d’État, un système partenarial désuet… Les comparaisons avec nos principaux partenaires, si souvent utilisées pour justifier des réorientations de la politique de l’emploi, montrent que nous sommes confrontés aux mêmes difficultés que tous les autres mais que nous n’avons pas répondu aux mutations du capitalisme par les bonnes stratégies. Les gouvernements successifs ont en effet considéré que le chômage venait d’une part de la population, successivement les immigrés, les jeunes puis les femmes : trop nombreux, inemployables, inadaptés. D’où l’usage répétitif de l’abaissement des charges sociales sur des segments particuliers du salariat, une stratégie qui n’a jamais permis de revenir au plein-emploi et qui a compromis le financement de notre système de solidarité. Dans l’économie qui se dessine, les ressources d’emploi ne se trouvent pas dans le travail à bas coût mais dans la formation supérieure, l’innovation et le domaine de la santé, où la France possède de nombreux atouts. Ce travail d’analyse rétrospective est donc aussi une contribution au débat politique qui s’ouvre sur le modèle de croissance à inventer.
M.-O. P.
Catherine Ternynck, L’Homme de sable. Pourquoi l’individualisme nous rend malades, Paris, Le Seuil, 2011, 251 p., 19 e
Le phénomène de l’individualisme continue à faire débat. Aux optimistes qui y voient une étape supplémentaire de l’émancipation (ainsi François de Singly, dans L’individualisme est un humanisme), d’autres opposent une vision plus critique, en considérant avant tout ses effets délétères, voire destructeurs. C’est le cas de C. Ternynck, psychanalyste, qui propose une série d’observations très fines sur des individus transformés en « hommes de sable », friables, au sol trop pauvre, dépourvus d’« humus humain » (expression de Lacan). Comme souvent, sur le divan, elle entend un autre son de cloche que le discours social dominant. En neuf chapitres, ni dénonciateurs ni apocalyptiques, elle pointe très concrètement ce qui nous rend « malades ». On discerne bien les éléments d’un diagnostic globalement sévère : l’altérité impossible, le moi toujours premier servi, l’impossibilité d’accepter une obligation, une culture incapable de tolérer toute forme de manque ou de supporter une perte, la jouissance permanente, la loi ignorée et méprisée… Et on dira : quoi de neuf ? Mais ce livre a le grand mérite d’aborder de front les questions d’aujourd’hui. Relevons, parmi beaucoup d’autres, celles-ci : le couple difficile, la bisexualité portée aux nues, la promotion indifférenciée des valeurs féminines, la pédophilie condamnée et constamment encouragée en même temps, des enfants qui ne font jamais l’expérience de l’autorité, le temps de tous devenu « pauvre », la filiation non assumée, le déni de la mort qui rend bien plus difficile le dernier âge de la vie… Une vie qui s’écoule comme le sable entre les doigts, sans limites objectives ni subjectives, parce que la société comme les sujets sont incapables d’en donner et de s’en donner.
J.-L. S.
Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Paris, Robert Laffont, 2011, 312 p., 20 e
Le débat entre technophiles et technophobes continue d’aller bon train. Nicholas Carr, dont le livre avait, dans sa version anglaise, inspiré un dossier au magazine Books il y a deux ans, se place clairement du côté de ceux qui craignent de « perdre » quelque chose avec l’avènement de l’internet. Cependant, là où son ouvrage se distingue du simple pamphlet nostalgique, c’est qu’il retrace les différentes étapes historiques de l’évolution technologique, en les associant aux transformations du cerveau, pour montrer que les différentes technologies opèrent un nouveau maillage de notre esprit, qui transforme notre manière de penser. De nombreux lecteurs se reconnaîtront sans doute dans les descriptions que fait l’auteur, dans l’évocation du « cerveau du jongleur » ou de la difficulté grandissante que l’on éprouve à se concentrer. Ces réalités, il faut en être conscient, de même qu’il faut être conscient de tout ce que nous apportent les nouvelles technologies. Plutôt que de succomber à la peur d’un inévitable abêtissement, plutôt que de se languir de notre profondeur prétendument à jamais perdue, peut-être vaut-il mieux simplement garder son esprit critique, sans se laisser hypnotiser par la brillance de nos écrans.
A. B.
Sylvie Laurent, Poor White Trash. La pauvreté odieuse du Blanc américain, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2011, 308 p., 18 e www.sylvielaurent.com
L’échec, la dégénérescence, l’immobilisme, la déchéance, autant de mots qui contredisent l’idéal américain. Le poor white trash, la raclure blanche, c’est justement ce Blanc qui échappe au rêve, celui que l’on ne veut pas devenir, l’épouvantail d’un pays qui a toujours dissimulé la classe derrière la race, qui a toujours assimilé les pauvres aux Noirs, aux immigrants à la peau plus ou moins sombre, et dans lequel le pauvre Blanc « de souche », fermier des Appalaches ou métayer de l’Alabama, apparaît donc comme une aberration. Sylvie Laurent nous présente cette figure telle qu’elle se déploie dans la littérature américaine, des années 1920 à nos jours. Et c’est bien dans la littérature, la musique ou le cinéma qu’il faut aller la traquer, car le poor white trash n’est pas un type sociologique, c’est une construction mentale, c’est celui que l’on ne veut pas être. Aujourd’hui pourtant, c’est devenu aussi une identité, que l’on revendique, sur le mode parodique, comme le fait Eminem, ou plus sérieusement, comme chez certains partisans du Tea Party. Avec la crise et les élections à venir, gageons que le poor white trash n’a pas fini de refaire surface dans le tissu déchiré du rêve américain.
A. B.
Antoine Prost, Jay Winter, René Cassin et les droits de l’homme : le projet d’une génération, Paris, Fayard, 2011, 445 p., 25 ?
Cette biographie de René Cassin met bien sûr en exergue le rôle qu’il a joué dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme mais en soulignant la cohérence des différents engagements de ce grand juriste qui a d’abord été, au milieu de beaucoup d’autres, un ancien combattant de la Grande Guerre. Militant du droit des anciens combattants, professeur de droit, partisan de la Sdn, juriste de la France libre, où il incarne la conscience républicaine, militant des droits de l’homme, vice-président du conseil d’État, premier président de la Cour européenne des droits de l’homme, président de l’Alliance israélite universelle… Cassin transgresse plus d’une fois les clivages schématiques qui traversent la politique française. Les auteurs montrent bien pourquoi il n’était pas contradictoire pour lui d’être internationaliste tout en défendant les associations d’anciens combattants, pourquoi son républicanisme juridique, qui fut précieux à Londres, n’est en rien contradictoire avec le militantisme « droit-de-l’hommiste », pourquoi, attaché à ses origines juives, il pouvait parler de « mystique de légalité démocratique ». La question de la souveraineté de l’État et de sa limitation est le vrai fil conducteur de ces combats multiples : cette noble figure de la haute administration n’y voyait nullement un abaissement de la puissance publique mais une condition de son accomplissement, en évitant son autodestruction dans la guerre ou dans la négation du pouvoir démocratique des citoyens.
M.-O. P.
Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, Paris, Infolio, coll. « ArchigraphyPoche », 2010, 208 p., 10 e
Dans un recueil d’entretiens publié sous le titre Le roi vient quand il veut, Pierre Michon, écrivain géographe des Vies minuscules, évoque ceux qu’il nomme « les barbichus » : ce sont les écrivains de la famille positiviste qui avaient adopté « le code maniaque du mot juste et l’obsession du glossaire spécifique ». Qui étaient ces tenants d’une prose innocente et de haute volée dont personne n’est plus capable ? Des géographes écrivains pour lesquels « le monde est qualifiable de part en part » : Gaston Roupnel, Vidal de La Blache, Salomon Reinach, Fabre et Élisée Reclus. Le même Élisée Reclus (auquel le biologiste J.-B. Vincent vient de consacrer une biographie originale et inattendue) dont la collection Archigraphy réédite Histoire d’un ruisseau après son Histoire de la montagne (ces deux textes étaient publiés à l’origine dans une collection originale qui avait également passé la commande d’Histoire d’une maison à Viollet-le-Duc). Histoire d’un ruisseau condense les qualités de la manière de raconter et d’écrire des barbichus dont la « géophilie » est ici condensée dans les vingt têtes de chapitre (parmi lesquelles : la source, la grotte, le gouffre, le ravin, les fontaines de la vallée, l’inondation, l’irrigation, l’eau dans la cité, le cycle des eaux…) et un style immédiatement sensible : « L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile… » On ne surprendra pas en remarquant que la fluidité de l’eau n’est pas sans consonance avec l’anarchisme de Reclus, et que l’intérêt suscité par des écritures « géophiliques » comme celles de J.-C. Bailly ou de Jean Rolin est une manière heureuse de renouer avec le style des barbichus.
O. M.
Michaël Fœssel, Jean-Claude Gens et Pierre Rodrigo (sous la dir. de), Faire Monde. Essais phénoménologiques, Paris, Mimesis France, 2011, 190 p., 16 e (contact@mimesisfrance.org)
Les essais regroupés dans cet ouvrage par des enseignants de l’université de Bourgogne ont pour ambition déclarée de reprendre à nouveaux frais la question du Monde. À nouveaux frais, c’est-à-dire après le tournant cartésien qui a creusé le fossé entre la subjectivité et l’objectivité mondaine, après Kant pour lequel il n’y a pas de cosmologie relationnelle concevable, mais aussi après les tentatives de réponse bergsonienne ou phénoménologique (Husserl, Heidegger). À nouveaux frais, cela signifie donc que l’on doit repenser le Monde dans un contexte sécularisé en suivant les propos de Hans Blumenberg par exemple ou en s’appuyant sur les réflexions de Merleau-Ponty sur le chiasme dans le Visible et l’Invisible. Mais le plus frappant est l’importance accordée à la notion d’« horizon » (décisive chez des auteurs qui soulignent la dimension anthropologique du paysage, comme Augustin Berque) et le souci des auteurs de s’inscrire dans le contexte contemporain d’une prise de conscience de la finitude du monde et de la rareté de la Terre, bien qu’à distance du Monde globalisé de la mondialisation : « C’est à présent du sens du monde comme procès que nous avons à rendre compte, autrement dit du sens du monde comme ce à partir de quoi il devient possible d’envisager deux mouvements adverses : l’un en entités subjectives, l’autre en entité objectives. Ce mouvement originaire est le procès du monde. »
O. M.
Laurent Terzieff, Cahiers de vie, Paris, Gallimard, 2011, 396 p., 24 e
La mort de Laurent Terzieff rend plus sensible la dimension mythique que ce comédien avait déjà de son vivant (voir la note d’Alfred Simon rédigé pour Esprit en octobre 2010, après sa mort). Ce recueil posthume de textes, souvent très personnels, rappelle qu’il était un poète, un grand lecteur, un découvreur de textes (Schisgal, Mrozek…), un homme de théâtre, un mystique torturé, un amoureux inquiet de la difficulté d’aimer, un chef de troupe, un comédien respectueux des autres comédiens (son éloge du controversé Fabrice Lucchini, consistant à distinguer l’histrion médiatique sympathique et le grand comédien, est d’une généreuse lucidité) et un comédien très présent au cinéma. Si tout le monde se souvient de son Tête d’or claudélien avec Alain Cuny au théâtre, Terzieff est aussi l’un de ces Tricheurs (titre du célèbre film de Marcel Carné qui date de 1958) qui devaient faire connaître une nouvelle génération de comédiens vite accueillis par la nouvelle vague (à commencer par Belmondo dans À bout de souffle et Jean-Claude Brialy dans les premiers Chabrol). Mais le succès du jeune premier Terzieff dans Les Tricheurs est à l’origine d’un malentendu qui l’a tenu éloigné de la nouvelle vague française. Certes, Godard le fera jouer dans Détective en 1975 et Philippe Garrel l’engagera tardivement à plusieurs reprises. Mais durant les années 1960, on lui propose des rôles de « fils » dans des films commerciaux (avec Fernandel ou Bourvil) qui voulaient peut-être célébrer le changement de génération en cours. Si Terzieff n’a pas eu une carrière aussi intense au cinéma qu’au théâtre, il y a pourtant un fil continu (ce dont témoignent ici de nombreux textes) dans sa filmographie, celui du cinéma italien qui lui confie des rôles délicats et tragiques : d’abord celui d’un des deux « garçons » du film de M. Bolognini sur la prostitution, la bourgeoisie et l’argent basé sur un scénario écrit au scalpel par Pasolini (Les Garçons, La notte brava, 1959), puis plus tard l’un des rôles « durs » d’Ostia (un film de Sergio Citti, un proche de Pasolini, se termine sur la plage d’Ostia près de Rome, avant la mort réelle de Pasolini sur cette même plage, par la mort fictive de l’un des personnages) avant d’être présent dans un film de Pasolini (Médée avec Maria Callas). Il y a bien un fil « tragique » pasolinien qui traduit la fidélité de Terzieff à un cinéma exigeant qui devait également passer par Luis Buñuel et Valerio Zurlini (Le Désert des Tartares). Ce livre souligne les étranges continuités de la vie de ce comédien et rend publics des textes inédits, plus noirs qu’ensoleillés. Des textes tragiques, pasoliniens, à distance d’une nouvelle vague plutôt ironique.
O. M.
Marc Baudriller, Les réseaux cathos. Leur pouvoir, leurs valeurs, leur nouvelle influence, Paris, Robert Laffont, 2011, 332 p., 20 e
Alors que les églises se vident, les réseaux cathos – dans les allées du pouvoir, de la finance, de la politique, de la culture – continuent de s’agiter, de gagner des parts et des paris risqués, souvent dans l’ombre : tel pourrait être le message. Un petit (en fait un assez grand) monde de gens qui comptent, impliqués dans des réseaux avec ou sans liens entre eux, assurent une sorte d’intendance occulte, en rendant à l’Église et aux entreprises catholiques des services économiques, financiers, d’influence… Les « cathos de gauche » ne sont pas absents de la scène, à travers les renaissances de Témoignage chrétien et la vente au groupe Le Monde de Publications de la Vie catholique (Pvc, avec en particulier La Vie catholique et Télérama). Néanmoins, s’ils ne sont pas condamnés à se partager des restes, ils sont réduits à la portion congrue. Les réseaux que l’auteur débusque et où il a ses affinités sont largement à droite – avec des valeurs un peu ou très traditionnelles, et fortement liées au portefeuille. M. Baudriller s’extasie et se pâme presque devant tous les concours financiers qui affluent et se conjuguent pour soutenir, créer, restaurer des œuvres catholiques en tout genre. Au dernier chapitre, le récit de la résurrection du collège des Bernardins, à Paris, décidée par le cardinal Lustiger dans les années 1990, est un hymne sans réserves au miracle permanent ou aux merveilles successives qui ont fait venir les hommes, les finances et les décisions nécessaires, le secteur public n’étant pas en reste. L’argent n’a pas d’odeur, mais il rend possible « le service de l’Église et l’amour de Dieu »… In fine, après tant d’efforts pour informer sur les circuits et la destinée de millions d’euros, l’auteur fustige le matérialisme, auquel le « militantisme associatif, syndical et politique » n’a apporté aucun remède durant les malheureuses années 1960-1970. Qu’on se le dise : quand le capitalisme financier est au service de Dieu et de l’Église, cela change tout.
J.-L. S.
Marc Cholin, Contre-pieds bibliques, Lyon, Emcc, 191 p., 13 e
Qui s’étonne, puis s’intéresse aux diverses traductions des livres bibliques, qui aime débusquer les bizarreries, les traductions erronées ou trop coutumières, prendra plaisir à ce livre ; il y trouvera même une manière de faire qui l’encouragera à poursuivre lui-même dans cet exercice qui éveille l’esprit et qui donne à penser. C’est l’œuvre d’un homme cultivé, curé de paroisse sans prétention, qui, en partant des subtilités du langage, sait pénétrer jusqu’aux ambiguïtés du sens, et faire sourdre l’essentiel de l’enveloppe du transitoire.
J-C. E.
Paolo Rodari et Andrea Tornielli, Benoît XVI. Un pontificat sous les attaques, Paris, Éditions Pierre Guillaume de Roux, 2011, 314 p., 25 e
Le titre dit assez qu’il s’agit d’un livre en défense du pape actuel, mais il occulte un aspect important et assez rare dans la littérature sur les papes : les deux auteurs, « vaticanistes » (journalistes spécialisés auprès du Saint-Siège) de deux quotidiens italiens, Il foglio et La stampa, traitent en effet des nombreuses affaires qui ont déjà jalonné six ans de pontificat en enquêtant sur le rôle, le comportement, l’implication des cardinaux de la curie romaine. Il en résulte un livre assez étrange, où Benoît XVI est certes défendu, mais sans dévotion confite, et où, au contraire, les conflits internes dans le gouvernement de l’Église catholique sont cruellement mis en lumière. Rien qui puisse scandaliser au demeurant, mais derrière les entrées du Vatican contrôlées par les gardes suisses, tout n’est pas harmonie ni entente fraternelle… Pour les affaires dont il est question, il s’agit de la réintégration des évêques intégristes, de la libéralisation de la messe en latin, de la pédophilie des prêtres catholiques, des déclarations sur le préservatif, des Légionnaires du Christ et de leur scandaleux fondateur Maciel, de nominations contestables… et aussi du discours de Ratisbonne avec la phrase sur les musulmans et leur violence religieuse. Presqu’à chaque fois, des erreurs sont commises par des membres éminents de la curie, des dissonances apparaissent, des paroles imprudentes sont prononcées, la mauvaise gestion des événements aggrave les problèmes… On notera aussi les ambiguïtés d’une succession qui découvre les limites du pontificat précédent et n’est pas capable de les avouer, vu le prestige de Jean-Paul II (c’est particulièrement vrai de son inertie fautive en matière de pédophilie ou dans l’affaire Maciel). Les auteurs veulent « innocenter » Benoît XVI, et ils sont globalement convaincants sur ce point. Il n’empêche qu’ils jettent aussi une lumière crue sur son impuissance à réformer les mauvaises habitudes de la curie et à anticiper les réactions à ses décisions et ses propos.
J.-L. S.
En écho
DROIT SOCIAL – Jean-Jacques Dupeyroux, qui dirige la revue Droit social depuis une quarantaine d’années, a décidé de passer la main. C’est l’occasion pour la revue (décembre 2011, no 12) et ses principaux collaborateurs de faire le point sur les thématiques propres à Droit social. Parmi les textes portant sur la société (un texte), le travail (seize textes), la protection sociale (cinq textes) et la sécurité sociale et professionnelle (trois textes), on peut signaler celui de Jean-Marie Delarue, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, sur la prison, celui d’Alain Supiot sur la politique législative du travail, celui de Jean-Emmanuel Ray sur les métamorphoses du droit du travail, celui de Didier Tabuteau sur l’inquiétante dilution des services publics dans le domaine de la santé ou bien encore celui de Jean-Christophe Le Duigou sur la sécurité sociale professionnelle. À lire ces textes rassemblés en hommage à l’ancien directeur, on comprendra que la démocratie sociale est à un tournant historique très critique. Droit social n’en est que plus indispensable.
APRÈS LES TOTALITARISMES – Dans un dossier consacré au dernier livre de Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes (Gallimard) dont Jean-Louis Schlegel a rendu compte dans Esprit, la revue Le Débat s’efforce de mieux saisir le sens du recours à la notion de totalitarisme (longtemps contestée par des franges du progressisme intellectuel) et du concept de religion séculière, la variété des totalitarismes et ce qu’il advient de la démocratie dans un monde post-totalitaire (voir les textes de Stéphane Courtois, Philippe de Lara, Krzysztof Pomian, Philippe Raynaud). K. Pomian, par exemple, met en avant quatre insuffisances du livre : la comparaison entre l’Italie, l’Allemagne et la Russie, trop peu précise sur ce dernier pays, la sous-estimation du rôle de la terreur et de l’appareil répressif en Urss, une prise en compte trop discrète du tournant de 1956 à l’Est (Budapest), un optimisme démocratique post-totalitaire excessif. Alors que la Russie est touchée par les effets des printemps arabes, les propos de Marcel Gauchet, qui répond à ses commentateurs à propos des religions séculières, sont intéressants : « Le fondamentalisme religieux est d’un tout autre ordre que les religions séculières. L’islamisme relève d’une politique de la religion, phénomène somme toute classique, qui n’a rien à envier au dessein (inconscient) d’élever la politique à la hauteur d’une religion, de recomposer une société de type religieux à partir d’éléments purement modernes et séculiers. Où sont d’ailleurs dans les mouvements islamistes les rouages indispensables à ce dessein, l’idéologie omnisciente, le parti omniprésent, le leader omnipotent ? […] Dans le monde musulman actuel, il y a d’un côté trop de religion explicite et de l’autre côté pas assez de politique moderne pour qu’éclosent des totalitarismes au sens strict. »
L’USAGE POLITIQUE DE L’ISLAM – À l’occasion d’un dossier consacré à la possibilité d’une rencontre et d’un dialogue entre chrétiens et musulmans, Les Cahiers de l’Atelier (octobre-décembre 2011, no 531, Les Éditions de l’Atelier) proposent une mise au point sur l’entrée en politique des musulmans en France. Une « entrée en politique » entendue doublement comme l’intégration politique des musulmans mais aussi comme leur expression politique. On se reportera à l’article de Franck Frégosi, qui souligne la difficulté d’aborder la question de l’islam par les chiffres, dès lors qu’ils sont instrumentalisés politiquement aussi bien par le groupe « Saucisson pinard » de Riposte laïque que par le groupe politique de la droite populaire. « S’il est légitime de pouvoir évaluer sereinement la population musulmane à des fins scientifiques, il est tout aussi nécessaire de s’intéresser aux processus de radicalisation (dévoiement !) de l’idée laïque auxquels se livrent certains groupes militants aux confins de la gauche et de la droite, au profit d’un projet politique aux relents identitaires et xénophobes. » On pourra également se reporter à l’article de N. Marzouki sur la révolution tunisienne, « Au-delà de l’opposition entre religion et laïcité ».
LES VINGT FILMS DES VINGT ANS DE TRAFIC – La revue fondée en 1991 par Serge Daney fête ses vingt ans (hiver 2011, P.O.L.) de manière originale. Elle a proposé à vingt « plumes proches » de parler d’un film, de se livrer à un exercice d’écriture pour comprendre ce qu’il advient du cinéma. Vingt ans, vingt films… dont les réalisateurs sont entre autres Spielberg, Cronenberg, Hou Hsiao-hsien, J.-C. Monteiro, Godard, Moretti, Ruiz, Vicente Ferra, J. Mekas, Kaurismäki, etc.
LES ÉCONOMISMES AU POUVOIR – La revue Tracés, dans le cadre d’une enquête intitulée « À quoi servent les sciences humaines », s’interroge sur les usages de la théorie économique dans la sphère publique. André Cartapanis pose bien les termes de la responsabilité des économistes dans la crise financière en pointant méthodiquement, mais prudemment, le besoin d’un « renouvellement de l’agenda de la recherche, de renouveler la prise de risque scientifique et le pluralisme des démarches ». Un chantier qui s’ouvre sans procès hâtif mais sans précipitation… (hors-série 2011, 15 e, http://traces.revues.org).
ÉCRIVAINS ET REVUES – La Revue des revues offre deux portraits d’écrivains pour lesquels la rencontre avec des revues fut aussi une rencontre avec une conscience de l’histoire et des pouvoirs de l’écriture : Jean Amrouche et Georges-Emmanuel Clancier, dont les parcours à travers la guerre sont tissés de rencontres et d’échanges poétiques sur les deux rives de la Méditerranée, à travers la poésie (Entrevue, no 46, 15, 50 e, www.entrevues.org).
Avis
Josep Ramoneda, fondateur du Cccb, remercié à Barcelone. Philosophe venu de la gauche antitotalitaire, Josep Ramoneda n’a pas été renouvelé dans sa fonction de directeur du Centre culturel contemporain de Barcelone (Cccb) qu’il a fondé il y a onze ans (voir l’entretien avec Josep Ramoneda dans Esprit, octobre 2005) par les nationalistes conservateurs au pouvoir en Catalogne, le parti de Jordi Pujol qui oublie apparemment les valeurs sociales et culturelles. Ce centre, nous l’avons souvent valorisé dans Esprit, car il est exemplaire d’un espace culturel multidisciplinaire ouvert sur la ville qui ne devienne pas un musée ou un conservatoire. Nous sommes souvent allés à Barcelone ou ailleurs avec l’équipe du Cccb (de Tirana à Johannesburg) pour des débats et des colloques qui soulignaient le rôle des revues, dont Josep Ramoneda est un lecteur fidèle. Nous avons toujours montré en exemple le Cccb à la classe politique française, particulièrement à nos maires de grandes villes, car il participe de la démocratie urbaine et montre le rôle de la ville dans l’imaginaire politique. Cela permet de comprendre qu’il ne suffit pas d’exporter partout le modèle du Guggenheim de Bilbao, et de faire de la Ville-Monde une vitrine mettant entre parenthèses ceux qui l’habitent. Les nationalistes catalans reprochent à notre ami Josep Ramoneda un « cosmopolitisme » oublieux de la Catalogne dans ses programmations (dans Cccb, les 3 C oublient selon eux Catalogne). Au risque d’oublier eux-mêmes un cosmopolitisme catalan, celui de Ramon Lull par exemple, qui ne date pas d’aujourd’hui !
Olivier Mongin
Le premier prix Paul Ricœur décerné à l’Empire de la valeur, d’André Orléan. L’association Paul Ricœur, animée par Jacques Mistral (et qui vient d’organiser une journée sur la crise à la Maison des Métallos à Paris), a décidé d’accorder tous les deux ans à partir de janvier 2012 un prix Paul Ricœur. Dans l’esprit de cette association et de l’œuvre de Paul Ricœur, le prix doit être décerné à un ouvrage de pensée qui participe du débat public et se confronte aux problèmes de la cité. On ne peut que se réjouir à Esprit que le premier prix Paul Ricœur ait été accordé à l’Empire de la valeur. Refonder l’économie (Le Seuil) d’André Orléan. C’est un ouvrage (sur lequel nous reviendrons dans Esprit en publiant entre autres un entretien avec l’auteur) qui se livre à une analyse décapante de l’homo oeconomicus qui a pour ambition de retrouver le sens de l’ordre collectif (la monnaie et la politique) dans un univers constitué théoriquement par des individus séparés les uns des autres.
Le rendez-vous de janvier d’« Esprit public » sera lié au thème du présent numéro : « Comment lutter contre le mal-logement ? » avec D. Burckel et P. Dietrich-Ragon mercredi 11 janvier à 19 h, à la mairie du IIIe arrondissement de Paris (2, rue E. Spuller).
Au moment de boucler ce numéro, nous apprenons la disparition de Václav Havel, dont nos lecteurs pourront retrouver des articles importants parus dans la revue sur la diversité à l’heure d’un monde global (décembre 2004), sur l’intellectuel en politique (novembre 1995), sur la culpabilité historique (juin 1990)… Tous ces articles sont disponibles sur notre site www.esprit.presse.fr. Nous reviendrons rapidement sur cette grande figure de la dissidence et de la transition démocratique.
Dans notre prochain numéro, nous nous demanderons si l’élection présidentielle, qui focalise excessivement le commentaire politique dans la presse, offre l’occasion d’un bon débat sur les choix d’avenir pour la société française. En mars-avril, un dossier sur la philosophie française sera l’occasion d’explorer ce que la réflexion philosophique apporte pour la compréhension de notre temps. Quelles sont les conditions institutionnelles du travail philosophique ? Quels sont les champs de pensée identifiables ? En quoi éclairent-ils les interrogations partagées par tous ?
- 1.
Voir François Dubet, les Places et les chances : repenser la justice sociale, Paris, Le Seuil, 2010 ; Thierry Pech, le Temps des riches : anatomie d’une cécession, Paris, Le Seuil, 2011 ; Thomas Piketty, l’Économie des inégalités, Paris, La Découverte, 2008.
- 2.
Voir D. Reynié, « Le tournant ethno-socialiste du Front national », Études, novembre 2011.
- 3.
Voir notre article « Employabilité et handicap », dans Revue de droit sanitaire et social, septembre-octobre 2011, p. 796 sqq.
- 4.
Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2003.
- 5.
Ève Chiapello et Luc Boltanski, le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
- 6.
Voir Jacques Le Goff, Georges Gurvitch. Le pluralisme créateur, Paris, Michalon, janvier 2012.
- 7.
Voir D. Martuccelli, la Société singulariste, Paris, Armand Colin, 2010.
- 8.
Titre d’un récent ouvrage paru dans La République des idées/Le Seuil, 2011.
- 9.
Juli Zeh, la Fille sans qualités, Paris, Actes Sud, 2008.
- 10.
Felicitas Hoppe, le Pique-nique des coiffeurs, Arles, Éd. du Rouergue, 2005.
- 11.
Julia Franck, Feu de camp, Paris, Flammarion, 2011.
- 12.
Judith Hermann, Maison d’été, plus tard, Paris, Albin Michel, 2001.
- 13.
J. Hermann, Rien que des fantômes, Paris, Albin Michel, 2005.
- 14.
Karl Polanyi (sous la dir. de), les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, 1975.