
La richesse et la justice
John Rawls et l'économie politique
Le mouvement des Gilets jaunes force à repenser l’articulation par Rawls de la richesse et de la justice sociale. En effet, une société juste ne peut être fondée sur une organisation inefficace des conditions d’existence.
Les sociétés contemporaines sont incontestablement malades ; le mot « populisme » ne suffit pas pour établir un diagnostic, mais il en résume commodément certains symptômes. En France, ce phénomène a pris la forme spectaculaire des Gilets jaunes. On a parfois parlé de soulèvement parce que ces manifestations ne correspondaient en rien à la forme traditionnelle du mouvement social. Leur caractère spontanéiste, le refus de tout leadership, l’addition de revendications hétéroclites, la faiblesse des ressorts idéologiques, rien de tout cela n’est conforme aux représentations et aux modes d’action qui ont marqué l’histoire sociale du xxe siècle. Le pouvoir a été pris au dépourvu et a fait face comme il le pouvait. Mais l’organisation novatrice d’un « grand débat national » n’a pas suffi à cacher qu’il colmatait la brèche en ouvrant les vannes budgétaires. L’argent, en tout cas, fut, sous toutes les formes, au cœur du malaise exprimé sur les ronds-points : l’argent privé, si abondant au sommet et si scandaleusement mal réparti ; l’argent public, mal prélevé et toujours insuffisant pour répondre aux besoins sociaux. Et cette perception semble si communément répandue dans les esprits qu’elle suffit probablement à expliquer un soutien de l’opinion publique allant bien au-delà des manifestants. Paradoxalement, ce mouvement social sans perspective ni débouché nous oblige donc à penser à nouveaux frais la conjugaison de deux thèmes trop souvent jugés, mais à tort, antinomiques : les exigences liées à la création de richesses d’un côté, à la justice sociale de l’autre.
L’économie politique du rond-point
Prenons d’abord la mesure de ce que cette révolte nous apprend sur la société contemporaine. Les premiers éléments de réponse tiennent à la composition sociologique des protestataires (du moins ce que l’on en connaît à ce jour) : ce qui est avéré, c’est qu’il ne s’agit pas d’un soulèvement des salariés organisés, l’absence des centrales syndicales en est un des traits les plus frappants ; font donc fausse route ceux qui y voient une extrapolation des conflits de classes qui ont marqué le capitalisme depuis le xixe siècle. Mais on ne retrouve pas non plus les catégories sociales qui ont marqué la scène socio-politique du dernier quart de siècle, les banlieues en déshérence, les agriculteurs, les transporteurs routiers ou les jeunes générations en colère. Celles et ceux qui ont au départ endossé un gilet jaune ne forment pas une classe sociale ; ils ne figurent pas, en règle générale, parmi les plus démunis ; ce sont des familles monoparentales, de petits artisans ou commerçants, des auto-entrepreneurs, des fonctionnaires de catégories B ou C et des retraités modestes. Tous sont en difficulté et se considèrent comme déclassés, mais il n’y a pas de socle socio-professionnel commun pour forger leur homogénéité. Cette dernière a pourtant frappé tous les observateurs et il faut donc en chercher ailleurs le ciment. Le ciment, semble-t-il, ce sont les conditions quotidiennes d’existence : ce n’est pas par hasard que le rond-point est devenu le lieu constitutif de cette révolte, il est aussi le point de repère d’un mode de vie dont le pavillon est l’élément constitutif et la voiture le vecteur.
Le mode de vie « suburbain », comme on le désigne aux États-Unis où il s’est développé depuis les années 1950, a été introduit dès les années 1970 en France. Mais la dynamique s’est emballée depuis deux décennies ; elle s’est inscrite chez Nicolas Sarkozy dans un projet politique clairement inspiré des succès du mouvement néo-conservateur outre-Atlantique. Une « démocratie de propriétaires », fondée sur l’habitat pavillonnaire, était supposée attacher l’électeur à la politique qui l’avait rendu propriétaire. On sait de longue date que c’est un contresens écologique, il est la cause fréquente du surendettement, mais le résultat le plus prégnant de cette socio-géographie nouvelle, c’est la destruction du lien social. La voiture n’est pas seulement un instrument de mobilité, le pavillon n’est pas seulement un cadre de vie, ils créent ensemble une nouvelle culture sociale : et après que les paroisses, les syndicats, les associations, les partis politiques ont perdu leur pouvoir intégrateur, le sentiment de désocialisation qu’alimente la société périurbaine entretient un climat d’abandon et finalement la perception du mépris dans lequel les « élites » tiendraient les « territoires ».
Une société d’individus en gestation
Au vu de cette réalité territoriale, certains ont rapidement interprété la révolte comme un effet de la fracture ayant abouti à la constitution d’une France « périphérique », mais l’observation minutieuse des données révèle une réalité beaucoup plus complexe, parce que la « périphérie » est loin d’être une notion homogène[1]. Nombreux sont surtout ceux qui ont mobilisé leur explication idéologique favorite pour y voir la dernière en date des manifestations de rejet des politiques « néolibérales ». De fait, le trouble qui, sous la forme du populisme, saisit partout l’époque contemporaine provient de ce que l’ère qualifiée, pour simplifier, de néolibérale a détruit l’interdépendance étroite que l’ère keynésienne avait créée entre les sphères économique et politique. Tout ce qui avait fait la stabilité, la régularité de ce que l’on appelle le fordisme ou les Trente Glorieuses a été progressivement miné sous l’effet de la mondialisation, des changements technologiques, du désir plus répandu d’autonomie, des changements de comportement. Après la Grande Transformation qu’avait décrite Polanyi, il s’agit d’un Grand Retournement qui a fait faire un pas de géant à la société des individus. La mise en œuvre, dans ce contexte, de politiques néolibérales a fissuré la matrice sociale antérieure sans lui substituer de nouveaux principes de cohérence ; le règne universel de l’argent et de la cupidité s’est imposé en quelque sorte par défaut. Et le résultat en est clairement dysfonctionnel.
La mise en œuvre de politiques néolibérales a fissuré
la matrice sociale antérieure
sans lui substituer
de nouveaux principes
de cohérence.
Ce qui caractérise les Gilets jaunes, c’est que, exposés aux contraintes du mode de vie suburbain et moins protégés que d’autres groupes sociaux par des facteurs d’intégration hérités du passé, ils ont regroupé en France la fraction de la population qui subit le plus directement le contrecoup de ce divorce entre les sphères économique et politique. Ils y voient, et c’est le point commun avec l’électorat populaire qui s’est prononcé ailleurs en faveur du Brexit ou de Trump, une rupture de la promesse que constitue la réunion dans leurs mains du bulletin de vote et du bulletin de paye dont ils attendaient, par leur combinaison, la reconnaissance de leur identité et l’amélioration de leurs conditions d’existence. S’il y a un mot qui résume leur ressenti, c’est celui d’iniquité. Que cette perception soit largement répandue dans le pays explique que le mouvement ait reçu un large soutien populaire, cela n’empêche pas ladite perception d’être hautement paradoxale. En effet, en France, les mécanismes de protection sociale, transferts sociaux, santé, éducation, retraite, sont au premier rang, sur tous les fronts, en termes de résultats aussi bien que de moyens ; c’est logique, puisque notre pays consacre à ces efforts le tiers de son produit national brut, record du monde[2] !
Comment expliquer que le « ressenti » soit à ce point différent, qui fait apparemment de la France, dans les sondages et dans les médias, le pays du malheur social[3] ? Constat déprimant pour le décideur politique, en tout cas, mais aussi défi intellectuel sans précédent, car les inégalités et la justice n’ont pas le même sens dans une société d’individus que dans une société de classes[4]. Le fordisme concilia un temps l’efficacité et la justice, les manifestations en faveur du pouvoir d’achat ou des services publics allant de pair avec les gains de productivité qui donnaient du grain à moudre à la négociation sociale ; force est de reconnaître qu’il n’est pas facile de faire aujourd’hui se rejoindre la discipline économique, qui s’intéresse à la création de richesses, et la philosophie morale, de laquelle on attend qu’elle explicite les principes de la justice. Comment penser (et si possible organiser) leur conjonction dans ce monde nouveau ?
La justice comme équité,
fondement du lien social
John Rawls peut nous y aider, lui qui a marqué la philosophie politique du xxe siècle aussi fortement que Keynes l’a fait pour la pensée économique[5]. Ce rapprochement aboutit souvent à ce que l’on considère le premier comme ayant fourni a posteriori un socle théorique à la philosophie politique du second, celle qui a rompu avec l’idéologie du capitalisme concurrentiel et forgé le capitalisme mixte qui a assuré l’intégration sociale du salariat[6]. Mais on ne doit pas s’arrêter là car cette synthèse, pour autant qu’elle résume le passé, a besoin d’une nouvelle formulation pour fonder l’État social du xxie siècle.
Reprenons le raisonnement de Rawls pour voir comment aujourd’hui le prolonger. Prenant précisément pour objet une société d’individus, Rawls entend déterminer ce que sont les institutions d’une société juste et, pour ce faire, place ces individus dans une situation hypothétique, la position originelle, dans laquelle sont élaborés – derrière un « voile d’ignorance » – les principes de justice admis par tous. Un premier résultat tient à l’affirmation catégorique que « le juste passe avant le bien[7] » ; c’est la condition qui permet, à elle seule, l’existence d’une société pluraliste dans laquelle coexistent des jugements de valeur distincts et incompatibles. Le premier principe de justice affirme ainsi que la liberté n’est pas une « ressource » ou un « moyen » qui puisse être mis en balance avec d’autres, mais la condition pour assurer la participation de tous au débat démocratique. Autrement dit, la société pluraliste n’existe qu’en repoussant toute idéologie holiste suivant laquelle le lien social se fonderait sur une conception partagée du bien, immanquablement imposée à tous par l’Église ou par le Parti.
Rawls a construit une théorie de la justice dans une société d’individus, liés par la division
du travail et par le conflit.
Mais c’est par son second principe que Rawls a donné un nouveau souffle à la philosophie morale. Après sa contribution majeure à la philosophie des Lumières avec l’élaboration d’une doctrine de la souveraineté populaire, la pensée politique a pu en effet être accusée d’être tombée dans l’ornière en se reposant sur le duel entre les deux adversaires convenus que forment l’utilitarisme et le marxisme. Mais le premier, se préoccupant uniquement d’améliorer le bien-être « de tous » sans considération sur la répartition de la richesse, n’est guère qu’une justification pompeuse de l’ordre établi ; et le second, faisant de l’exploitation du travail la seule source de richesse, rendait sans objet toute idée de « justice capitaliste ». Rawls a, par contraste, construit le socle sur lequel il est possible d’élaborer une théorie de la justice dans une société d’individus, liés dans leur vie en société par la division du travail – qui requiert la coopération de tous pour améliorer les conditions d’existence –, et par le conflit – qui, en matière économique, porte avant tout sur les conditions de travail et la répartition des richesses. C’est dans ce contexte que Rawls propose ses deux principes dont le second, qui retient maintenant notre attention, s’énonce ainsi : « Les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que a) elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous dans un contexte de juste égalité des chances et b) on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage des plus défavorisés. »
Suffit-il d’« appliquer » la théorie de la justice ?
Tenant d’une haute conception de l’égalité, Rawls s’affiche néanmoins dans la formulation de ce principe comme le premier philosophe contemporain à reconnaître que certaines inégalités peuvent être à l’avantage des plus défavorisés. Autrement dit, il ne s’intéresse pas seulement à la redistribution des richesses, mais à leur création ; il est ainsi le premier à prendre la question de l’efficacité économique au sérieux[8].
Tentative sans précédent puisqu’elle intègre, au minimum, au noyau dur des considérations sur la justice, le constat suivant lequel l’abondance des ressources pouvant être mises au service des objectifs sociaux est fonction de l’assiette fiscale, c’est-à-dire du volume des échanges. L’économiste fera remarquer que Rawls s’appuie ainsi sur une proposition économico-politique fondamentale, affichée dès la naissance de cette discipline. Ce sont en effet les mercantilistes qui ont, les premiers, affirmé que la richesse du souverain était un flux de ressources annuel provenant non pas de l’exploitation de son domaine propre (le secteur public, dirait-on aujourd’hui), mais du pouvoir de taxer l’économie d’échanges. C’est sur ce principe financier robuste qu’ont été depuis édifiés aussi bien l’État de la monarchie absolue que l’État social keynésien[9]. Intégrée au sein de la philosophie politique, cette même proposition apparaît en revanche tout à fait révolutionnaire et sa formulation a été jugée (trop) audacieuse par beaucoup. Mais c’est surtout une formulation incomplète, soulevant une difficulté majeure à la solution de laquelle trop peu d’efforts ont été consacrés.
Pour comprendre la nature de cette difficulté, il suffit de distinguer l’application du principe dans deux situations bien distinctes[10]. On peut d’abord imaginer qu’il s’applique à la répartition d’un ensemble donné de biens, de ressources, d’éléments de patrimoine, etc. Observons en passant que c’est le cadre dans lequel prend place implicitement la revendication des Gilets jaunes en faveur du rétablissement de l’impôt sur la fortune (Isf) : la « fortune » étant ce qu’elle est, faire payer les riches va dans le sens de la justice, c’est évident (ou presque). La justice se limite alors à la redistribution et, si l’on applique dans ce cas le principe de différence, le résultat final en est l’établissement d’une société parfaitement égalitaire, puisque tout prélèvement marginal sur les plus aisés contribue à améliorer le sort des défavorisés, c’en est même le seul moyen. Il en va différemment dans une société structurée autour d’une économie de production, mais on va alors s’apercevoir qu’il n’est pas facile d’inclure sa dynamique dans la description de la position originelle.
Le « voile d’ignorance » est un artefact permettant d’écarter toute considération d’intérêt personnel dans le choix des principes de justice. On peut, et on doit donc, faire abstraction dans la position originelle de ce que seront les préférences et les jugements moraux des uns et des autres dont on sait qu’ils seront différents, par exemple à propos du mariage pour tous ; on peut ainsi formuler, de manière unanime affirme Rawls, les principes qui présideront à la confrontation de vues opposées dans la vie politique réelle. Lorsque la société décidera, par exemple, sur la base de ces principes, de sa réponse à la question du mariage pour tous, il n’y aura pas d’effet en retour sur la définition des principes. Par contraste, la vie économique réelle, selon qu’elle sera plus ou moins tonique, affecte, de manière positive et négative, le sort des plus défavorisés ; on ne peut donc éliminer, dans la position originelle, la caractéristique centrale que sera, dans la sphère économique réelle, la poursuite par chacun de son intérêt et le succès de ses initiatives. D’où l’introduction dans le second principe de Rawls de ce qui fait le ressort de la vie économique, la possibilité d’incitations et de sanctions. On a souvent souligné à ce propos que la formulation en était très puissante, puisqu’elle permettait d’écarter deux des justifications les plus courantes des inégalités, la transmission héréditaire du patrimoine et la récompense du mérite ou des talents : « personne ne mérite des capacités naturelles supérieures ni un point de départ plus favorable dans la vie » est sans doute l’une des conclusions les plus radicales de Rawls. Mais cela bien établi, le lien que souhaite établir Rawls entre justice et efficacité est-il noué avec suffisamment de précision ? La réponse courte est négative.
Peut-il y avoir accord sur la création
de la richesse ?
Une fois levé le voile d’ignorance, une différenciation des comportements se produit qui exprime la liberté de chacun de poursuivre sa vie comme il l’entend, y compris dans ses aspects économiques, c’est-à-dire en matière de travail, de consommation ou d’épargne. Pour représenter de tels comportements, les économistes introduisent des paramètres comme l’effort, la préférence pour le présent, la prise de risque. En se référant à un slogan connu, l’agent économique peut, dans la vraie vie, choisir de travailler plus pour gagner plus ou non ; il peut choisir ou pas de consommer frugalement et d’épargner pour ses vieux jours ; il peut aussi choisir d’investir dans des start-up, de créer des emplois et peut-être de faire fortune.
Que faire alors des inégalités de revenus ou de patrimoine qui en résulteront au cours du cycle de vie ? Ce sont des inégalités de ce type dont il est implicitement question dans le second principe, mais dont la littérature n’a paradoxalement pas cherché à expliciter l’effet. Dans la position originelle, derrière le voile d’ignorance, chacun fait l’impasse sur ce que seront ses préférences ultérieures en ces matières ; en revanche, du fait du mécanisme rétroactif, il faut bien (comme le suggère Rawls, mais sans plus de précisions) en prévoir le jeu : il faut inclure la diversité des comportements ainsi que la gamme des incitations et des sanctions dans le choix des principes qui gouverneront une société bien ordonnée. La formulation du second principe soulève alors une difficulté monumentale. L’activité économique se déroulant dans le temps, les choix privés de même que les décisions politiques faits à chaque période ont des conséquences sur les résultats ultérieurs : comment alors savoir si les inégalités dont nous venons d’esquisser l’origine se révèleront au fil du temps « en faveur (ou pas) des plus défavorisés » ?
En abordant la théorie de la justice par la formulation qu’en donne la philosophie politique contemporaine, nous constatons donc qu’il n’est pas suffisant de se donner pour but la poursuite de l’égalité, quel qu’en soit le critère : on ne peut faire l’économie d’un long détour permettant de prendre en compte les effets que les principes de justice exerceront sur l’équilibre économique d’ensemble. En somme, une économie bien guidée conditionne directement l’emploi et les revenus, mais aussi les services publics et les transferts sociaux, puisque l’argent public n’est pas créé ex nihilo mais déduit de l’économie marchande[11]. Autrement dit, la formulation des principes de justice élaborés derrière le voile d’ignorance requiert un accord unanime, non seulement sur la conception de ce qu’est la justice, mais sur une représentation des interdépendances économiques dont dépend in fine le sort des plus défavorisés.
Arrivé à ce point, il est facile d’exclure deux des représentations les plus fréquentes en la matière comme pouvant servir de base à un accord général. On a d’abord toutes les raisons de rejeter, conformément au bon sens populaire, la théorie dite du ruissellement, suivant laquelle il suffirait de laisser les couches aisées de la société s’enrichir pour que la situation de tous s’améliore. L’adage « la marée remet à flot tous les bateaux », couramment utilisé par le Wall Street Journal, a été trop systématiquement démenti par les faits pour prétendre réunir un consensus. Ce qui est intéressant, et qui est moins conforme au bon sens évoqué à l’instant, c’est que la théorie symétrique, celle du « ruissellement de l’argent public », se heurte à des objections aussi fortes. En matière d’efficacité et de justice, les problèmes auxquels est confrontée une économie centralisée sont de même nature que ceux rencontrés dans une économie de marché ; le ministère de la Production dans une telle société ne dispose d’aucune méthode lui donnant une supériorité sur les procédures à l’œuvre dans une économie de marché. De nombreuses expériences ont au surplus démontré, au xxe siècle, que l’alternative à une économie décentralisée n’était pas une économie qui assurerait avec générosité tous les services publics souhaitables, mais une économie administrée dans laquelle nul mécanisme n’était à l’œuvre pour assurer l’utilisation efficace des ressources et la satisfaction des besoins sociaux. L’adage « la dépense publique est une source de richesse » contient une part de vérité, mais il joue sur les mots et ne peut servir de référence. Il est donc facile d’exclure ces deux postures, mais ce n’est que la partie la plus aisée de la réflexion : entre les deux subsiste évidemment une large gamme de positions possibles, il suffit pour s’en convaincre de participer à une réunion d’économistes. Que faire de ces débats dans la position originelle ?
Principes originels d’un débat économique démocratique
Faute d’accord unanime sur la façon dont l’activité économique affecte le sort des plus défavorisés, il semble peu probable que le voile d’ignorance suffise pour que des individus raisonnables et rationnels aboutissent à un consensus sur les principes devant régler la conduite des affaires économiques. Le concept de « justice fiscale », par exemple, a peu de chances de recevoir une définition unanime. Butant sur cette impossibilité, l’approche de Rawls n’en conserve pas moins toute sa fécondité ; à défaut de principes transcendantaux (comme les qualifient les philosophes), ce que peuvent définir les individus derrière le voile d’ignorance, c’est une procédure admise par tous pour organiser le débat démocratique sur l’efficacité et la justice. On peut en effet imaginer, à titre d’illustration, trois lemmes complétant le second principe de Rawls : c) puisque les conditions de vie dépendent en premier lieu des conditions de production et de leur transformation permanente, la dynamique économique doit reposer sur une définition partagée de l’intérêt général ; d) dans un contexte où les inégalités de situation sont devenues intolérables parce que dépourvues de rapport avec ce que chacun apporte à la société, une relation intelligible doit être établie entre la formation des revenus et la contribution au bien commun ; e) pour faire face à un processus constant de création destructrice, il faut construire un horizon d’attentes collectif qui sécurise les trajectoires individuelles et légitime les positions relatives des uns et des autres[12].
Ce que peuvent définir
les individus derrière le voile d’ignorance, c’est une procédure admise par tous pour organiser
le débat démocratique
sur l’efficacité et la justice.
Malheureusement, trois obstacles presque insurmontables semblent aujourd’hui faire barrage à toute ambition de ce type. La dynamique économique, d’abord, est très largement suspectée parce qu’elle en place la direction, c’est-à-dire la recherche de l’efficacité, dans les mains des « élites » qu’il est facile d’accuser de poursuivre leurs intérêts propres. Les succès des économies industrielles et post-industrielles, ensuite, sont indéniables si l’on se borne aux conditions matérielles d’existence, mais plus qu’équivoques dès que l’on examine la distribution des richesses. L’avenir, enfin, n’est plus porteur que de promesses évanescentes lorsque la contrepartie des efforts exigés aujourd’hui est renvoyée à un avenir indéterminé. Ces défis ont traversé toute l’histoire du capitalisme, depuis les espoirs des Lumières jusqu’aux luttes sociales des xixe et xxe siècles. Ce qui caractérise l’époque actuelle, c’est de voir cette opposition entre le peuple et les élites nourrir l’indignation et le ressentiment et tétaniser la société. Dans un tel contexte, il y a peu de chances de réconcilier la création de richesses nouvelles et la poursuite de la justice. L’idée simple que soumettent à la nation souveraine l’économie et la philosophie politique, c’est par contraste qu’une société juste ne peut être fondée sur une organisation inefficace des conditions d’existence, qu’une démocratie vibrante ne peut être fondée sur le rejet des contraintes économiques. Il n’y a pas de raccourci, c’est sur une réhabilitation de la représentation, de la délibération et du compromis qu’il faut fonder la démarche assurant une prospérité mieux partagée.
[1] - Ce point est bien mis en évidence par Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 2019.
[2] - Ce contraste, connu de longue date grâce aux données sociales de l’Insee et aux données comparatives de l’Ocde, est résumé de manière particulièrement frappante par Hervé Le Bras, Se sentir mal dans une France qui va bien, op. cit.
[3] - Louis Chauvel attribue l’origine de la révolte à une « synchronisation des frustrations » : « Le ressenti ne ment pas », dans Le fond de l’air est jaune. Comprendre une révolte inédite, Paris, Seuil, 2019.
[4] - François Dubet, Le Temps des passions tristes. Inégalités et populisme, Paris, Seuil, 2018.
[5] - John Rawls, Théorie de la justice [1971], trad. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987.
[6] - Thomas Nagel souligne par exemple que « l’esprit du travail de Rawls est plus proche de celui de la social-démocratie européenne que de n’importe quel courant politique américain » : “Rawls and liberalism”, dans Samuel Freeman (sous la dir. de), The Cambridge Companion to Rawls, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
[7] - Cette option reste parmi celles ayant nourri un vif débat parmi les successeurs de Rawls ; pour le point de vue opposé, qui affirme la primauté du jugement moral en amont des fins que les droits servent à promouvoir, voir Michael J. Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice [1982], trad. par Jean-Fabien Spitz, Paris, Seuil, 1999.
[8] - On rapproche souvent Rawls de Kant, mais c’est avec Adam Smith, l’auteur à la fois de La Théorie des sentiments moraux et de la Richesse des nations que l’on relève ici une filiation.
[9] - Jacques Mistral, Guerre et paix entre les monnaies, Paris, Fayard, 2014.
[10] - Philippe van Parijs, “Difference Principles”, dans Samuel Freeman, (sous la dir.), The Cambridge -Companion to Rawls, op. cit.
[11] - Répétons qu’il ne s’agit pas là d’une pétition de principe néolibérale, mais d’une analyse remontant aux mercantilistes ; on ne s’écarte de ce principe qu’aux risques et périls du peuple, comme le démontre une nouvelle fois la tragique expérience du Venezuela.
[12] - Peut-être le Plan a-t-il été en France, après la Seconde Guerre mondiale, ce qui s’approche le plus de l’institutionnalisation d’une procédure de ce type.