Borgen : une réhabilitation de la politique
La série Borgen, dont la deuxième saison a été diffusée fin 2012 sur Arte, est un exemple éclatant de l’influence politique exercée par les séries télévisées. De même que nombre d’observateurs s’accordent à penser que la série 24 heures chrono, en représentant pour la première fois un président des États-Unis sous les traits d’un acteur noir, a facilité l’élection de Barack Obama, il est difficile de ne pas établir un lien entre la diffusion à partir de septembre 2010 sur les écrans danois de la série Borgen dont l’héroïne, Birgitte Nyborg, est la première femme à devenir chef du gouvernement au Danemark et l’accession un an plus tard de Helle Thorning Schmidt, chef de file du Parti social-démocrate, au poste de Premier ministre. Adam Price, le créateur de la série, a su prévoir non seulement l’arrivée d’une femme à la tête du gouvernement mais également le retour au pouvoir, après dix ans d’absence, d’une coalition de centre gauche. Tout se passe comme si, en mettant l’accent dans la deuxième saison sur les réformes entreprises par le gouvernement de centre gauche dirigé par Birgitte Nyborg pour sauver la social-démocratie (refonte de l’État-providence, du système de santé), il fixait lui-même, par un étrange pouvoir auto-réalisateur, la feuille de route de l’actuel gouvernement.
Garder son humanité dans la jungle politique
Birgitte Nyborg est de ces responsables politiques qui considèrent que la fin ne justifie pas tous les moyens : plutôt que de faire tomber son adversaire conservateur en révélant les malversations dont il s’est rendu coupable, plutôt que de suivre les notes préparées par son spin doctor, elle se lance lors du dernier débat électoral dans une poignante profession de foi politique dont la sincérité lui vaut de remporter les élections.
Son action politique est placée sous le signe de l’authenticité. Rares sont les leaders politiques qui, à l’image de Birgitte Nyborg, tirent un bénéfice électoral de leur vertu. Mais au temps de l’éthique de la conviction succède, avec l’exercice du pouvoir, le temps de l’éthique de la responsabilité. Peut-on échapper à la corruption du pouvoir ? À cette question qui hante la série, la réponse qu’apportent les auteurs de Borgen est aux antipodes de la vision cynique de la politique dans le cinéma français, dont un film comme l’Exercice de l’État est l’emblème : si, du long-métrage de Pierre Schoeller, il ressort l’idée que la rançon du pouvoir politique est le reniement de ses convictions et la trahison de ses amis, tout autre est l’exemple qu’offre l’héroïne de Borgen qui, en dépit de multiples erreurs de jugement, reste fidèle aux préceptes humanistes qui guident son action politique.
Le genre auquel appartient Borgen est celui du thriller politique : la façon dont le Premier ministre et son conseiller mobilisent toute leur intelligence tactique pour résoudre les dilemmes auxquels ils sont confrontés au fil des épisodes est un spectacle passionnant. Exercer le pouvoir tout en préservant son intégrité morale est le défi le plus difficile que Birgitte Nyborg ait à relever. Garder toute son humanité dans la jungle politique n’est pas une mince gageure.
La série Borgen n’aborde pas la politique avec la même défiance que le cinéma français. Ce n’est pas qu’elle dresse de la démocratie danoise un tableau idyllique. Pour pacifique qu’elle soit, la gestion des conflits se solde dans la fiction danoise par des morts politiques. Nombreux sont les protagonistes de Borgen à être contraints qui à un suicide, qui à une démission, qui à un retrait de la vie politique. Cependant, la représentation que donne Borgen du milieu politique danois se caractérise par un niveau de violence qui est sans commune mesure avec l’intensité du combat auquel se livrent les acteurs politiques dans le cinéma français à l’image des protagonistes du film de Xavier Durringer, la Conquête. Une disparité qui trouve sa source dans l’histoire politique de ces deux pays. Si l’ombre de la guerre civile plane sur l’imaginaire politique français, si l’une des armes de la politique étrangère de la France est le déploiement de sa puissance militaire, le Danemark est un pays qui, du fait de sa taille modeste et de sa tradition de neutralité, est réticent à faire usage de la force. D’où la culture gouvernementale de coalition, plus propice à la négociation qu’à l’affrontement, tant décriée en France, qui prévaut au Danemark. Et la volonté de montrer une femme, chef du parti centriste, qui accède au poste de Premier ministre et dont la psychologie et la position politique l’incitent, pour gouverner, à miser plus sur la diplomatie que sur la confrontation.
Se préserver de la tentation du mal
Ces mœurs politiques s’enracinent également dans la culture protestante du Danemark. Michael Walzer a montré, dans le sillage des travaux de Max Weber, que, dans les pays de culture calviniste, l’exercice du pouvoir exige un mode de vie ascétique dont l’objet est, par une autodiscipline constante, de se préserver de la tentation du mal1. Ainsi, dans Borgen, la politique est conçue non pas, à l’image de la Conquête, comme la continuation de la guerre par d’autres moyens mais comme un travail qui implique une maîtrise de soi permanente. De là vient la ténacité de Birgitte Nyborg, mais également les accès de violence qui la submergent dans l’intimité où, délivrée de la crainte d’être observée, elle ne peut plus réprimer ses émotions.
L’indice le plus probant de l’influence de la morale protestante est le fait que le mensonge est le péché le plus grave dans l’éthique politique qui gouverne Borgen. Le problème que soulève le principe narratif de la fiction danoise consistant à passer systématiquement des coulisses du pouvoir à la scène médiatique est la difficulté à respecter l’éthique de l’authenticité, car si l’action politique et le discours médiatique sont indissociables, ils coïncident rarement. Peut-on cacher la vérité sans mentir ? Telle est la quadrature du cercle du discours politique que Birgitte Nyborg et son conseiller tentent de résoudre. Si le parcours politique de Nyborg est exemplaire, il est toutefois un épisode où celle-ci use des méthodes de ses adversaires, où elle franchit la ligne rouge en laissant filtrer des informations afin d’affaiblir un allié qui bloquait le programme écologique qu’elle comptait mettre en place. Celui-ci, écœuré par la campagne de presse menée à son encontre, annonce son retrait de la vie politique, une éviction qui fragilise la coalition gouvernementale. Dans Borgen, toute faute morale est une erreur politique.
L’exercice de responsabilités politiques représente dans la fiction danoise non pas une fonction gratifiante mais un sacerdoce, une mission dont le coût est exorbitant. L’idée que l’on puisse tirer une quelconque jouissance du pouvoir est bannie de Borgen. La conception de la politique qu’incarne Birgitte Nyborg relève de l’ascétisme protestant. Selon Walzer, la figure à laquelle est identifié l’homme politique dans la culture calviniste est celle du saint. De là vient le caractère sacrificiel que revêt l’engagement politique dans Borgen. Sur l’autel de la politique, l’héroïne de Borgen sacrifie sa vie privée : elle se sépare de son mari qui, en raison de conflits d’intérêts, ne peut plus exercer une activité professionnelle valorisante et, du fait de son divorce et du modèle écrasant qu’elle représente, sa fille souffre de troubles psychiques. Si la fiction danoise obéit à la convention du film politique selon laquelle le prix d’une victoire électorale est l’échec de sa vie privée, elle apporte également un éclairage intéressant sur la condition féminine en ce que la culpabilité qu’éprouve Birgitte Nyborg tient bien sûr au fait qu’elle délaisse sa famille mais surtout à la conviction qu’elle ne peut se réaliser pleinement qu’en dehors du cercle familial.
La série danoise jette une lumière crue sur les effets néfastes de l’individualisme. Le problème que met en exergue Borgen est que le besoin d’épanouissement personnel non seulement ne peut se réaliser dans la cellule familiale mais en outre porte un coup fatal à la vie conjugale. À l’image de Birgitte Nyborg et de son mari, le couple est le théâtre d’une lutte pour la reconnaissance dont la première victime est l’institution conjugale. Si le couple de substitution qu’elle forme avec son conseiller paraît, au regard de leur complicité intellectuelle, plus attrayant que celui qu’elle forme avec son mari, c’est que ces deux alter ego unis par une passion dévorante représentent un couple idéal dans une société dont le moteur est le désir de réalisation de soi.
Une politique sans peuple ?
Plus que des relations entre le Parlement et le pouvoir exécutif, Borgen traite des rapports entre le gouvernement et les médias. Si le régime parlementaire danois ne prête pas le flanc à une forme de narcissisme médiatique que peut susciter un régime présidentiel comme l’enseigne la Conquête, l’intention de l’auteur est en revanche de montrer, à travers l’histoire d’amour entre le conseiller du Premier ministre et la journaliste vedette de la première chaîne de télévision, l’étroite collusion entre le monde politique et le milieu journalistique. L’ennui est que, en se focalisant sur l’ambiguïté des relations entre les responsables politiques et les journalistes, ceux-ci apparaissent comme les deux faces de la même médaille oligarchique. Que la plupart des acteurs de la scène politique danoise soient intègres ne modifie en rien l’impression qui se dégage que les protagonistes de Borgen appartiennent à une caste élitiste coupée de la population.
Le grand absent de la démocratie d’opinion que décrit Borgen est le peuple. Tout se passe comme si le peuple, privé de souveraineté, voulait se venger en privant les dirigeants politiques de leur vie privée. De ce ressentiment se nourrit le populisme, qui peut prendre la forme d’un parti politique ou d’un tabloïd, et représente tout ce contre quoi lutte l’héroïne de Borgen. En montrant que le Danemark, après une décennie où le parti populiste a dicté sa loi à la coalition conservatrice au pouvoir, peut renouer avec les valeurs humanistes de la social-démocratie, Borgen apporte dans un paysage politique européen hanté par le spectre du populisme une lueur d’espoir salutaire.
- 1.
Michael Walzer, la Révolution des saints. Éthique protestante et radicalisme politique, Paris, Belin, coll. « Littérature et politique », 1987.