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Un prophète, de Jacques Audiard

novembre 2009

#Divers

Du dernier opus de Jacques Audiard, ce n’est pas une injure de dire qu’il présente toutes les qualités du cinéma américain indépendant : à l’image d’un James Gray (The Yards) ou d’un Jarmusch (Ghost dog), Audiard s’empare d’un genre (le film de prison) non pour le subvertir mais pour se livrer à une critique sociale implacable. Du portrait au vitriol qu’il dresse de la société française, la leçon que l’on tire est qu’entre les idéaux républicains et l’univers carcéral, entre l’utopie et la réalité, il y a un abîme. D’Un prophète, il ressort cette idée que le corps social français fonctionne non pas selon l’idéologie progressiste des Lumières mais sur le mode du « darwinisme noir », sur un mode de sélection dont Scorsese et les frères Cohen ont montré, bien avant Audiard, toute la perversité.

Le progrès par le crime

Le darwinisme noir est un thème qui s’est développé dans le roman et le film noirs en réaction contre le darwinisme social qui a marqué tout un pan de la pensée et de la littérature du xixe siècle. Partant du principe que la lutte pour la vie est le moteur de l’évolution humaine, les tenants du darwinisme social considéraient que le meilleur moyen d’assurer le progrès du genre humain était de ne pas entraver la sélection naturelle, de laisser s’opérer l’élimination des plus faibles. En ce qu’elles apportent une explication biologique aux inégalités sociales, des œuvres comme celles de Huysmans ou de Zola portent les stigmates du darwinisme social. Il n’est pas jusqu’au film de Renoir, La bête humaine qui n’en porte la marque : que, dans l’adaptation qu’il a faite du roman de Zola, Renoir, cinéaste profondément humaniste, ait choisi de faire fond sur le thème du sang gâté comme en témoignent les crises de Gabin payant pour des générations et des générations d’ancêtres alcooliques, ne laisse d’étonner. De l’anarchisme de Boudu, du lyrisme de La Marseillaise au fatalisme biologique de La bête humaine, il y a loin. Probablement Renoir s’est-il laissé emporter par le pessimisme qui envahissait l’Europe à l’approche de la guerre. On en vient à se demander si la dégénérescence qui frappe Gabin ne préfigure pas la décadence de la société française qu’il filme dans La règle du jeu, une société dont la défaite, avant d’être militaire, est morale.

Les promoteurs du darwinisme noir sont les contempteurs de la concurrence acharnée qu’instaure le système libéral entre les individus. Mais que la compétition entre les individus soit le moteur des sociétés occidentales, là n’est pas, pour eux, le problème. Mais que la société sélectionne non pas les plus méritants mais les plus dépravés, qu’elle récompense non pas les vertueux mais les plus corrompus, là est le scandale. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les adeptes du darwinisme noir n’y vont pas par quatre chemins. La thèse qu’ils défendent est que la compétition sociale n’est rien d’autre que la guerre de tous contre tous, que le crime est la clé de la réussite sociale. Toutes les œuvres qui traitent du darwinisme noir témoignent d’une chose : que, pour mettre en lumière la perversion du système libéral, l’ironie est une arme dévastatrice. Il n’est pour s’en convaincre que de songer à La valse des pantins de Scorsese, un film dont le protagoniste principal, un comique raté (De Niro) ne trouve rien de mieux pour accéder à la notoriété que de kidnapper un célèbre humoriste (Jerry Lewis) afin de pouvoir passer dans son show. Si la morale de cette comédie se révèle d’une ironie mordante, c’est que son stratagème réussit au-delà de ses espérances : non seulement son sketch, d’une insupportable platitude, est diffusé à une heure de grande écoute mais, en outre, après avoir écopé d’une peine à deux ans d’emprisonnement, il devient une star grâce au succès en librairie et sur les écrans de sa biographie. La portée critique de cette œuvre satirique est triple. Elle est culturelle parce qu’elle met en lumière la médiocrité de la culture de masse américaine ; morale parce qu’elle dénonce le culte du succès fondé sur l’idée que, pour accéder à la gloire, la fin justifie les moyens ; politique parce qu’elle assène cette idée : instaurer entre les individus une compétition féroce, c’est donner une prime aux plus pervers.

Au premier rang des films dont l’idéologie participe du darwinisme noir figure également Miller’s crossing, un film noir dans lequel les frères Cohen racontent l’histoire de Tom Regan (Gabriel Byrne), un truand qui commet l’erreur de sa vie en décidant d’épargner son beau-frère que la mafia l’avait chargé d’exécuter. Car quel n’est pas son étonnement de constater que celui-ci, plutôt que de le remercier, entreprend de le faire chanter, risquant à tout moment de révéler son manquement. Dès lors, il n’a d’autre souci que de réparer son erreur et, lorsqu’il est enfin en mesure de se débarrasser de ce double gênant et que son beau-frère recommence à le supplier, en lui disant : « Regarde ton cœur », Tom lui répond : « Quel cœur ? » et lui loge une balle entre les deux yeux. Ce meurtre représente pour Tom non pas le comble de l’abjection mais une délivrance : il peut enfin s’émanciper de la tutelle écrasante du caïd pour lequel il travaillait et voler de ses propres ailes.

Perdre son humanité, c’est devenir un homme. Particulièrement grinçante est l’ironie de la morale de ce récit initiatique. Implacable réquisitoire que celui que dressent les frères Cohen contre la société dont l’univers mafieux est le reflet, contre une société dont la survie de chacun dépend de sa faculté à renoncer à son humanité, de sa capacité à tuer son prochain. C’est bien entendu d’un point de vue symbolique qu’il faut entendre la parabole des frères Cohen selon laquelle le meurtre est le moteur de la sélection sociale. L’idée qu’ils suggèrent est que l’élimination d’un concurrent, que ce soit dans la vie professionnelle, politique ou même familiale, est toujours un meurtre symbolique. En somme : entre la loi de la jungle et la « civilisation », la différence, selon les frères Cohen, n’est pas de nature mais de degré.

La découverte de soi

La figure de l’enfant sauvage occupe une place primordiale dans le cinéma de Jacques Audiard, à l’exemple de celui de Truffaut. Tout comme les personnages interprétés par Mathieu Kassovitz dans les deux premiers films d’Audiard, Regarde les hommes tomber et Un héros très discret, Malik, le délinquant qu’on découvre dès les premiers plans d’Un prophète, est un jeune homme sans passé et sans racine. Ce parti pris scénaristique obéit à une double motivation. Il y a chez ce cinéaste, dont l’univers, essentiellement masculin, est dominé par les rapports de force, une véritable fascination pour la forme de liberté que représente l’enfance. Un esprit d’enfant dans un corps d’adulte, c’est le paradoxe qu’incarne Kassovitz dans ses deux premiers films. Un héros très discret, qui explore avec délice les vertiges de l’absence d’identité, est révélateur de la fascination d’Audiard pour les êtres vierges de toute influence. Concevoir un personnage comme un palimpseste, comme une page blanche sur laquelle chaque événement imprime sa marque présente un autre avantage. C’est la meilleure façon de comprendre comment se forge une identité. Par quel procès une identité se constitue-t-elle ? Telle est la question à laquelle tente de répondre Jacques Audiard film après film. Entre toutes les voies qui mènent à la constitution de soi, celle qu’explore Audiard dans Un prophète, ce n’est pas celle de la rédemption par l’art qu’il met en avant dans De battre mon cœur s’est arrêté, mais celle de la chute. Audiard est de ces cinéastes qui, comme Hitchcock, Lang ou Ulmer, considèrent que l’on ne peut accéder à la conscience de soi sans faire l’expérience du mal, que le meurtre participe de la connaissance de soi. Aussi, conçoit-il l’homicide que Malik est contraint d’accomplir par le caïd corse (Niels Arestrup) qui l’a pris sous sa « protection », non pas comme un effondrement intérieur mais comme l’acte constitutif de son identité, mais comme un rituel initiatique.

Par sa conception de la culpabilité, Audiard se démarque de la morale du cinéma classique. Si le jeune Malik, hanté par le fantôme de sa victime, est en proie à un profond sentiment de culpabilité, le remords qu’il éprouve est non pas un fardeau éternel mais un sentiment éphémère. À mesure que le trafic de drogue qu’il a mis en place à l’extérieur prospère, la mauvaise conscience qui l’accablait disparaît au profit d’un certain contentement de soi. Celui-ci est particulièrement manifeste à la fin du film où, à sa sortie de prison, l’attendent rangées en rang d’oignons trois voitures puissantes flambant neuves, signes indiscutables de sa réussite financière, de la santé insolente de son business. Sur la brutalité des mœurs du système capitaliste, le film d’Audiard en dit long. De l’ascension de ce brillant self-made-man, il ressort que les règles de la compétition économique ne diffèrent en rien de celles du milieu. Grâce à une science consommée de la dissimulation et de la manipulation, Malik est passé du prolétariat à l’aristocratie carcérale. Qu’il s’agisse de l’assassinat qu’il a effectué en service commandé, de l’éviction, directe ou indirecte, de ses concurrents successifs, ou encore de l’élimination de son « parrain », chacune des marches qu’il gravit sur l’échelle de la hiérarchie carcérale répond à un meurtre, réel ou symbolique. Typique du darwinisme noir est l’ironie de la morale de ce récit initiatique qui enseigne que, pour réussir dans la vie, il n’est pas de meilleur moyen que le crime. Un prophète prétend à une portée politique. Non seulement Audiard lève le voile sur la part d’ombre de l’État de droit mais, en outre, il met en évidence la schizophrénie de la société française, divisée entre, d’un côté, un mode de fonctionnement économique fondé sur l’élimination de son prochain et, d’un autre côté, des valeurs politiques et religieuses qui proclament au contraire que le respect de l’autre est le fondement du vivre ensemble.

La prison hors et dans la société

L’auteur de Regarde les hommes tomber se distingue de Scorsese et des frères Cohen en ce qu’il traite le thème du darwinisme noir non pas sur un mode satirique mais réaliste. Bien loin de vouloir introduire une distanciation en ayant recours comme Scorsese à l’artifice de la comédie ou comme les frères Cohen à l’esthétique stylisée de la fable, Audiard cherche au contraire à prendre à la gorge le spectateur, à reproduire le plus fidèlement possible l’univers carcéral. À ses yeux, la prison n’est pas un miroir grossissant mais un microcosme de la société française. Ainsi, prend-il bien soin de montrer que la prison, école du crime, est également un lieu où l’on peut, comme Malik, apprendre à lire et à écrire, qu’elle est un milieu social tout à fait représentatif des contradictions qui traversent la société française. De là vient la crédibilité du regard critique qu’il porte sur la réalité sociale à travers le prisme de l’univers carcéral. Mais la grande idée d’Audiard, c’est d’avoir rompu la règle du huis clos qui prévaut dans le film de prison en filmant Malik lors de ses permissions de sortie. Celles-ci, riches en rebondissement, ont pour mérite non seulement d’insuffler un surcroît de suspens mais également de rendre encore plus corrosive la critique sociale que délivre Audiard. Conçues pour « aérer » le scénario, elles produisent l’effet inverse : en montrant que les lois qui régissent l’univers carcéral et le monde extérieur sont les mêmes, en prenant le contre-pied des films de prison traditionnels, tels que Le trou de Jacques Beker, dont la dramaturgie est fondée sur l’opposition entre un espace clos oppressant et un hors-champ synonyme de liberté, entre une réalité carcérale sordide et un ailleurs utopique, Audiard fait voler en éclats la fiction entretenue par ces derniers selon laquelle la prison est une institution hétérogène au corps social. Ni idéaliste, ni fataliste, son approche est de l’ordre du constat. Tout juste espère-t-il faire prendre conscience que la violence carcérale qu’il fait toucher du doigt est le produit de la compétition sur laquelle est fondé le système social.

Audiard est un cinéaste de l’adolescence. Non que ses héros soient des adolescents mais parce que l’adolescence est l’âge où se fait jour le défi qu’ils ont à relever : comment trouver sa place dans la société ? Il n’est que de songer à la qualité de ses deux premiers films, Regarde les hommes tomber et Un héros si discret, pour comprendre que l’angoisse de socialisation constitue chez Audiard une source d’inspiration très féconde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son dernier héros, Malik, emprunte de nombreux traits aux personnages que Mathieu Kassovitz a interprétés dans ses deux premiers films. Ainsi, partage-t-il avec Albert Dehousse, le protagoniste d’Un héros si discret, le même goût pour la ruse. Pour forcer les portes de la société, il avance masqué, sachant qu’il a tout à perdre à s’engager sur le terrain de la confrontation physique. Une étroite parenté lie également le premier et le dernier héros de l’œuvre d’Audiard : Malik et Frédéric, le jeune à la dérive de Regarde les hommes tomber, sont des êtres en attente d’adoption. Qu’elle soit désirée ou subie, elle est indispensable à leur survie. Leur drame est de trouver sur leur chemin non pas un sauveur mais un ogre, des griffes duquel ils ne réchappent que par miracle.

Le scénario du Prophète témoigne de la transformation de la société française qui s’est produite pendant la période de quinze ans écoulée entre les deux films : au lieu, comme Frédéric, de passer d’un père d’adoption à un autre, Malik passe d’un groupe d’adoption, les Corses, à un autre, les Arabes. Loin de constituer une régression, ce retour aux origines est un signe de maturité. Il est clair que Malik évolue d’une manière plus favorable que son ancêtre, Frédéric : à la différence de ce dernier incapable de grandir, il s’émancipe de la tutelle de Niels Arestrup et prend en main sa destinée. Le paradoxe que se plaît à souligner Audiard est que, de l’épreuve inhumaine qu’il a traversée, Malik ressort plus humain. Le premier jalon de son retour à la normalité est la mansuétude dont il fait preuve à l’endroit de son ancien protecteur. Que Malik décide, une fois qu’il a conquis le pouvoir, de laisser la vie sauve à Niels Arestrup, atteste qu’il n’a aucun penchant pour la violence, qu’il ne l’utilise que lorsqu’elle est strictement nécessaire. L’absence de trace de remords et de perversion chez celui qui est devenu un caïd, la sérénité qui émane de sa personne, la tranquillité qu’il affiche, tout, dans le comportement de Malik, va à l’encontre du précepte qui prévalait dans le cinéma classique selon lequel celui qui use de la violence s’exclut de l’humanité, selon lequel tout criminel perd son âme. La façon dont Audiard représente dans la scène finale l’évolution intérieure de Malik est remarquable. L’échelle dans le plan traduit un changement dans l’échelle de ses valeurs : si les trois voitures de luxe qui l’attendent à sa sortie de prison se trouvent à l’arrière-plan, tandis que l’épouse et l’enfant d’un ami défunt venus l’accueillir figurent à l’avant-plan, c’est parce que son désir de fonder une famille est venu sinon se substituer du moins concurrencer son désir de s’enrichir. Par l’ambiguïté de cette scène finale, par sa façon d’opposer l’activité économique de Malik à son avenir sentimental, Audiard a réussi ceci d’unique : traiter du darwinisme noir sans tomber dans le cynisme.

De tous les metteurs en scène qui ont filmé le meurtre comme un rituel initiatique, celui dont le travail d’Audiard est finalement le plus proche, c’est Kubrick, qui a montré dans Full metal jacket que l’on peut accomplir un geste plein d’humanité en achevant une ennemie agonisante ; autrement dit, que la violence, si elle n’est une fin en soi, peut être une expérience formatrice. Avec l’auteur d’Orange mécanique, Audiard partage la même foi en l’individu : à la violence endémique de la société, il oppose la liberté de l’individu, dont la grandeur est de sortir vainqueur du combat implacable qu’il mène non contre les autres mais contre lui-même.