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Masters of Sex : les dessous de l'Amérique conservatrice

janvier 2015

#Divers

Masters of Sex1 raconte l’histoire de l’obstétricien William Masters (Michael Sheen) et de son assistante Virginia Johnson (Lizzy Caplan) qui, dans l’Amérique conservatrice des années 1950, décidèrent de mener une vaste étude sur la physiologie de l’acte sexuel. On pouvait craindre que cette série, sous prétexte de mettre en lumière le continent noir de la sexualité, tombe dans un voyeurisme racoleur. Or l’un de ses traits frappants est justement l’absence de démagogie. Non seulement Masters of Sex ne surfe pas sur la mode des séries médicales, dont l’objet est de célébrer la toute-puissance de la médecine, mais en outre elle évite de présenter la science comme une discipline capable d’élucider le mystère de la sexualité.

C’est que son sujet n’est pas tant la sexualité que la condition féminine. Comme toute fiction historique, Masters of Sex est le reflet des préoccupations du présent : si, en adaptant la biographie réalisée par Thomas Maier2 d’un couple de pionniers de la sexologie, Michelle Ashford, la créatrice de la série, a choisi de remonter aux origines de la libéralisation des mœurs, c’est non pas pour se réjouir des progrès enregistrés en matière de liberté sexuelle mais pour souligner, au regard du tableau terrible qu’elle dresse des effets ravageurs de la morale puritaine sur nombre de protagonistes, combien le combat contre le puritanisme reste d’actualité. C’est à croire que l’antienne martelée par les intellectuels français (Sartre, Beauvoir, Lévy), qui n’ont de cesse de dénoncer le poids écrasant du puritanisme dans la société américaine, n’est pas une idée reçue.

Couple et partenariat

Le couple adultère que forment William Masters et Virginia Johnson est le cœur battant de Masters of Sex. Les deux amants donnent le sentiment d’appartenir à des époques différentes. William Masters est, par sa psychologie, un homme de l’après-guerre : complexé physiquement, inhibé sexuellement, en proie au dégoût de soi, il paie un lourd tribut à la morale conservatrice des années 1950. C’est un homme profondément névrosé qui, à la différence de son frère cadet, refoule le souvenir traumatique des mauvais traitements qu’il a subis enfant de la part d’un père violent. Son impuissance sexuelle temporaire prend sa source dans la culpabilité qu’il éprouve de ne pas avoir su protéger son frère contre les violences de son père. Il est clair que son surinvestissement intellectuel répond au besoin de compenser le sentiment d’infériorité qu’il a hérité des blessures de son enfance.

Si la personnalité tourmentée de William Masters est marquée au fer de la morale puritaine, Virginia Johnson semble en revanche en avance sur son temps : divorcée, tiraillée entre sa vie professionnelle et son rôle de mère de famille, elle préfigure dans l’Amérique d’Eisenhower l’avènement du modèle de la femme indépendante. Son charisme tient à son épanouissement sexuel : en regard de la mauvaise conscience qui marque la sexualité des personnages mariés, le naturel avec lequel elle assume son plaisir sexuel paraît incroyable. Elle n’hésite pas, à la différence d’une collègue au féminisme radical, à mettre son charme au service de son ambition professionnelle : si elle quitte pour Masters un amant au physique plus avantageux mais à la carrière de médecin moins prometteuse, si elle est éprise de cet homme replet, marié et plus âgé, c’est qu’elle le tient pour un scientifique d’envergure. Leur foi en la science est le ferment de leur liaison.

La question que soulève Masters of Sex est symptomatique de l’idéologie contemporaine de l’accomplissement de soi : la vie en couple est-elle un facteur de réalisation de soi ? C’est peu dire que le mariage tient lieu dans cette fiction de repoussoir : en ce qu’il ensevelit sous l’hypocrisie de la morale puritaine toute velléité d’épanouissement personnel, il constitue pour tous les conjoints à l’écran un véritable naufrage. C’est parce que le désir sexuel ne peut être satisfait qu’en dehors du cadre du mariage (prostitution, adultère, étude scientifique) que l’espace conjugal est en proie aux vents mauvais de la frustration, du mensonge et de la trahison. Il n’est pas jusqu’au modèle familial qui ne soit rejeté. Les enfants sont sacrifiés sur l’autel de la vie professionnelle : que représentent-ils aux yeux de Virginia sinon un fardeau ? L’indifférence de Masters à leur endroit est encore plus choquante : le déni de paternité dont fait preuve cet obstétricien de renom, dont le rôle est d’aider les parents à réaliser leur désir d’enfant, est un témoignage éclatant du conflit intérieur qui le mine.

Libido et engagement

William Masters et Virginia Johnson sont de ces couples qui sont fondés sur une passion commune : l’étude de la sexualité qu’ils brûlent de mener à bien est leur raison d’être. C’est un couple porté par un idéal dont la réalisation représente à leurs yeux une forme d’accomplissement de soi. Que Virginia ait été l’instigatrice de cette liaison dont le mérite est, à la différence de la vie conjugale, de receler une promesse d’égalité, n’a rien de fortuit.

La singularité de leur relation amoureuse tient pour beaucoup au rituel érotique qu’ils ont mis au point. Parce qu’ils donnent lieu à une expérimentation scientifique, leurs rapports sexuels sont loin d’être torrides : la lumière blafarde d’un cabinet d’obstétricien, les électrodes collées sur leur peau, les observations qu’ils prennent sur leurs propres stimuli excluent toute effusion sentimentale. Leur obstination à nier l’évidence de leur transport amoureux, à s’illusionner sur l’alibi scientifique de leurs ébats leur apporte un bénéfice substantiel : ils peuvent plonger dans les délices de l’adultère sans connaître les affres de la culpabilité.

L’aura de ce couple réside dans son approche moderne de la sexualité : non seulement leur tentative, fût-elle illusoire, de dissocier la sexualité des sentiments est annonciatrice de la libéralisation des mœurs mais en outre, en pratiquant une sexualité délestée du poids de la culpabilité, ils semblent avoir trouvé dans l’Amérique puritaine des années 1950 la formule du bonheur.

La peinture des luttes en faveur de l’émancipation sexuelle et politique qui débutèrent à la fin des années 1950 présente dans Masters of Sex un caractère ambigu. L’enthousiasme que soulève chez la plupart des protagonistes l’idée d’embrasser une cause qui dépasse leur destinée individuelle est teinté de nostalgie pour cette période historique qui a vu l’émergence des mouvements des droits civiques et de libéralisation des mœurs ; cependant, tout laisse penser que ces formes d’engagement ne relèvent de rien d’autre que du processus de sublimation décrit par Freud, et trouvent leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle. Il est frappant de constater que tant l’investigation intellectuelle menée par Masters que l’engagement politique de son épouse résultent en grande partie de leur frustration sexuelle. Pour juste qu’elle soit, la lecture historique proposée par les auteurs, selon laquelle le mouvement de contestation politique et culturel qui a éclaté dans les années 1960 trouve sa source dans la répression sexuelle exercée par le puritanisme, paraît quelque peu réductrice.

Se libérer des tutelles

Au premier rang des surprises que réserve la saison 2 de Masters of Sex figure la métamorphose spectaculaire de Libby, l’épouse du docteur Masters : femme au foyer déprimée, mère de famille délaissée, épouse trompée, celle qui répondait au stéréotype de l’héroïne de mélodrame dont le sacrifice n’a d’autre objet de mettre en valeur la vertu, décide, non contente de s’engager dans le mouvement des droits civiques, de se lancer dans une liaison avec un militant noir, au risque de provoquer un scandale dans la très conservatrice ville de Saint-Louis, dans le Missouri. L’état de minorité dans lequel elle se sent confinée, le manque de considération qu’elle endure, l’impression de se sentir, dit-elle, invisible, tout cela la rapproche de la situation des Noirs dont elle partage le même besoin de reconnaissance. On reconnaît dans cette analogie entre la condition des femmes et celle des Noirs, comme en atteste la référence explicite au roman de Ralph Ellison Invisible Man, un des leitmotive du discours féministe américain.

On assiste entre les conjoints à un surprenant chassé-croisé : tandis que Libby, par son militantisme politique, investit l’espace public habituellement réservé aux hommes, son mari en revanche, miné par les obstacles administratifs auxquels il se heurte, donne à ses investigations scientifiques un tour plus intimiste, à tel point qu’il semble, à la faveur d’un travail d’introspection lui ayant permis de régler ses problèmes d’impuissance, le seul bénéficiaire de l’étude sur la sexualité qu’il dirige. Rien ne saurait mieux témoigner du message progressiste que porte cette fiction que l’épaisseur humaine que confère au personnage de Libby son émancipation : à la source de Masters of Sex, il y a l’idée que l’on ne saurait être pleinement soi-même sans se dresser contre l’ordre social, que le combat contre le conservatisme est le garant de la réalisation de soi.

Libby et Virginia sont des personnages taillés dans la même étoffe : outre qu’elles sont l’ancienne et l’actuelle assistante du docteur Masters, elles ont en commun le projet de se libérer de la tutelle sous laquelle les tient l’obstétricien. Son besoin de dominer les femmes est un signe révélateur de la fragilité de son identité masculine. Tout se passe comme si, à mesure que Masters perdait le contrôle sur les deux femmes de sa vie, il se féminisait. Encouragé par le réconfort que lui apporte Virginia, il consent enfin à abandonner les oripeaux de son identité virile et à se livrer à une poignante confession en évoquant le regard brouillé de larmes ses blessures les plus intimes. Parce que le processus qu’elle met en scène est celui de l’égalisation des conditions entre les deux sexes, parce que l’histoire qu’elle raconte est celle d’un homme dont le regard machiste se dessille, la série Masters of Sex constitue un fervent plaidoyer en faveur de l’émancipation féminine.

  • 1.

    La saison 2 de Masters of Sex est actuellement diffusée en France sur la chaîne Ocs City.

  • 2.

    Thomas Maier, Masters of Sex: The Life and Times of William Masters and Virginia Johnson, the Couple Who Taught America How to Love, New York, Basic Books, 2009.