
L’esprit du communisme et son destin
Après l’effondrement du communisme soviétique, Jean-Luc Nancy a été sensible à la permanence d’une demande de communauté. En effet, cette dernière n’est pas une œuvre à produire, mais l’expérience d’une résistance.
« La communauté est, en un sens, la résistance même : la résistance à l’immanence1. »
Un navire coule à pic. Sur ce qui reste visible de sa coque, on peut lire une inscription tracée à la peinture noire en caractères cyrilliques, sur un bandeau blanc courant depuis la proue : « Horizon ». Ce probable photomontage faisait la couverture de la première édition de La Comparution (1986)2. Mise en scène d’un désastre : ce sont les années de la chute du communisme « réel », c’est-à-dire prétendument « réalisé ». La décennie 1980, avant la chute du Mur, fut celle de la remise en perspective de cet « horizon » du marxisme et du communisme, déclaré indépassable par Jean-Paul Sartre3. Gdansk, la Charte 77 et la Kolyma suffisent à rappeler le moment initial qui déchaîna une crise allant jusqu’à priver le politique de son sol même.
La demande de communauté
« Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne, celui qui rassemble peut-être tous les autres témoignages que cette époque se trouve chargée d’assumer, en vertu d’on ne sait quel décret ou de quelle nécessité (car nous témoignons aussi de l’épuisement de la pensée de l’Histoire), est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté4. » De ce séisme Nancy prend acte, mais si ce constat est « pénible », c’est qu’il n’est pas question pour lui de l’accueillir tout uniment comme une solution, mais bien au contraire d’y voir en creux la permanence d’un problème et la chance – ou le risque – d’une interrogation, peut-être même une demande. De fait, Nancy sera du petit nombre pour qui le bourbier de la Kolyma n’aura rien de lustral et pour qui la question du communisme restera ouverte et pressante. Car il n’oublie pas que le mot « communisme » emblématise le désir d’une communauté trouvée ou retrouvée, par-delà une mort qui, pour n’être plus que celle de l’individu, se dissout dans l’insignifiance. Si cette symbolique n’est plus d’usage, reste sa charge d’exigence, l’obligation d’y faire droit. On ne peut se satisfaire, en effet, de l’injonction libérale : « Circulez, il n’y a plus rien à voir. »
Attesterait, par exemple, de la force de cet enjeu, le dernier terme de la si vantée trinité républicaine : la fraternité. Elle y a certes été introduite plus tard que les deux premiers, mais le Saint-Esprit, présent dès le début, n’a été compris qu’à la Pentecôte. Nulle surprise, car c’est elle qui boucle le passage entre elles des figures. En prose simple et médiatique, cela se dit : « Il faut créer du lien. » Cette interpellation ne doit pas nous rendre aveugles à sa dérive, au destin qui menace toute communauté : le repliement identitaire et l’exclusion qu’il programme.
Reste en effet à interroger ce qu’il en est de cette demande de communauté et de ce que l’on pourrait nommer son « destin ». C’est là où le travail de Jean-Luc Nancy, par sa décision d’aller aux choses mêmes, sans complaisance pour le bavardage médiatique ni même pour le discours assuré de la philosophie politique, nous est d’un grand secours. Il désencombre et profile l’horizon. C’est au fond à une phénoménologie qu’il nous invite, si nous entendons ainsi un mouvement en arrière, une Rückfrage qui, en deçà des idéalités et des objectivations, dégage la Lebenswelt, le donné qui n’est pas donné mais qu’il faut conquérir en l’arrachant aux sédimentations de la culture. C’est la demande même de communauté qui réclame examen tant elle se présente prise dans des leurres. Le commun communément fait erreur sur lui-même et se trahit en se rendant captif de certains schèmes qui cachent ce qu’il a de réellement signifiant : « Il y a une “socialité” originaire ou ontologique qui déborde largement dans son principe le seul motif d’un être-social de l’homme (le zôon politikon est second par rapport à cette communauté)5. »
Quelle est la pierre d’achoppement du communisme ? Ce que Nancy appelle « la nuit communielle » et qui lui fait rejeter tout projet fusionnel – que le communisme a incarné exemplairement mais non exclusivement (fascisme), car c’est une tentation permanente, un « maléfice de la vie à plusieurs ». Cette approche le tient à l’écart de l’analyse « totalitariste » : « Il serait peut-être mieux nommé “immanentisme”, s’il ne faut pas en réserver la désignation à certains types de sociétés ou de régimes mais y voir, pour le coup, l’horizon général de notre temps qui encercle aussi bien les démocraties et leurs fragiles parapets juridiques. » Même s’il recoupe ainsi certaines vues de Claude Lefort, pointer « l’immanence » lui permet de dire autre chose que le refus ou la dénégation de la division originaire.
L’expérience de la communauté
C’est en effet à cette articulation que se situe le motif du « désœuvrement » : le communisme, comme tout immanentisme, constitue l’aliénation de la communauté parce qu’elle « ne peut relever du domaine de l’œuvre ». Ce motif, qui vient de Maurice Blanchot et a été forgé à d’autres fins, se révèle parfaitement topique : on fait l’expérience de la communauté ; on ne la produit pas. Ce que la notion d’œuvre désigne, c’est d’abord l’idée qu’il ne faut pas penser la communauté comme le résultat d’un projet de maîtrise, mais aussi que cette visée de maîtrise se double d’une visée d’accomplissement, d’achèvement de soi, qui ne peut se soustraire à une économie sacrificielle, qu’elle soit celle de Hegel ou de Bataille – à supposer qu’elles se distinguent –, eût-elle même été inavouable. Le motif esthétique ainsi exposé, le thème du façonnement qui pouvait venir de Heidegger et qu’il partageait avec Philippe Lacoue-Labarthe6, ne sera certes plus mobilisé par Nancy ultérieurement. Mais s’il s’en déprend, c’est qu’il engage une rupture bien plus radicale : celle vis-à-vis de la communauté elle-même.
C’est lui, Nancy, qui s’est avancé le plus loin dans la réflexion sur les apories de la communauté révélées par le triomphe des fascismes et du communisme.
S’il est nécessaire de « phénoménologiser », il faut alors le faire radicalement, revenir au tuf de l’expérience et se défaire de tout ce qui l’offusque. Le communisme, comme en court le péril la fraternité, offusque la communauté. Mais, au fond, c’est parce que la communauté elle-même trouble une expérience originaire. Il convient de saluer le courage et l’importance de ce mouvement incarné par Nancy, résultat d’une longue confrontation avec Bataille. C’est lui qui s’est avancé le plus loin dans la réflexion sur les apories de la communauté révélées par le triomphe des fascismes et du communisme : « Ni œuvre à produire, ni communion perdue, mais l’espace même, et l’espacement de l’expérience du dehors, du hors-de-soi7. » Au demeurant, il faut aller au-delà de Bataille ou le rendre fidèle à lui-même en le libérant de la tutelle et de l’ombre de Hegel qui empêchent la sortie d’une économie sacrificielle et du motif de l’inavouable (secret ou ineffable). Nancy lui empruntera un temps le terme de « communication », selon le régime violent imprimé par Bataille au sens commun du mot : avec lui, le terme s’enlève sur la brèche, la blessure, la contagion, l’hétérogène. Il a pour visée de désigner justement cette entame permanente des êtres : « Il n’existe nulle part d’“êtres isolés” qui ne communiquent pas, ni de “communication” indépendante des points d’isolement. Que l’on prenne soin d’écarter deux concepts mal faits, résidus de croyances puériles, à ce prix le problème le plus mal noué sera tranché8. » Pour Nancy, il est clair que Bataille échoue à se défaire de Hegel.
C’est la raison pour laquelle il superposera, ou substituera, à ce vocabulaire insuffisamment fidèle à l’expérience, d’autres termes tels que « partage » ou « comparution » : « La communication consiste dans ce partage et cette com-parution de la finitude9. » Cette finitude à comprendre comme le hors-de-soi et l’extase de l’être singulier, mais la provenance schellingienne ou heideggérienne (la finitude de la Jemeinigkeit) ne doit pas nous égarer. Il faut plutôt y voir une radicalisation soustraite à tout projet d’authenticité : « Il faudrait pour désigner cette phénoménalité spécifique et sans doute plus originaire que toute autre phénoménalité (car il se pourrait que le monde paraisse à la communauté, non à l’individu) pouvoir dire que la finitude com-paraît et ne peut que com-paraître. » Nous sommes dans les parages du renversement quasi « feuerbachien » qu’aussi bien Hannah Arendt et Jan Patočka ont imposé à une phénoménalité heideggérienne qu’on pourrait dire « restreinte », en l’ouvrant à la publicité et à la pluralité : « On essaierait d’entendre sous le terme de com-parution à la fois que l’être fini se présente toujours ensemble, donc à plusieurs, que la finitude se présente toujours dans l’être-en-commun et comme cet être lui-même10. »
L’énigme politique du commun
La première édition de La Comparution portait en sous-titre et entre parenthèses : Politique à venir. Les dernières pages de l’article de 1983 – repris comme titre et ouverture du livre – y étaient de fait consacrées : « “Politique” voudrait dire une communauté s’ordonnant au désœuvrement de sa communication ou destinée à ce désœuvrement : une communauté faisant consciemment l’expérience de son partage11. » La réédition en poche fait disparaître ce sous-titre et les déclarations ultérieures de Nancy sont nombreuses à refuser que cette comparution dût se présenter comme politique – du reste, les guillemets et les conditionnels (que la seule syntaxe ne gouverne pas) devaient alerter. Il ira jusqu’à déclarer de manière nette et tranchante : « Je dois passer à l’autocritique : en écrivant sur la “communauté”, sur la “comparution” puis sur l’“être avec”, je pense, certes, avoir eu raison de discerner l’importance du motif du “commun” et la nécessité de le remettre en chantier à nouveaux frais – mais j’ai eu tort lorsque je l’ai pensé à l’enseigne du “politique” » – pour conclure : « l’ontologie du commun n’est pas immédiatement politique12 ».
Gardons-nous toutefois d’aller trop vite et d’y lire banalement l’aveu ou la confession d’un terrain à la fin déserté, que ce constat soit endeuillé ou jubilatoire. Husserl, dans la Krisis, commence par prendre acte d’une sclérose nihiliste des savoirs, pour s’engager en direction de l’expérience originaire, de ce monde de la vie qui doit être reconquis sur les sédimentations qui l’occultent. Mais il n’a jamais songé à se débarrasser de Galilée. Ce qui fait la force de Jean-Luc Nancy, c’est de mettre en question les assurances de la philosophie politique qui font barrage au dégagement du noyau dur : l’entre du commun. À cette énigme, il est nécessaire de revenir constamment et de se défier des diverses réponses qui lui sont apportées et par là-même l’effacent ou la recouvrent. Hannah Arendt ou Jan Patočka ont témoigné d’une visée de ce genre, engageant à chaque fois un opérateur qui ouvre le champ d’une phénoménalité radicale, non contaminée par une élaboration secondaire, que ce soit la natalité ou le front13. Chez Jean-Luc Nancy, ce qui fait réduction à la fois se laisse plus malaisément situer et se dirige vers une archi-archè, comme si, à chaque fois, il fallait se débarrasser de l’habituel ou du reconnu : probablement la bouche, la touche et la struction jouent-elles ce rôle. Cela ne fait pas une politique : conçoit-on une politique sans œuvre, sans schème, sans médiations ? Certes, mais c’est un rappel de l’incessante résistance qu’il faut opposer à ce que la politique ne cesse d’alléguer comme son naturel : « Cela dessine d’un trait qui n’appuie pas, qui ne graisse pas la feuille, le contour de ce que nous ne pourrons plus nommer “cité” sans en avoir remis en jeu jusqu’à la nature ou à l’idée même14. »
- 1. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1986, p. 146.
- 2. J.-L. Nancy avec Jean-Christophe Bailly, La Comparution (Politique à venir), Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1991.
- 3. Jean-Paul Sartre, Questions de méthode [1957], nouvelle édition revue et annotée par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986.
- 4. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 11.
- 5. Ibid., p. 71.
- 6. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique. Heidegger, l’art et la politique, Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 1987.
- 7. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 50.
- 8. Georges Bataille, Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1977, p. 553, cité dans J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 51.
- 9. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 72.
- 10. Ibid.
- 11. Ibid., p. 100.
- 12. Stany Grelet et Mathieu Potte-Bonneville, « Rien que le monde. Entretien avec Jean-Luc Nancy », Vacarme, n° 11, printemps 2000.
- 13. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Pocket, 2002 et Jan Patočka, Essais hérétiques. Sur la philosophie de l’histoire [1975], trad. par Erika Abrams, préface de Paul Ricœur, postface de Roman Jakobson, Lagrasse, Verdier, 2007.
- 14. J.-L. Nancy, La Comparution, op. cit., p. 9.