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Dans le même numéro

Le 2 décembre de Vladimir Poutine : l'unanimisme en marche

janvier 2008

#Divers

Cette triple analyse du vote qui permet à Poutine de devenir Premier ministre éclaire une nouvelle étape de la dérive autoritaire russe. L’analyse régionale du vote montre que les régions où l’administration recourt au « vote dirigé » se sont étendues. Cela traduit une stratégie de pression sur les élites régionales pour participer à l’élan unanime qui doit entourer le pouvoir.

« Allez voter librement dimanche, votez pour l’élection libre du seul parti, Russie unie ! », titrait avec ironie le magazine russe Novoe Vremia à la veille des législatives du 2 décembre 2007. La transformation d’élections législatives en référendum pour Vladimir Poutine est un épisode grave dans la détérioration des institutions publiques en Russie. Elle annonce la fin du suffrage universel comme fondement de l’autorité et de la légitimité des instances étatiques, et comme fondement de la représentativité des députés.

Dans les pages qui suivent, trois spécialistes des élections et du régime politique russe analysent le vote plébiscitaire du 2 décembre sous trois angles différents. Marie Mendras s’interroge sur la tentative d’installation d’un régime autoritaire et unanimiste, le harcèlement des opposants et l’attitude des électeurs. Dimitri Orechkine donne son appréciation des résultats du vote, au plan national et au plan régional, et évalue l’ampleur des fraudes. Jean-Charles Lallemand développe une analyse différenciée de l’élection, montrant comment les systèmes locaux de pouvoir interviennent dans le rituel électoral.

Voter pour le Seul et Unique

Pour qui et pour quoi les électeurs russes étaient-ils appelés à voter le 2 décembre 2007 ? Pour Vladimir Poutine ? Pour des députés inféodés à Poutine ? Pour que Poutine reste président ? Pour qu’il cède la place à un dauphin sous tutelle poutinienne ? Pour se plier à un rituel électoral sans conséquence ? Pour faire allégeance au régime, ou au contraire protester contre l’absence de pluralisme ?

La qualité et la légitimité d’une élection sont évaluées à partir de trois critères fondamentaux. Le premier critère tient aux conditions dans lesquelles se préparent puis se tiennent les élections : le statut des partis politiques, leur financement, la conduite de la campagne électorale, les médias, la préférence éventuellement donnée aux « sortants » ou aux candidats proches du pouvoir exécutif, enfin l’organisation même du scrutin par les commissions électorales et les administrations. Le deuxième aspect essentiel est la législation et le droit, et les conditions d’application des textes. En Russie, la loi et la réglementation ont été profondément modifiées ces trois dernières années pour faciliter la domination des seules forces politiques contrôlées par le Kremlin1.

La troisième question fondamentale est la signification du vote. Quel effet a le vote des citoyens sur les institutions, sur le comportement des élus ? Les Russes ont-ils voté le 2 décembre 2007 pour la composition de la nouvelle Douma, ou pour autre chose ?

Dans tout système politique, la réponse à ces trois questions permet d’analyser le lien entre le vote et le fonctionnement des institutions, c’est-à-dire le sens et la fonction du suffrage universel, au cœur de la question de la démocratie représentative et de la souveraineté populaire. Et sur ces trois aspects, la détérioration est constante depuis 1995, et s’accélère depuis 1999-2000 en Russie. Elle a durablement affecté, et dénaturé, le lien crucial entre gouvernants et gouvernés. Le lien n’existe pratiquement plus entre le vote des individus et le système politique, économique et social. Il est devenu formel et forcé. Il est axé uniquement sur l’adhésion, voire la soumission, de l’électeur à la personne du président.

Les élections législatives du 2 décembre 2007 ont été perverties dans leur forme et dans leur signification. Toute la préparation de ce scrutin, depuis au moins trois ans, vise à contrôler d’avance les noms qui se trouveront in fine sur la liste des 450 députés à la Douma d’État, Chambre basse du Parlement. Il ne fait guère de doute que cette liste, à deux ou trois noms près, était établie depuis plusieurs mois. Les pourcentages attribués à chaque parti ont fait l’objet de mesures précises afin d’obtenir le nombre de députés voulus sur chacune des quatre listes autorisées à siéger à la Douma.

Le jour du scrutin, avec quelques collègues à Moscou, nous avons fait une prévision des résultats, avec l’aide des sondages, mais aussi des scrutins antérieurs, et des déclarations de Poutine, de ses proches conseillers, et du président de la commission électorale centrale (TsIK), Vladimir Tchourov. Et nous sommes arrivés, à 1 % près, aux pourcentages de votes annoncés par la TsIK le 4 décembre. Les résultats officiels sont 64, 3 % pour Russie unie, 7, 74 % pour Russie juste (le deuxième « parti du pouvoir2 »), 8, 14 % pour le Ldpr de Jirinovski (inféodé au Kremlin) et 11, 57 % pour le parti communiste (Kprf), seul réel parti politique, qui ose encore voter parfois contre un projet de loi gouvernemental.

Nous nous étions trompés sur la participation, à 60 % selon les données officielles, alors que nous pensions qu’elle serait encore plus tirée vers le haut à 65 %. Nous verrons plus loin qu’il aurait été difficile de gonfler plus ce résultat, car l’abstention a été, en réalité, très élevée pour un vote qui se voulait un plébiscite pour le président. Probablement plus de 50 % selon les analyses d’experts indépendants du pouvoir3.

Dans les semaines qui ont précédé le scrutin, les autorités ont délibérément entretenu le doute et les incertitudes, et créé un faux suspens pour faire parler les commentateurs et créer l’illusion d’une vraie compétition à l’issue imprévisible. Quelques experts russes sont tombés dans le piège ou bien ont compris et accepté le rôle qu’ils devaient jouer, s’interrogeant sur les « craintes » de Poutine, les « surprises » possibles, et nourrissant ainsi la rhétorique du Kremlin sur « la parole est au peuple ! ». Comme si le contrôle n’était pas suffisamment verrouillé pour assurer des résultats conformes au plan. D’ailleurs, n’est-il pas révélateur que le « programme » du parti officiel, Russie unie, s’appelle « Plan Poutina », le plan de Poutine ? Les villes de Russie étaient enlaidies par ces banderoles à la soviétique, accrochées d’un immeuble à l’autre sur les grandes avenues, qui affichaient les mêmes slogans : « Pour Poutine, pour la Russie », « Pour Poutine, pour Russie unie », ou encore « Pour la stabilité, pour Poutine », « Votez pour une Russie forte, votez Poutine ». La ressemblance avec la propagande pour Alexandre Loukachenko en Biélorussie est frappante. On notait quelques affiches et tracts pour le Kprf et le Ldpr, mais presque aucun signe des autres partis en lice. Onze partis participaient au vote, mais seuls les quatre premiers pouvaient prétendre atteindre la barre des 7 % en dessous de laquelle les votes sont redistribués aux partis gagnants.

La campagne a été organisée de façon à convaincre les Russes qu’un seul choix était possible. L’alternative au vote légitimiste était le vote protestataire, mais sans effet sur la composition de la Douma : s’abstenir ou voter pour un petit parti qui n’avait aucune chance de passer la barre des 7 % et siéger à la Douma, comme le parti libéral Sps, l’Union des forces de droite. Jusqu’à la veille du scrutin, les autorités ont utilisé les méthodes les plus humiliantes et brutales pour empêcher les opposants de s’exprimer, et démontrer ainsi à l’électeur qu’il se marginalisait lui-même en votant pour un perdant. Arrestations et enfermements, saisies de tracts, interdictions d’antenne, menaces physiques, calomnies ont été la tactique quotidienne du pouvoir depuis des mois.

L’opposant est un ennemi du peuple

Les opposants sont présentés comme des nouveaux riches, des hystériques, des faibles soutenus par les Américains, des traîtres à la patrie, des « fascistes ». Garry Kasparov est stigmatisé comme déséquilibré et traître, Boris Nemtsov incapable, et Vladimir Ryjkov ne serait qu’une marionnette avide de privilèges. Toutes ces attaques, entendues quotidiennement par ceux qui écoutent les médias officiels, sont désormais consignées dans un ouvrage publié par les services du conseiller en communication de Vladimir Poutine, Gleb Pavlovski. Le titre résume bien le propos : Vragui Poutina, les ennemis de Poutine4. Les descriptions des quinze principaux « ennemis » sont d’une incroyable vulgarité et vaudraient à leurs auteurs des condamnations dans un pays comme la France. Les deux héros négatifs du livre sont, bien entendu, les « oligarques mangeurs d’hommes », Berezovski et Gousinski. Les deux « ennemis » ont été contraints de s’exiler en 2000. Gleb Pavlovski a offert cet ouvrage à des collègues russologues d’Amérique sans aucune vergogne, et même avec une dédicace, le jour du scrutin !

Garry Kasparov a été arrêté au cours d’une manifestation pacifique à Moscou une semaine avant l’élection, et condamné à cinq jours de prison. Il revenait d’un court voyage à Paris pour présenter son livre, très déçu de l’indifférence du président français face à la montée de l’autocratie et de la violence en Russie. Quand les Jeunesses poutiniennes, les « Nachi », paradent beaucoup plus bruyamment que les démocrates, les policiers les regardent marcher avec bonhomie et n’entravent jamais leur manifestation. Un opposant s’exprime, c’est « le désordre » à écraser ; un poutinien hurle sa haine des Caucasiens et de l’Occident, c’est « l’ordre » à protéger.

Harceler les rares opposants, c’est en faire des dissidents, donc des excentriques, des fous, des « hors système ». L’idée est de les décrédibiliser auprès de la population qui ne doit surtout pas pouvoir imaginer qu’ils pourraient gouverner le pays à la place de Poutine.

Les « dissidents », ceux qui pensent autrement, sont stigmatisés, comme à l’époque soviétique. On leur prête les pires intentions contre la mère Russie et contre son leader suprême. Toute personne qui ose critiquer Vladimir Poutine est un « ennemi de la Russie ». Poutine est la Russie, et la Russie demande à son chef de rester au pouvoir pour continuer à lui assurer longue vie et prospérité. Le peuple prête serment au Leader par un plébiscite le 2 décembre, et par une acceptation des règles autoritaires dans la vie quotidienne. Le président daigne accepter, et n’est responsable de ses actes devant personne. La notion de responsabilité de l’élu est définitivement enterrée avec le plébiscite du 2 décembre.

Le grand argument de Poutine et de ses conseillers est de démontrer que la grande majorité du peuple aime son président et ne veut pas d’une alternative. L’unanimisme obligé serait une réalité, celle d’un consensus harmonieux entre gouvernants et gouvernés, par lequel les seconds abandonnent leur souveraineté et leur libre arbitre aux premiers. Car les chefs savent mieux que le simple moujik ce qui est bon pour le pays.

Si le peuple est si naturellement en phase avec le pouvoir, et si désireux de conserver Poutine à tout prix, pourquoi le Kremlin s’acharne-t-il contre des personnalités qui, pour la plupart, ne se présentaient même pas à la députation ? Le député démocrate Vladimir Ryjkov ne pouvait pas se présenter puisque la loi électorale avait été commodément modifiée pour mettre fin au scrutin uninominal et imposer une proportionnelle intégrale. Et son petit parti, le parti républicain, a été liquidé en mai dernier, la Cour suprême ayant rejeté l’appel. Garry Kasparov n’a pas de parti politique puisque la nouvelle loi interdit à un mouvement de s’enregistrer comme parti.

Les Russes ne doivent pas rêver, ni se projeter dans l’avenir, ni sortir de leur petit monde fermé. Leur horizon idéologique doit se limiter au discours du pouvoir, leur horizon culturel et spirituel aux harangues des chefs de l’Église et à une « russité » construite de façon de plus en plus artificielle et en rejet de l’Autre, l’occidental, le musulman, le basané.

Les références historiques de Poutine vont dans le même sens. Il ne cesse de multiplier les références à 1612, année où les Russes auraient battu les Polonais et rétabli une Russie russe et stable après le Temps des troubles. Il a fait voter le changement de la fête nationale, du 7 novembre au 4 novembre, car selon lui, le 4 novembre 1612, Moscou aurait été « libérée » du joug étranger.

Les intellectuels russes parlent de plus en plus de la monarchie en puissance, du modèle du souverain lié à son peuple par un lien presque divin, hors de toute contrainte institutionnelle. Il est le sauveur, l’homme providentiel, charismatique, il est le tsar. Le lien avec le patriarcat est très étroit, et fait de l’Église un instrument du pouvoir exécutif, et du pouvoir personnel de Poutine.

S’acharner contre les opposants qui n’ont déjà plus accès à la télévision depuis plusieurs années, cela permet aussi d’entretenir le sentiment d’inquiétude, la peur de la rupture. Si Poutine est déstabilisé par ses ennemis, alors le Russe doit s’inquiéter. Il est donc utile de cultiver la crainte de ces « ennemis de l’intérieur » chez les Russes afin de les motiver à aller aux urnes et voter Poutine.

La soirée électorale sur les deux chaînes gouvernementales était frappante : d’un côté le plateau des Poutiniens de choc, de l’autre le premier épisode du feuilleton Likvidatsiia, qui raconte la « liquidation » des espions allemands en Urss en 1946. Le film est un film de guerre et d’espionnage, de héros positifs et d’ennemis, de violence et de morale. Sur la chaîne Ntv, un peu d’air libre souffle. Vadim Soloviev a eu l’autorisation de monter une soirée avec des personnes critiques du régime, mais sans Kasparov ou Nemtsov, sans les « ennemis » de Poutine.

Le dernier appel télévisuel de Vladimir Poutine aux électeurs, le 29 novembre, révélait parfaitement la tactique rhétorique : les deux tiers du discours étaient consacrés à la menace étrangère, aux ennemis, aux déstabilisations internationales, à la puissance russe. Il ne contenait que quelques phrases banales sur les avancées économiques.

C’est à première vue étonnant quand les mêmes idéocrates expliquent que le peuple n’est pas prêt pour la démocratie car il ne pense qu’à l’amélioration de ses conditions matérielles de vie. Ils ne sont pas à une contradiction près, et l’important est d’enfermer le Russe dans une mentalité de forteresse assiégée, de le convaincre que sa sécurité matérielle provient de la protection contre l’étranger.

Il existe probablement d’autres raisons à ce refus de Poutine de jouer sur la carte des succès économiques. Premièrement, l’inflation grimpe et commence à susciter le mécontentement et l’inquiétude. Deuxièmement, il prépare son maintien à un poste suprême, au-dessus des vicissitudes de la gouvernance quotidienne, et ne tient surtout pas à se faire plébisciter sur des promesses concrètes dont il devrait ensuite se sentir obligé de rendre des comptes. C’est pour cela que si Poutine devient Premier ministre en 2008, en tandem avec Dimitri Medvedev fraîchement élu président, ce ne sera peut-être qu’une solution d’attente avant de briguer de nouveau un mandat présidentiel.

Existe-t-il un consensus poutinien ?

Après une campagne qui se résumait à un matraquage médiatique pour se rendre aux urnes, et pour voter Poutine, les Russes se trouvent embrigadés dans une vision unanimiste de l’élection. Le peuple doit « se donner » à Poutine. Il ne l’élit pas pour un temps défini et ne dispose d’aucun contrôle sur son action. L’absence d’alternative, imposée peu à peu depuis 2000, suscite chez une majorité de Russes un comportement compulsif d’adhésion au pouvoir unique. Cette attitude est nourrie d’inquiétude, de perte de repères politiques, et d’individualisme.

Dans une autre partie de la population, plus éduquée et plus directement investie dans la vie économique et sociale, l’attitude envers le monopole poutinien est différente. Elle est plus lucide et plus cynique. Le pouvoir est devenu dur et menaçant, il est imprudent de s’opposer à lui, en paroles et en actes. Donc, la meilleure position est de se situer hors de la politique politicienne, de conserver les acquis, et de donner aux responsables de l’administration et des ministères de force des marques de loyauté. L’amélioration des finances publiques et du niveau de vie profite d’abord et avant tout à cette partie de la société qui accepte les nouvelles règles du jeu : ne pas exprimer d’opinion, donc jouer le jeu de l’unanimisme.

À l’intérieur de cette Russie mieux informée et plus critique, une petite frange est très irritée par la dérive du système Poutine et se situe dans une position de refus. Les sondages et les votes montrent cette résistance à l’unanimisme, résistance qui ne peut plus s’exprimer publiquement par crainte de représailles.

Il est utile pour le régime de séparer deux Russie : l’une est dans la servitude volontaire, l’autre tente encore de penser, de comparer, de défendre ses droits. Si la Russie majoritaire ne rencontre pas la minorité, plus critique et plus active, le pouvoir est gagnant. Anna Politkovskaia était particulièrement haïe du Kremlin car elle travaillait dans les deux Russie, et les connaissait aussi bien l’une que l’autre.

Pour le pouvoir en place, le problème se pose d’abord avec cette Russie du haut, qui ne peut redevenir tout à fait soviétique. Elle consomme, s’enrichit, voyage, peut s’informer. Comment les conserver de son côté, s’assurer leur obéissance tout en les laissant travailler pour qu’ils assurent la croissance économique. Poutine sait qu’il a besoin d’une aisance budgétaire et de résultats économiques pour consolider son monopole. Jamais le pouvoir ne serait devenu aussi autoritaire si le prix du pétrole était resté à 25 ou 30 dollars le baril.

Au sein de cette Russie aisée, le problème majeur est celui des conflits entre les différents clans, riches et puissants, qui ont prospéré à l’ombre du Kremlin. Ici, le rôle de Poutine est d’arbitrer. Et, comme à l’époque des tsars, les boyards sont pour lui un casse-tête permanent. Le souverain a besoin de ces seigneurs qui détiennent une partie du pouvoir politico-administratif et financier, qui contrôlent les populations et les ressources, mais il doit aussi trancher des conflits d’intérêts de plus en plus considérables entre ces groupes oligarchiques. Les enjeux sont exacerbés par l’absence d’État de droit. Les règles sont changeantes et leur application dépend du bon vouloir du chef et de ses proches. Toute la succession au Kremlin se joue dans ce labyrinthe fermé aux simples citoyens.

Enfin, Vladimir Poutine est très méfiant et sait que son pouvoir est bâti sur des bases fragiles. Depuis 2004, il a peur d’une révolution orange. Il n’a pas supporté de voir des millions de simples Ukrainiens se débarrasser du régime Koutchma et tenir tête à un pouvoir de type poutinien. À tort ou à raison, il imagine la possibilité d’un entraînement de la société russe dans un mouvement dirigé par des élites alternatives, elles-mêmes soutenues par l’Occident. Comme tous les autocrates russes, il craint le mécontentement de la Russie profonde, archaïque et apparemment soumise. Il ne veut donc prendre aucun risque et préfère éliminer toutes les têtes qui dépassent.

C’est pour toutes ces raisons que la campagne électorale était grossièrement unanimiste et que les résultats du scrutin du 2 décembre étaient fermement « dirigés », comme l’écrit Dimitri Orechkine ci-dessous. L’objectif fixé d’avance devait être atteint car le pouvoir ne doit pas se montrer faible.

Politique et géographie de la fraude

Les élections offrent une opportunité unique pour analyser un système politique en détail. Il ne faut pas se contenter de condamner en bloc ou de louer le régime de Vladimir Poutine, mais mettre en avant la complexité et la diversité des situations. Une analyse attentive de la géographie électorale permet ainsi d’affirmer avec certitude que l’on assiste à une tentative de revanche des valeurs pseudo-soviétiques. Les statistiques électorales officielles permettent d’examiner l’échelle et l’ampleur du « vote dirigé », ainsi que de dégager des paramètres permettant de repérer ce phénomène. La géographie électorale fait apparaître en outre l’extension de la zone du vote dirigé dans la Fédération de Russie depuis les années 1990. La manipulation du scrutin est évaluée à plus de 10 % des bulletins de vote.

L’espace de liberté des élections se réduit. Il y a de façon générale moins d’élus qu’avant : les chefs exécutifs régionaux – gouverneurs des régions et présidents des républiques – ne sont plus élus au suffrage universel depuis Beslan en 2004. De moins en moins de représentants des territoires siègent à la Douma. Le rehaussement de la barre de 5 à 7 % des suffrages pour être représenté, ainsi que l’interdiction de former des listes de coalition depuis 2006, interdisent l’accès des petits partis au Parlement. L’espace de la lutte politique diminue.

L’examen des résultats officiels par bureau de vote permet d’évaluer l’influence de la « ressource administrative », de quantifier son impact. La « ressource administrative » se décline en différentes modalités – pressions sur les médias et les tribunaux avant le vote, pressions de la milice – pouvant aller, après le vote, jusqu’à la réécriture pure et simple des bulletins. Depuis 1995, la géographie électorale permet de distinguer deux Russie : une Russie « toile de fond », sur laquelle se détachent une vingtaine de régions qui correspondent à la « zone du vote dirigé ». Dans la Russie « toile de fond », qui constitue en quelque sorte la « normale », avec des procédures de falsification moins radicales, Russie unie a obtenu entre 50 et 60 % des suffrages aux élections législatives du 2 décembre 2007 : 54 % à Moscou, 50, 3 % à Saint-Pétersbourg, scores globalement comparables à Omsk ou Tchéliabinsk, en Sibérie orientale. Les experts considèrent que le pourcentage réel se situe en dessous de 50 %.

Dans la zone du vote dirigé, le taux de participation et le score de Russie unie dépassent systématiquement 90 % : 99, 36 % de votes pour Russie unie en Tchétchénie, 98, 72 % en Ingouchie, 96, 12 % en Kabardino-Balkarie, 92, 9 % en Karatchaevo-Tcherkessie. En Mordovie, Russie unie a obtenu dans une commission électorale territoriale le score étonnant de 104 %. Ces zones de « culture électorale spécifique » – qui ne recouvrent pas totalement les républiques ethniques – ont en fait conservé le vote à la soviétique.

L’analyse des statistiques électorales officielles permet de constater un certain nombre d’anomalies dignes d’attention : par exemple une participation de 99 % alors que la moyenne nationale s’élève à 60 % ; un résultat de 95 % pour le parti du pouvoir alors que le résultat national est de 64 % (reflet d’un vote anormalement monolithique) ; pourcentage anormalement élevé ou faible de bulletins nuls. En Karatchaevo-Tcherkessie, les résultats transmis par quinze bureaux de vote sont ainsi identiques : pas de bulletins nuls, 100 % pour Russie unie, 0 % pour tous les autres partis. Les commissions électorales territoriales (Tik, en russe) qui cumulent ce type d’anomalies par rapport à la moyenne nationale font apparaître ce que l’on peut appeler des « bizarreries du résultat électoral ». Il est intéressant de noter que lorsque l’on reporte sur une carte l’indice de « bizarrerie » ainsi construit pour chaque Tik, les zones où l’indice est élevé forment des plages compactes, qui se superposent aux frontières régionales de la Fédération. On peut en conclure que la « culture électorale » est étroitement liée aux spécificités du système administratif de chaque région. Ainsi, contrairement à un mythe largement répandu, la manipulation du vote est davantage le fait des élites régionales que du pouvoir central. Ce dernier ne fait autre chose que construire un système d’intéressement à destination des élites régionales. Il pose pour ainsi dire un « problème », qui peut être résolu sur place de diverses façons.

On constate de plus que la structure géographique de ces « bizarreries » est constante, ce qui laisse penser que ces anomalies ne sont pas le fruit du hasard mais bien la manifestation d’un vote très dirigé. La statistique n’est bien entendu pas en mesure de répondre à la question de savoir comment le vote a pu être falsifié. Elle permet en revanche de quantifier précisément le nombre de Tik où les résultats s’écartent sensiblement de la moyenne. Comment expliquer une participation proche de 100 %, un soutien à un seul parti proche de 100 %, l’absence de bulletins nuls ou « contre tous5 » ? La statistique ne fournit pas de réponse à ces questions, même si le statisticien la devine. En fin de compte, savoir si l’on a affaire à une falsification directe ou si le peuple aime réellement ses dirigeants avec une telle ferveur n’a pas ici tant d’importance. Comment déterminer avec rigueur combien de bulletins ont réellement été mis dans les urnes pour le Parti communiste de l’Union soviétique, et combien on a, au préalable, assommé les individus à l’aide d’une propagande totale ? L’essentiel est dans l’environnement socioculturel qui permet, voire prédispose à la formation de tels résultats. C’est cet environnement, sa géographie ainsi que son influence qu’il s’agit ici d’examiner.

L’observation des résultats électoraux dans le temps permet de constater depuis quelques années que les zones du vote dirigé sont en expansion, ce qui reflète l’utilisation croissante de la « ressource administrative ». Il y a davantage de commissions électorales territoriales au comportement « spécifique » que lors des scrutins précédents, et elles apparaissent dans des régions qui se classaient auparavant dans la Russie « toile de fond », comme les régions de Moscou et Tioumen. Dans ces régions, le contrôle démocratique des élections est difficile et par conséquent le recours à la « ressource administrative » est plus important qu’ailleurs. Ainsi, si l’on peut dire que Boris Eltsine était le président des villes, Vladimir Poutine est celui de la province russe, plus contrôlée, où il recueille l’essentiel de son soutien. La pratique du « recomptage » des votes et de la réécriture des procès-verbaux à l’issue du scrutin y est courante.

On peut se demander quelles seraient les conséquences d’un scrutin honnête en Russie. Il est vraisemblable que dans ce cas – en l’absence d’un contrôle, direct ou non, du pouvoir central sur le vote – les résultats refléteraient plutôt les intérêts mis en avant par les chefs de région. Mais le Kremlin et les élites régionales ont un pacte : éviter le risque d’une remise en cause de l’intégrité territoriale. Le système actuel est plutôt satisfaisant pour les élites régionales : elles disposent à la fois de davantage de moyens financiers et d’un contrôle accru de ces flux – situation bien plus avantageuse qu’à l’époque de l’Union soviétique. Dans les zones de vote administré, les élites fournissent au Kremlin les résultats voulus, en échange de quoi on les laisse libres dans la gestion de leurs business et des affaires régionales. La corruption apparaît comme une composante systémique du régime. La contribution de ces « zones électorales spécifiques » au résultat national est d’environ 20 % – Russie unie passe ainsi d’un résultat moyen réel de 45-50 % à un résultat officiel de 64 %.

Russie unie demeure aujourd’hui le parti le plus fort, tout comme Vladimir Poutine est l’homme politique le plus puissant. Cependant, l’usage de la « ressource administrative » rend en réalité un mauvais service au régime, car la confiance des électeurs est faible et la participation constitue le principal souci des dirigeants. Des violations trop nombreuses et trop évidentes de la procédure électorale, qui mènent aujourd’hui à des poursuites juridiques, ont un effet contre-productif et sans doute non anticipé par le pouvoir. Le Parti communiste, qui dispose de procès-verbaux avant réécriture pour certains bureaux de vote, évalue son score réel à environ 20 % (résultat officiel : 11, 57 %). Tout comme les partis d’opposition Iabloko et Sps (Union des forces de droite), il portera vraisemblablement plainte en justice. L’expérience montre malheureusement que ce type de démarche est l’occasion de règlements de comptes ou d’arrangements « à l’amiable » entre partis, mais n’a jamais entraîné une remise en cause des résultats : l’irrégularité est reconnue pour un bureau de vote précis, mais décrétée négligeable au regard du résultat global du scrutin.

La population est déçue par les violations trop nombreuses et avérées de la procédure. Les diatribes anti-occidentales permettent au régime de discréditer d’avance toutes les objections pouvant être émises par des observateurs externes, mais elles ont aussi un intérêt symbolique : l’image de l’ennemi est là pour inciter la population à se mobiliser autour du leader national, pour se protéger – si on est attaqué ou sur le point de l’être, l’heure n’est pas à l’examen de « détails », tel le respect de règles de procédure électorale, mais à l’union derrière le leader national. Les méthodes employées contre les ennemis, intérieurs et extérieurs, se renforcent. Ces rails mènent à la même impasse que celle où se trouvait l’Urss dans les années 1980.

Des élites régionales toujours prêtes

Les élections du 2 décembre 2007 ont été l’occasion pour le pouvoir poutinien d’exercer une pression sans précédent sur les élites régionales, afin de servir la transformation de ce scrutin législatif en plébiscite. Le Kremlin a pu mettre à profit l’architecture institutionnelle imposée fin 2004, avec la suppression des élections directes des gouverneurs de régions et des présidents des républiques, désormais nommés de facto par le président. Les gouverneurs agissent comme des commissaires politiques du Kremlin, chargés de mettre en œuvre les basses besognes découlant des stratégies de pouvoir de Poutine et de son clan, comme l’a illustré l’épisode du 2 décembre.

Gouverneurs serviteurs

Alors que depuis 2005, Poutine avait confirmé dans leur fonction la quasi-totalité des gouverneurs élus avant décembre 2004, il a usé par huit fois durant l’année 2007 de son droit de défiance et de nomination des chefs des exécutifs territoriaux. Il a ainsi procédé à la nomination de Ramzan Kadyrov à la tête de la Tchétchénie « pacifiée », ainsi qu’aux remplacements des présidents des républiques de Tyva et de Bouriatie, et des gouverneurs de Novgorod, de Samara, de l’Amour, de Sakhaline et du territoire du Kamtchatka. Dans le contexte de préparation des élections, ces nominations permirent au Kremlin d’installer ses hommes, en faisant des « exemples » de quelques gouverneurs limogés pour leurs supposées « faiblesses », qu’elles soient invoquées face aux milieux criminels locaux (à Novgorod) ou face aux partis politiques concurrents de Russie unie (à Samara). Il était en effet reproché à Konstantin Titov, gouverneur de Samara depuis 1991, d’avoir laissé Viktor Tarkhov, leader régional du parti Russie juste, gagner la mairie de Samara, devant le maire sortant de Russie unie, à l’automne 2006. Durant l’été, la presse moscovite annonça le possible limogeage du gouverneur Tchernogorov du territoire de Stavropol où Russie juste avait eu l’outrecuidance de gagner les élections à l’assemblée régionale de mars 2007. Tchernogorov ne fut pas démis, mais dut quitter le parti présidentiel Russie unie.

La valse des gouverneurs s’arrêta en septembre 2007. Poutine n’avait toujours pas annoncé sa volonté de conduire la liste Russie unie aux élections mais, à travers ces quelques limogeages exemplaires, il avait envoyé une menace aux gouverneurs et présidents de républiques : ceux-ci devraient assurer une participation élevée et un score non moins élevé pour le parti présidentiel Russie unie. Le dirigeant de Russie juste Sergueï Mironov (président du Sénat russe) pouvait répéter à l’envi sa loyauté obséquieuse à Poutine, ce dernier n’avait finalement besoin que d’un unique « parti du pouvoir » pour faire passer son plébiscite, rendant obsolète le projet de faire de Russie juste un « parti du pouvoir-bis ». Russie juste se retrouva réduit au rôle marginal de parti-satellite.

Les gouverneurs et présidents de républiques non encartés se précipitèrent à Russie unie pour obtenir l’onction de Poutine. En retour, le président leur octroya au cas par cas une faveur politique (impossible à refuser, s’ils souhaitaient garder leur poste) : celle de conduire le groupe de candidats de leur région sur la liste Russie unie (selon les modalités de régionalisation des listes fédérales de candidats, prévues par la loi électorale6). Pour entretenir la servilité des responsables régionaux et les réflexes de zèle en faveur de Russie unie, le président leur accorda divers niveaux de confiance. Ainsi, sur les 85 gouverneurs et présidents, 73 ont pu rejoindre les rangs de Russie unie. Mais, seulement 65 ont eu l’autorisation de se présenter sur la liste Russie unie (62 comme têtes de listes de leur groupe régional de candidats). Valentina Matvienko, maire gouverneur de Saint-Pétersbourg, dut céder la première place de son groupe régional au chef du parti Boris Gryzlov et se contenter de la deuxième place. Début novembre, Poutine inventa une stratification supplémentaire entre les chefs régionaux pour attiser leurs rivalités dans l’obtention de la confiance présidentielle : seuls 27 gouverneurs ou présidents reçurent le droit d’utiliser, pour leur propagande électorale, le nom et l’image de Vladimir Vladimirovitch Poutine.

Tous les leaders régionaux, avec ou sans gratification présidentielle, reçurent mission de remporter le maximum de voix. Avec les commissions électorales de région ou de république, ils eurent à gérer la distribution massive des « mandats de détachement » permettant aux électeurs de voter dans un bureau où ils ne sont pas inscrits ; ce dispositif non transparent est source de nombreuses fraudes, de l’avis des partis oppositionnels et de l’Ong d’observation électorale Golos. En plus des 95 698 bureaux de vote ordinaires, les gouverneurs et présidents purent manifester leur originalité par l’installation de 3 286 urnes dans des lieux de passage en y faisant voter les électeurs avec leur fameux « mandat de détachement ». Ces urnes furent installées dans des gares, mais aussi dans les usines, ou, comme à l’initiative du gouverneur de Sverdlovsk Edouard Rossel, dans les grands magasins, marchés et galeries commerciales de sa région. En ce qui concerne les pressions pour contraindre les habitants à voter, certaines passèrent par le milieu professionnel (votes forcés sans respect du secret sur le lieu de travail, votes forcés des étudiants sous la menace de leur doyen de faculté demandant des preuves sur le contenu du vote). D’autres furent le fruit de l’imagination des pouvoirs territoriaux. Ainsi, dans le Bachkortostan, la facture de téléphone envoyée aux habitants quelques jours avant le scrutin était assortie d’une menace de sanctions en cas d’abstention.

Suite aux élections du 2 décembre, selon le scénario prévisible, la plupart des gouverneurs et présidents qui menaient comme « locomotives » leur groupe régional de candidats sur la liste Russie unie, ont renoncé à leurs mandats de députés à la Douma d’État. Ils furent suivis dans leur renoncement par toute une kyrielle de maires, gouverneurs adjoints et autres responsables administratifs régionaux (plus d’une centaine en tout, gouverneurs compris) qui étaient sur la liste de Russie unie comme figurants. À aucun moment, les cadres régionaux de Russie unie ne sont apparus maîtres de leur décision, de se présenter ou non, de se maintenir députés ou non. Ces démissions imposées par la direction nationale de Russie unie envoyèrent à la Douma des députés choisis par le clan présidentiel mais inconnus des électeurs. Il est vrai qu’en termes de candidature « locomotive » dupant les électeurs, Vladimir Poutine avait donné lui-même l’exemple lors de ce scrutin.

Unanimisme coûte que coûte

Vladimir Poutine a anéanti l’idée de vies politiques régionales avec des élites pluralistes. L’interdiction des partis politiques régionaux et l’abolition des élections de la moitié des députés nationaux au scrutin majoritaire uninominal de circonscription, votées fin 2004, ne suffisaient pas. Les autorités régaliennes se sont mises à pourchasser tous les leaders politiques régionaux des partis oppositionnels (Kprf, Sps, Iabloko) comme du parti pro-Kremlin Russie juste. Leurs existences perturbent la volonté de monopole total des responsables de Russie unie pour l’accession à des fonctions politiques, dans la pure tradition soviétique.

La campagne s’est déroulée dans une rare violence. Un candidat de Iabloko s’est fait assassiner dans la république du Daguestan. Les militants du Sps se sont fait régulièrement saisir leurs tracts qu’ils n’ont pu diffuser. Les autorités ont fait des pressions inouïes sur les principaux candidats régionaux des listes concurrentes à celle de Poutine, pour qu’ils renoncent à se présenter, même après l’enregistrement officiel des listes par la commission électorale centrale (TsIK), mi-octobre. La liste Sps étant composée de nombreux hommes d’affaires, ces derniers ont subi des menaces sur leurs activités économiques pour les faire abandonner leur candidature. Par exemple, le numéro un du Sps de la région de Briansk, homme d’affaires et député à l’assemblée régionale, a annoncé le 12 novembre son retrait de candidature et son ralliement à Russie unie. Le 16 novembre, la TsIK prenait une décision qui avalisait le retrait des listes, à travers le pays, de huit candidats de Sps, cinq de Russie juste, quatre de Patriotes de Russie, deux du parti agrarien, un du parti de la justice sociale et un de Iabloko. Quelques jours après, la TsIK notifiait le retrait de six autres candidats de Russie juste. Dans les régions de Nijni-Novgorod, de Kirov et dans la république du Daguestan, ce sont les sections régionales entières de Russie juste (1 500 membres pour le cas de Nijni-Novgorod) qui ont décidé de se saborder, fin novembre, pour rejoindre Russie unie, en appelant à voter pour la liste du président Poutine.

Parmi les élites locales, les maires ont été des cibles choisies du pouvoir poutinien. En effet, les maires, notamment ceux des villes capitales régionales, sont les derniers grains de sable dans l’architecture institutionnelle laissée par le second mandat de Poutine. Procédant encore d’élections, les maires des grandes villes entravent le monopole de Russie unie sur le recrutement des cadres politico-administratifs locaux. Des candidats Kprf ou Russie juste ont fait sensation dernièrement en se faisant élire maires de leur ville contre Russie unie. Ils semblaient tous désignés pour mener leur groupe régional sur la liste de leur parti. Toutefois, à la fin de l’été, les autorités judiciaires se sont employées à ouvrir des affaires pénales contre chacun d’eux, afin qu’ils renoncent à soutenir des listes concurrentes à celle de Russie unie. Ainsi, le 7 septembre, le maire communiste d’Orel élu en 2006 annonçait rejoindre le parti Russie unie « qui avait su apporter des solutions aux problèmes des routes dans la région ». Le 11 octobre, le maire Russie juste de Voronej déclarait lui aussi soutenir Russie unie (« car il y a des oligarques sur la liste Russie juste »). Sur un schéma analogue, début octobre, le maire de Volgograd, élu en mai 2007 sous étiquette communiste, rejoignait Russie unie dont il devenait le responsable de campagne pour la ville. Déjà, dans la région de Volgograd, le gouverneur communiste Nikolaï Maksiouta soutenait publiquement la liste Russie unie, pour assurer son maintien en poste dépendant du président.

Un sort particulier fut réservé au territoire de Stavropol où, lors des élections régionales de mars 2007, Russie juste avait remporté 37, 6 % de voix et Russie unie un maigre 23, 9 %. Cette région a connu à l’automne 2007 une véritable purge des dirigeants locaux de Russie juste pour les empêcher de se présenter sur la liste du parti et mettre en scène la reprise en main du territoire par Russie unie dont la liste était conduite localement par un des responsables nationaux du parti, Sergueï Choïgou. Une enquête fédérale a été ouverte contre le maire de Stavropol Dimitri Kouzmine, élu en 2003 et numéro un de Russie juste dans la région. Sa candidature a été invalidée par la TsIK au dernier moment, le 27 novembre. Quelques jours après, le président de l’assemblée régionale Andreï Outkine, vainqueur des élections régionales de mars 2007 pour Russie juste, a lui aussi été démis de sa candidature sur la liste de son parti par le tribunal territorial de Stavropol.

Dans ce contexte d’unanimisme obligé, la vie politique locale disparaît presque. Ainsi, les neuf régions et républiques7, qui renouvelaient leurs assemblées territoriales ce même 2 décembre, n’ont connu que l’ombre d’une campagne électorale régionale. Dans la plupart des régions, seuls Russie unie et les trois partis tolérés par le régime, Kprf, Ldpr et Russie juste, se présentaient aux assemblées régionales. Alors qu’ils se mobilisaient encore aux élections régionales de mars 2007, les partis démocrates, mobilisés par le scrutin fédéral, avaient jeté l’éponge. L’Oudmourtie et la Mordovie se retrouvent avec des assemblées totalement dévouées à Russie unie. Dans la région de Smolensk, Russie unie a remporté 20 des 24 sièges pourvus au scrutin uninominal de circonscription, et 51 % pour la répartition de la seconde moitié des sièges.

Une géographie des résultats, malgré tout

Selon les résultats région par région des élections du 2 décembre à la Douma d’État, donnés par la TsIK et trouvés sur le site de l’agence Regnum.ru (6 décembre), les scores de la liste Poutine varient entre 50 % (district autonome des Nenets et Saint-Pétersbourg) et quasiment 100 % (Tchétchénie et Ingouchie), soit une différence du simple au double. Il reste donc un petit espace pour une géographie des résultats électoraux mais il ne saurait être question d’une géographie ou d’une sociologie de comportements d’électeurs.

Les résultats officiels du parti du pouvoir servent de baromètre à l’analyse des résultats par régions, selon une géographie électorale qui devient celle des fraudes et manipulations. Elle fait également apparaître que contrairement à l’idée de victoire éclatante de Poutine, la chute entre son score de 71 % obtenu à la présidentielle de mars 2004 et celui, également sur son nom, de 64, 3 % à ces législatives de décembre 2007, est bien le fruit d’une tendance générale de la plupart des régions. Beaucoup d’entités administratives régionales en Russie comptent entre 1 et 1, 5 million d’habitants. Toutefois, nous nous sommes principalement penchés sur les vingt et une régions de plus de 2, 5 millions d’habitants dans le pays, compte tenu de leurs poids stratégiques pour la production du résultat national du vote par l’administration poutinienne.

Parmi les régions les plus peuplées, les deux villes capitales de Moscou et Saint-Pétersbourg se distinguent par leurs faibles taux de participation (55, 37 % et 51, 68 %) et le score médiocre obtenu par la liste Poutine (53, 96 % et 50, 33 %). Dans le territoire de l’Altaï (ancienne terre d’élection de l’ex-député oppositionnel Vladimir Ryjkov), la liste Poutine n’a recueilli « que » 54, 69 %. Dans les deux importantes régions de Samara et de Volgograd (sud du bassin de la Volga), les scores de Poutine sont également relativement peu élevés (56, 04 % et 57, 74 %). Ces résultats (que l’on retrouve dans une dizaine d’autres régions moins peuplées) semblent indiquer que les mesures de contraintes administratives sur les électeurs y sont moins systématiques qu’ailleurs, et qu’il n’est pas question de réécriture totale des procès-verbaux.

Les résultats de Saint-Pétersbourg, ville natale du président, doivent être soulignés, même si la capitale du Nord fait souvent figure de ville européenne moins sensible à l’autoritarisme poutinien que le reste du pays. En 2004, Poutine n’en avait pas moins obtenu 75 % des voix ; ce qui porte en 2007 sa chute à 25 points de pourcentage. À Moscou, la chute de Poutine est de 14 points, tandis qu’au niveau national la baisse entre Poutine-2004 et Poutine-2007 est de 7 points (soit une perte de 5 millions de voix), que d’aucuns peuvent juger égale au résultat de 7 % du parti Russie juste lui aussi pro-Poutine. Le score de Russie juste à Saint-Pétersbourg est insuffisant pour expliquer cette chute, même si ce parti y obtient son deuxième score national avec plus de 15 % des voix. Selon le politologue pétersbourgeois Vladimir Guelman, Russie juste aurait attiré le vote « démocrate » traditionnel de la ville. Celui-ci aurait été perdu s’il s’était porté sur les partis Iabloko ou Sps qui n’étaient pas en mesure de franchir les 7 % au niveau national. La volonté de certains électeurs de briser le monopole de Russie unie s’y serait traduite par une sorte de vote utile en faveur de Russie juste, le deuxième parti de la nomenklatura.

Parmi les vingt et une régions de plus de 2, 5 millions d’habitants du pays, nous pouvons aussi identifier une cohorte de dix régions (aussi importantes démographiquement que la région administrative de Moscou, le territoire de Krasnodar, les régions de Sverdlovsk, Nijni-Novgorod, Tchéliabinsk, Krasnoïarsk, Perm, Saratov, Stavropol et Novossibirsk) dans lesquelles la liste Russie unie a obtenu un continuum de résultats compris entre 59 et 64 %. Si la liste Poutine y a garanti une proportion de voix nettement au-dessus de 50 %, les résultats de ces grosses régions sont néanmoins en dessous de la moyenne nationale qui a bel et bien été tirée vers le haut par une autre cohorte de régions, celles avec des « cultures électorales spécifiques » (pas toutes très peuplées) décrites par Dimitri Orechkine. Parmi ces dernières, nous pouvons relever trois républiques très peuplées – le Bachkortostan, le Tatarstan et le Daguestan – dont les résultats de 83, 12 %, 81, 07 % et 89, 19 % en faveur de Poutine ne dépareillent pas à côté des résultats quasi monolithiques des républiques caucasiennes ou de la Volga, indépendamment de leurs tailles démographiques. Nous devons aussi distinguer, parmi les territoires atypiques, les régions très peuplées de Rostov-sur-le-Don, Tioumen et Kemerovo où la liste Poutine a remporté respectivement 71, 89 %, 73, 57 % et 76, 86 % des voix, soit plus de dix points que la cohorte moyenne des grosses régions. Au total, 30 territoires sur 85 (indépendamment de leurs tailles) ont donné à la liste Poutine des résultats supérieurs à ses 64, 3 % nationaux.

S’agissant des trois autres partis ayant franchi le seuil de 7 % et accédant à la Douma d’État, le parti communiste Kprf, le seul qui s’oppose parfois au Kremlin, conteste ses quelque 11, 57 % à cause des fraudes. Réduit à néant dans les républiques où Russie unie avoisine les 100 %, le score du Kprf se détache toutefois au-dessus des 15 % dans une douzaine de régions. Nous y retrouvons des régions qui avaient été emblématiques du phénomène de la « ceinture rouge » des années 1990 où le vote Kprf y devançait le vote pro-Eltsine et où des gouverneurs communistes s’y faisaient élire et réélire. Nous relevons ainsi des scores du Kprf supérieurs à 15 % dans les régions du sud-ouest et du sud de la Russie centrale (Tambov avec 19, 17 %, Orel, Briansk, Smolensk, Belgorod, Riazan et Voronej), dans des régions du bassin sud de la Volga (Samara, Volgograd) et dans des régions de Sibérie. Au-delà de ces terres de repli, le Kprf réalise des scores supérieurs à son résultat national dans les quatre régions les plus peuplées du pays : ville de Moscou (13, 79 %), région de Moscou (14, 09 %), territoire de Krasnodar (14, 49 %) et ville de Saint-Pétersbourg (12, 38 %). Le Parti nationaliste pro-Kremlin Ldpr de Vladimir Jirinovski fait ses voix surtout en Extrême-Orient (un maximum de 15, 41 % dans la région de Magadan), dans le grand Nord, au nord-est de Moscou et dans l’Oural. Quant aux résultats de Russie juste, ils sont moins lisibles géographiquement. Hormis Saint-Pétersbourg déjà évoquée, les scores les plus élevés de Russie juste ont été obtenus dans des régions aux profils divers recoupant autant ceux des votes communistes que du Ldpr, avec un impressionnant 20, 17 % dans la région d’Astrakhan.

Si le rouleau compresseur des méthodes Poutine se retrouve dans les résultats de l’ensemble des régions et républiques, celui-ci n’abolit pas totalement la diversité politique des territoires de Russie, contrairement aux dictatures plus installées de l’espace post-soviétique du type de la Biélorussie. Aux situations régionales de monopartisme total s’ajoutent des configurations (certes en partie artificielles) de pluralisme limité avec un ou plusieurs autres partis tolérés par le régime. Cependant, le scrutin du 2 décembre apparaît comme une opportunité nouvelle pour des purges post-électorales. Celles-ci viseraient les cadres régionaux, y compris de Russie unie, qui auraient montré des faiblesses dans l’exécution du « Plan Poutine ».

Les gouverneurs de régions où la liste Poutine a remporté moins de 60 % des voix sont sur la sellette. Certains qui sentent poindre la menace se sont empressés de reporter la responsabilité des moindres scores de Russie unie, enregistrés dans les centres urbains, sur les maires de ces villes. En Sibérie, le gouverneur d’Omsk a ouvertement accusé d’incompétence le maire d’Omsk. En Oudmourtie, le maire de la ville de Glazov, où Russie unie n’a remporté que 41 %, a donné sa démission, sitôt après le scrutin. Quant au gouverneur d’Astrakhan confronté au score relativement élevé de Russie juste et au score modeste de Russie unie dans la capitale régionale, il a annoncé aux habitants de la ville d’Astrakhan, en rétorsion, une baisse des subventions régionales, transférées vers les districts ruraux où les résultats de Russie unie ont été plus élevés. Après avoir touché les partis oppositionnels et le pseudo-second parti du pouvoir Russie juste, la dynamique des pressions et des purges des cadres régionaux se déplace vers les appareils régionaux de Russie unie. Il ne s’agit là peut-être que de prétextes pour resserrer les rangs du parti poutinien avant l’opération de vraie-fausse succession à la présidence en cette année 2008.

  • *.

    Marie Mendras est politologue au Cnrs et au Centre d’études et de recherches internationales, elle enseigne à Sciences Po. Dimitri Orechkine est directeur de recherche à l’Institut de géographie de l’Académie des sciences de Russie. Jean-Charles Lallemand est docteur en science politique, spécialiste de la Russie et de la Biélorussie.

  • 1.

    Voir Jean-Charles Lallemand, « Russie, les élections législatives transformées en plébiscite », Esprit, novembre 2007, p. 203-217.

  • 2.

    Le parti « Russie juste » a été créé fin 2006 sur l’initiative de conseillers politiques du Kremlin, autour du parti Rodina (« Patrie ») représenté alors à la Douma, pour capter une part du vote communiste et donner l’image, dans la propagande du régime du début de l’année 2007, de l’instauration d’un « bipartisme officiel », entre « Russe unie » et « Russie juste ».

  • 3.

    Voir les analyses de l’association indépendante Golos (la voix), www.golos.org

  • 4.

    Vragui Poutina, Moscou, Éditions Europa, 2007.

  • 5.

    L’option de vote « contre tous » a été supprimée des bulletins de vote en juin 2006.

  • 6.

    Voir Jean-Charles Lallemand, « Russie : les élections législatives transformées en plébiscite », art. cité.

  • 7.

    Il s’agit des républiques de Bouriatie, Ossétie du Nord, Mordovie, Oudmourtie, des territoires du Kamtchatka et de Krasnodar, et des régions de Penza, Saratov et Smolensk.

Jean-Charles Lallemand

Jean-Charles Lallemand est docteur en science politique, spécialiste de la Russie et de la Biélorussie. Il a participé à des missions d'observation électorale pour l'OSCE en Russie, en Biélorussie et en Ukraine.

Marie Mendras

Politologue, Marie Mendras est chercheure au CNRS et au Centre de Recherches Internationales de Sciences Po, où elle enseigne. Elle est spécialiste de la Russie, de l’Ukraine et des relations Europe-Russie. Elle travaille sur le système politique et les élites russes, ainsi que sur les conflits menés par Moscou hors de ses frontières. Marie Mendras a rempli de nombreuses missions d’observation…

Dimitri Orechkine

Dimitri Orechkine est directeur de recherche à l’Institut de géographie de l’Académie des sciences de Russie.

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