Exclu le juif en nous, de Jean-Luc Nancy
Galilée, 2018, 88 p., 15€
Comment comprendre la répétition « inlassable » de l’antisémitisme ? C’est à cette question qu’a tenté de répondre Jean-Luc Nancy, en s’interrogeant, non pas sur ce qu’il y aurait de nouveau dans les manifestations d’antisémitisme qui ont fait l’actualité ces dernières années, mais sur les causes profondes de sa permanence et de sa « banalisation » – puisqu’il revient rapidement sur ce qu’avait écrit Hannah Arendt, pour préciser qu’il faut y entendre l’expression d’une « extension », d’une « tolérance », d’une « pénétration insidieuse ».
Nancy se propose de reprendre la question à partir de l’intuition de son ami Philippe Lacoue-Labarthe, qui avait écrit, en 1986, dans la Fiction du politique, que l’antisémitisme est « historial » et « spirituel ». S’il est « historial », c’est à l’origine même de l’Occident, dans la manière dont il s’est constitué, qu’il faut chercher. S’il est « spirituel », c’est dans le rapport du sujet occidental – ou de l’Occident – avec lui-même qu’il faut creuser. Et cette intuition, écrit Nancy, « tranche avec toutes les meilleures analyses consacrées à l’antisémitisme ».
Ce qui est en jeu, c’est de comprendre comment le juif s’est retrouvé en position d’être un « agent auto-immune », qui menacerait le corps de l’Occident alors même qu’il en est une part constitutive. La thèse se tient sur une ligne de crête, car elle pourrait apparaître comme une forme nouvelle de justification essentialiste de l’antisémitisme, alors qu’au bout de sa démonstration, l’auteur affirme que ce qui va détruire l’Occident, s’il refuse de considérer précisément son origine et de l’assumer, c’est l’antisémitisme. « Notre civilisation […] est elle-même en train de s’exclure de l’idée même de “civilisation”… »
Que vise l’antisémitisme de spécifique, par rapport à d’autres haines qui ont aussi déployé des formes d’extermination ou d’exclusion massives ? Son « trait distinctif, c’est qu’il trouve ou qu’il trace chez “le Juif” une figure qui intègre toutes les formes d’obstacle à la croissance de la maîtrise ». Ce qui se défend ainsi du « Juif », c’est une forme de toute-puissance ou d’aspiration à une pleine maîtrise du monde présente dans le projet occidental. Or l’Occident naît d’un alliage dans lequel se fondent « le logos grec, la technique latine et le monothéisme juif ». Un alliage qui a pris pour nom, écrit l’auteur, « christianisme et impérialisme ». L’événement juif intervient, à travers le christianisme, dans la constitution de l’Occident, au moment où le monde gréco-romain manque de souffle, où il perd dynamique et direction.
Si l’alliage peut se faire entre le monothéisme juif et le logos grec, c’est en raison de similitudes : l’un et l’autre destituent les dieux et le sacré[1] pour une forme d’unité transcendante, l’un et l’autre proposent une émancipation du sujet. Mais cet apparentement ne va pas sans une différence radicale, de laquelle surgit une incompatibilité : le logos tend à produire un sujet autonome par le savoir, tandis que la sortie de l’esclavage d’Israël répond à un appel et pose donc une hétéronomie. Le christianisme apparaît comme une tentative de synthèse, puisqu’« il a mis le dieu en l’homme et promis l’homme à la vie divine », ce qui concilierait l’extériorité de l’appel et l’intériorité du mouvement émancipateur du logos. Mais cette tentative bute sur le fait que l’hétéronomie qui constitue le sujet juif le met en situation de s’exclure de l’appartenance commune. Il est toujours singulier en ce que son appartenance est de ne pas appartenir, pas même à lui-même. On comprend ce que cette figure peut avoir d’insécurisant et de déstabilisant pour l’appartenance en elle-même. Jean-Luc Nancy discerne au sein de ce moment/mouvement qui constitue l’Occident « une exclusion incluse dans ce qui se constitue ainsi ». L’incompatibilité se noue donc « au cœur de ce qui réunit la mutation des premiers siècles de notre ère ».
Cette incompatibilité va se manifester très vite dans le christianisme, quand bien même ce dernier a tenté de la dissoudre en mettant l’amour au centre de son dispositif. Mais ce recours à l’amour, défini comme Dieu lui-même, revient à englober l’altérité dans un processus d’identification qui la réduit. C’est précisément refuser la distance que manifeste le judaïsme dans l’extériorité de l’appel fondateur du sujet. Le juif qui ne se laisse pas assimiler si facilement devient aussitôt objet de désamour. Par ailleurs, le christianisme éprouve le besoin – par son versant grec et romain – d’affirmer son autonomie, ce qui le pousse à se séparer de sa souche juive. D’où l’insistance sur la non-reconnaissance du vrai Messie par les juifs, et l’accusation d’aveuglement qui les vise. Dès lors, le mouvement de l’antijudaïsme est en marche et, plus largement par la suite, au-delà du christianisme qui sera lui aussi visé, celui qui conduira à vouloir en finir avec tout ce qui affirme une altérité, un appel extérieur et qui de ce fait n’avalise pas la maîtrise, la force, la domination.
Mais ce qui s’est mis en branle avec cette incompatibilité interne à l’Occident et au sujet occidental, c’est un doute sur soi, une critique interne qui tourne à la haine de soi. Car l’autonomie qu’il revendique le laisse seul avec lui-même, si bien que c’est en lui-même qu’il va chercher des boucs émissaires pour tenter de liquider son mal-être. C’est ainsi que le « Juif » se trouve chargé de tous les crimes dont l’Occident tend – non sans quelque raison – à se sentir coupable. Jean-Luc Nancy note alors que l’islam, qui n’a pas eu à s’affirmer contre une provenance extérieure – selon l’autorévélation du Coran –, a pour cette raison longtemps été exempt d’antisémitisme. Mais ne faut-il pas alors se demander, ce que ne fait pas l’auteur, comment interpréter les manifestations actuelles d’antisémitisme dans des populations arabo-musulmanes, et en particulier en France ? Ne serait-ce pas le signe que ces populations entrent – difficilement sans doute, mais entrent néanmoins – par la mondialisation, dans la nébuleuse de l’Occident, et qu’elles sont traversées par un mal-être du même ordre, qui cherche des victimes expiatoires ? N’y aurait-il pas, là aussi, une forme de cette haine de soi qui donne à l’antisémitisme – quel qu’il soit – sa dimension paranoïaque ?
En arrivant au terme de sa réflexion, Jean-Luc Nancy note que les étapes historiques par lesquelles est passée une « configuration aussi complexe, aussi tordue » sont aussi les moments où un monde se fissure et s’écroule. Il parle de « poussée pulsionnelle ». « L’expérience du monde actuel – et en son sein l’exception banalisée de l’antisémitisme – se forme essentiellement dans la conscience amère de la violence qui nous habite », écrit-il, ce qui fait de cette banalité et de cette permanence l’expression « de la sombre vérité d’un monde qui s’est conçu dans une conjonction originellement disjonctive ».
Au-delà de la sociologie ou des conflits politico-religieux, c’est bien sur l’identité de cet Occident qui tend inexorablement à se mondialiser qu’il faut réfléchir pour construire les modalités par lesquelles le sujet occidental pourra assumer la contradiction sur laquelle il est fondé et qui, en dépit de tous les problèmes qu’elle pose, s’est montrée capable d’être extrêmement féconde.
Jean-François Bouthors
[1] - Jean-Luc Nancy souligne le double parallèle entre, d’une part, les sacrifices annulés d’Isaac et d’Iphigénie et, d’autre part, le consentement de Socrate et de Jésus qui assument et transcendent une forme de violence sacrificielle.