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Manifestation contre le projet de réforme des retraites. Paris. 7 mars 2023 / Crédits : Paola Breizh via Wikimédia
Manifestation contre le projet de réforme des retraites. Paris. 7 mars 2023 / Crédits : Paola Breizh via Wikimédia
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Retraites : reprendre les choses à l’endroit

La réforme des retraites prétend allonger la durée du travail sans même considérer la question de sa pénibilité ou de son sens, et assoit sa légitimité sur celle d’un président élu non pas pour son programme mais contre Marine Le Pen. Il n’est guère surprenant que son adoption ait mis le pays en incandescence.

La réforme des retraites du millésime 2022 n’aura pas fait exception. Comme en 1995, 2010 et 2019, le projet d’Emmanuel Macron et d’Élisabeth Borne a mis le pays en incandescence. Avec une originalité cependant : la révocation en doute de la légitimité du pouvoir politique à mettre en cause un acquis social, l’âge de départ en retraite, totem devenu tabou. Comment en est-on arrivé là ? Essentiellement du fait de la conjonction de trois types de problèmes : de lisibilité, de temporalité et de légitimité.

Lisibilité brouillée

La lisibilité de la réforme a été brouillée par suite d’objectifs indécis, générateurs de flottements et de malaise. On se souvient qu’initialement, la mission Delevoye avait eu pour horizon une réforme dite « systémique », dans un esprit de justice par égalité entre tous les retraités. C’était, dès 2018, l’objectif phare du projet du président Macron visant à unifier les quarante-deux régimes alors existants dans un système à points, universel et pérenne, offrant des possibilités de retraite choisie. Bien que complexe, le schéma avait le mérite de la clarté, de l’équité et d’une relative innocuité puisqu’il n’était pas question d’âge pivot de départ. Des doutes sur sa viabilité, aggravés par l’épisode Covid, conduiront à sa mise en veilleuse au profit d’un nouveau projet, cette fois paramétrique, à finalité comptable, de sauvegarde de l’équilibre général du système existant, menacé par un ratio de plus en plus critique entre cotisants et bénéficiaires laissant augurer, à terme, de nouveaux déficits1.

Outre un changement de cap urticant, du fait du retour en force du débat autour de l’âge pivot, le nouveau discours n’a pas tardé à susciter étonnement et irritation, pour deux raisons. D’une part, le souci initialement affiché par le président est de se donner ainsi les moyens d’« investir massivement » dans la transition écologique, l’hôpital, l’école et le grand âge. Bruno Le Maire abonde : « Il faut bien financer nos hôpitaux, nos collèges, nos lycées, nos universités et c’est la réforme des retraites qui le permettra. » C’est, pour beaucoup, un vrai détournement de fonds et une confusion, qui feront dire à Olivier Marleix, le chef de file des Républicains à l’Assemblée : « Vous créez une ambiguïté sur le sens du projet et cela parasite votre message vis-à-vis de l’opinion et des syndicats ! »

D’autre part, l’insuffisance d’informations fiables sur la réalité de la situation, qui laissait libre cours à tous les pronostics, du plus pessimiste dans la bouche d’Élisabeth Borne (« Si on ne fait rien, nous aurons plus de 100 milliards d’euros de dette supplémentaire »), au plus mesuré au Conseil d’orientation des retraites et chez les économistes Michaël Zemmour et Antoine Bozio, selon qui « les syndicats n’ont pas tort lorsqu’ils affirment que le système n’est pas en danger », tout en défendant néanmoins la nécessité d’une réforme : « Plus les choix difficiles seront reportés, plus l’ajustement nécessaire risque d’être important. » D’utiles nuances, mais sur un fond d’imprécisions qui rendent délicat de se faire une religion !

Temporalité baroque

Le second problème résulte d’une temporalité baroque, pour une large part à l’origine de la résistance au nouvel âge pivot. Beaucoup de voix se sont élevées, à commencer par celle de Laurent Berger, pour souligner la forte imbrication du couple travail/retraites et se demander si l’attachement au seuil de départ à 62 ans, notoirement inférieur à ce qui se pratique à l’étranger, ne résulterait pas d’un tropisme français du rapport au travail. Dans cette perspective, contrairement à une idée reçue, les Français ne seraient pas plus réticents à l’effort que leurs homologues étrangers. Ils ne sous-estimeraient en rien la valeur du travail. Au contraire, c’est parce qu’ils s’en font une haute idée qu’ils supportent mal la réalité de leur travail ou de leur emploi, lorsqu’elle est en décalage avec l’idéal qu’ils en ont.

Tous les sondages mettent ainsi en évidence « une impressionnante progression de la valeur travail depuis le début de la décennie 2000-20102 », 74 % des actifs se déclarant, en 2011, « heureux » ou « très heureux » au travail, dans le même temps. Des résultats confirmés par la grande enquête CFDT de 2017 menée auprès de 200 000 travailleurs et, tout récemment, par un sondage OpinionWay d’octobre 2022, qui fait apparaître que le travail demeure « important » pour 80 % des salariés, « globalement épanouissant » pour 70 % et revêtu de « sens » pour 84 %.

Mais, paradoxalement, dans le même temps, la France se situe au dernier rang des pays de l’OCDE du point de vue de la satisfaction au travail. Le même sondage OpinionWay révèle que 82 % des salariés font de la santé mentale au travail un « enjeu préoccupant » du fait, principalement, d’un « travail mal fait », source de mal-être. Heureux mais non satisfaits ! Une manière de dire : nous sommes contents, mais pas autant que nous le devrions. Un point de vue à rapprocher de la logique de l’honneur, plus intense chez nous qu’à l’étranger, avec le risque d’une déception d’autant plus vive que le management laisse à désirer3. Curieux travail qui construit mais peut aussi détruire, souvent dans le même mouvement. Dans ces conditions, on n’est pas étonné de découvrir qu’une large majorité souhaite la diminution de sa part. Le travail ne constituerait une « priorité » que pour 12 % d’entre eux…

Curieux travail qui construit mais peut aussi détruire, souvent dans le même mouvement.

D’où ce désir de le quitter sans retard, dès lors que l’heure en est venue. D’où également, pour ce qui concerne la réforme en cours, l’erreur d’avoir dissocié ces deux volets et commencé par la fin. D’où enfin l’urgence de les réarticuler, en concertation, dans la double perspective de maintenir dans l’emploi les seniors qui, du côté des ouvriers, ne sont plus, à l’heure actuelle, que 40 % à travailler encore à l’heure de la retraite, et d’améliorer l’intégration dans l’entreprise de jeunes largement allergiques aux formes d’autorité caporalistes4.

Un texte de loi est certes en préparation sur le travail, avec l’objectif de permettre de « travailler mieux » pour « travailler plus ». Le gouvernement entend encourager les perspectives d’évolution de carrière, la reconversion, la semaine de quatre jours et la généralisation de l’intéressement aux résultats. Manque à l’appel la question de la codétermination, si essentielle pour impliquer les salariés à la vie de leur entreprise. Si la logique avait prévalu dans le traitement du dossier, les choses eussent sans doute été différentes et les chances d’aboutir nettement améliorées.

Légitimité en doute

À l’apostrophe « Qui t’a fait roi ? », Emmanuel Macron a eu beau jeu de rétorquer : « Mais c’est vous, peuple souverain, et sur un programme qui incluait centralement cette réforme ! » Incontestable, l’argument n’a pourtant pas fait mouche, pour plusieurs raisons : d’abord, l’étroitesse de l’assise électorale du président, qui n’a recueilli au premier tour que 25 % des suffrages, son succès au second tour résultant du rejet de Marine Le Pen ; ensuite, les conditions d’adoption du texte réformateur par un nouvel usage de l’article 49.3 ; enfin et surtout, l’allure jugée factice de la « concertation », menée en amont avec les partenaires sociaux.

Ce dernier facteur de grogne fut en réalité décisif. Les syndicats ont eu, en effet, le net sentiment de n’être associés que pour la forme au processus d’élaboration du projet, et cela au mépris de l’esprit du premier article du Code du travail issu de la loi Larcher de 2008, un esprit de co-construction des textes sociaux imbriquant pouvoirs publics et société civile, institué démocratique et instituant social, soit le peuple, celui de tous les jours dans son chatoiement.

Si la configuration, en rupture avec le modèle jacobin du tout-politique, n’est pas nouvelle, il se confirme qu’à la faveur de l’élévation du niveau d’instruction et de l’explosion des réseaux sociaux, ce peuple exige d’être entendu comme tel directement, « sans filtre », ou par la médiation des corps intermédiaires. Cela signifie, d’une part, la reconnaissance de sa légitimité dans un temps qui n’est plus le seul temps long de la raison politique, mais le hic et nunc de l’opinion du demos, et, d’autre part, l’induction d’un système démocratique mixte, caractéristique de ce que Pierre Rosanvallon a nommé « contre-démocratie5 », non pas opposée à la démocratie mais réservée sur son fonctionnement, avec un puissant appel à la « démocratie continue6 » ou à la « démocratie d’opinion7 ».

Il faut donc repenser la démocratie, devenue plus effervescente que jamais et, comme le suggère Laurent Berger, se donner du temps « pour regarder, et sur le travail, et sur les retraites, comment il faut reprendre les choses à l’endroit  » – ou les mettre à l’endroit s’agissant du modèle démocratique.

  • 1. Excédent de 900 millions d’euros en 2021 et de 3, 2 milliards en 2022, après plusieurs années de déficits, qui devraient revenir en 2023.
  • 2. Éric Chauvet, « Les salariés et la crise », dans L’État de l’opinion 2010, présenté par Olivier Duhamel et Brice Teinturier, Paris, TNS Sofres/Seuil, 2010, p. 113.
  • 3. Voir Philippe d’Iribarne, La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1989. C’est cette logique qui renforce l’importance de la fierté du travail.
  • 4. Je me permets de renvoyer à Jacques Le Goff, « L’autoentreprise, les jeunes et l’avenir du travail », Études, no 4224, février 2016, p. 29-40 et Anne-Sophie Balle, Sabine Izard et Emmanuelle Pirat, « Les exigences de la Génération Z », CFDT Magazine, no 492, mars 2023.
  • 5. Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 2006.
  • 6. Dominique Rousseau, Six Thèses pour la démocratie continue, Paris, Odile Jacob, 2022.
  • 7. Jacques Julliard, La Reine du monde. Essai sur la démocratie d’opinion, Paris, Flammarion, 2008.

Jacques Le Goff

Professeur émérite de droit public à l’université de Bretagne occidentale, il a notamment publié Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années1830 à nos jours (Presses universitaires de Rennes, 4eéd., 2019).

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