Le capitalisme au cinéma
Le cinéma, à la fois art et industrie, se voit dominé artistiquement depuis près d’un siècle par le pays qui, dans le même temps, conserve sa place de première économie mondiale : les États-Unis. Par capitalisme, nous entendons un système économique, quasi universel de nos jours, mais surtout la capacité de penser et survivre en son sein. Un système historiquement apparu en Europe, mais ayant connu son apogée, et ses plus forts spasmes, outre-Atlantique. De fait, le système hollywoodien, où seuls la loi du profit et, de temps à autres, le mécénat de très riches producteurs permettent la poursuite des carrières, forme la première source de réflexion sur comment représenter l’argent, le profit, la richesse et la vénalité au cinéma. Sur ce sujet comme sur d’autres, la prédominance étasunienne demeure.
Prenons un film au hasard : Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992). Dans sa scène d’introduction, les personnages principaux en viennent à parler des pourboires, et de la légitimité d’en donner, suite à la remarque d’un d’entre eux qui refuse d’en verser. Ils en discutent dans des termes que nous pourrions retrouver dans n’importe quel cours ou article de microéconomie : salaire minimum, niveau de vie des serveuses, injustice de la taxation par le gouvernement fédéral des pourboires dans l’impôt sur le revenu… Comme si la réalité économique, les relations d’offre et de demande, la structure du marché du travail dans l’emploi peu qualifié, imprégnaient leurs consciences, leurs rapports quotidiens. Bien sûr, Reservoir Dogs ne traite pas d’économie ou du capitalisme en tant que tels, mais le spectateur familier de la littérature sur ces sujets peut s’amuser à intégrer cette simple scène d’introduction dans un discours rationnel, analytique, microéconomique.
Comme un nouveau signe que l’industrie hollywoodienne se relève toujours de toutes les crises historiques que peut connaître son pays pour mieux les traiter sur grand écran, le krach boursier des subprimes survenu en 2008 a donné lieu à plusieurs films marquants de la dernière décennie. Nous en citerons deux, les plus éloquents en terme de discours sur le capitalisme et représentations stupéfiantes du fonctionnement réel de la finance et de ses dérives.
Dans Margin Call (2011), le réalisateur J.C. Chandor propose un récit très théâtral sur une grande banque en grande partie inspirée par Goldman Sachs, quelques jours avant l’éclatement de la bulle immobilière en août-septembre 2008. De façon schématique, il sépare ses personnages en deux groupes, qui réprésentent bien l’évolution, la dérive d’un certain capitalisme : les capitalistes, comprenant le Pdg de la banque (Jeremy Irons), la responsable de la prévention des risques (Demi Moore), le directeur du floor de traders (Kevin Spacey) et les techniciens du capitalisme, à savoir le trader en chef (Paul Bettany), ses adjoints et Éric Dale (Stanley Tucci), trader renvoyé au début du film et dont un mémo fait comprendre aux autres le krach à venir. Or les deux groupes ne se parlent qu’à peine et ne se comprennent pas du tout : le personnage de Jeremy Irons admet tout de suite qu’il faut lui expliquer « comme à un enfant ». A contrario, les techniciens s’avèrent tous ultra-diplômés, comme dans les scènes où Peter Sullivan (Zachary Quinto) décrit le sujet de sa thèse en astrophysique, et où Eric Dale stupéfie son chef en lui racontant comment il a conçu un pont et en calculant de tête les millions de minutes économisées par les conducteurs depuis sa construction. Le propos, ici, n’est pas tant d’impressionner le spectateur, qui sait comment l’histoire se terminera, que de représenter l’absurdité de ces individus, l’attractivité salariale de la finance pour les esprits les plus brillants de leur pays, pour une réalité matérielle nulle. Ce qui rejoint le constat de Mark Hanna (Matthew McConaughey) dans Le Loup de Wall Street (2013) : « We don’t create shit, we don’t build anything. » (« On crée que dalle, on ne bâtit rien. »)
The Big Short (Adam McKay, 2016) plonge encore plus le spectateur dans le discours théorique sur le capitalisme, dans un but explicitement pédagogique. Le sel des dialogues entre les personnages réside dans leurs asymétries de connaissances : à qui reviendra la trouvaille, l’information parfaite pour miser contre le marché, et surtout qui sera en mesure de convaincre l’autre, de pénétrer dans le labyrinthe de la bourse. Une des trouvailles formelles du long-métrage consiste en l’implication de célébrités, comme le cuisiner Anthony Bourdain ou la chanteuse Selena Gomez, pour expliquer les termes financiers les plus techniques. Plus directement, S. Gomez apparaît aux côtés de Richard Thaler, économiste pionnier de l’étude des comportements irrationnels dans les marchés, qui explique le « biais de la main chaude », la croyance qu’une tendance de courte durée, ici la hausse des prix de l’immobilier dans les années 2000, ne peut que se prolonger indéfiniment. Au-delà de ces amusements techniques et de cette vulgarisation de la théorie économique, The Big Short devient dans son épilogue le meilleur film politique sur les conséquences de la crise de 2008 : réforme bancaire au rabais, montée de la xénophobie, et aucun banquier emprisonné pour crime financier, un des grands reproches adressés par la gauche étasunienne envers l’administration Obama et son ministre de la Justice Eric Holder.
Les films de J.C. Chandor et d’Adam McKay, extrêmement travaillés au niveau du scénario et servis parmi les meilleurs comédiens hollywoodiens, offrent à leurs spectateurs un portrait concret de ce que nous désignons souvent par le terme abstrait et englobant de « finance ». A contrario, les rares tentatives françaises sur le sujet, comme Le Capital (Costa-Gavras, 2012) ou L’Outsider (Christophe Barratier, 2016, sur le parcours de Jérôme Kerviel) peinent à rendre compréhensibles ce qu’ils dépeignent, à tenter d’immerger leur public dans les chiffres, les données. En économie comme dans d’autres domaines, la complexité du sujet et des termes peut à la fois attirer et rebuter le spectateur. Le rôle des réalisateurs et scénaristes est alors d’imaginer de nouveaux dispositifs formels pour créer l’immersion, la suspension d’incrédulité, rendre les théories les plus abstraites compréhensibles. Si Wall Street et la finance forment des sujets et des univers fascinants, en tant que milieux et corporations, ils demeurent hermétiques pour le profane.
Nous pouvons constater comment les productions récentes sur le capitalisme au cinéma se centrent de manière presque exclusive sur la finance. En histoire de l’économie, la financiarisation progressive, conjointe à la dérégulation des marchés et au rôle moindre de l’État dans la correction de ses disparités, forme un sujet assez consensuel et très étudié. Le documentaire Inside Job (Charles Ferguson, 2010) retrace l’évolution du métier de trader, au départ très ennuyeux et déconsidéré, aujourd’hui central et lucratif. Pour autant, la crise de 2008 a rendu coupable et moins attractive la finance, les diplômés des grandes écoles et des écoles de commerce rejoignant désormais de moins en moins les grandes banques[1].
Actuellement, les figures du capitalistes les plus fascinantes redeviennent les grands Pdg comme Elon Musk (Tesla, SpaceX) ou Jeff Bezos (Amazon). Elles ne trouvent pourtant pas leurs représentations sur grand écran, et ce n’est que par le retour vers le passé que nous pouvons retrouver la figure du maverick, de l’entrepreneur pionnier, comme dans There Will Be Blood (Paul Thomas Anderson, 2007). Deux images, celle du visage de Daniel Day-Lewis couvert de pétrole et d’un forage en feu, restent en mémoire longtemps après la vision, comme de gigantesques symboles de la démesure que peut engendrer le capitalisme et des soubresauts historiques et humains qu’il peut provoquer.
[1] “Banks are finding it harder to attract young recruits”, The Economist, 4 mai 2017.