
L’avertissement et la promesse
L’Afrique en scène
L’Afrique connaît des euphories, mais la mobilisation des passions ne met pas toujours le social en forme. L’Afrique connaît des peurs, notamment la peur du mépris, mais elles ne dégagent pas toujours le sens de l’histoire du continent. La scène africaine profiterait plutôt de la reconnaissance des dettes symboliques (la terre et la parole) et d’une culture de l’autoréflexion.
À la mémoire des professeurs Francis (Abiola) Irele et Hélène Védrine, et à Nick F. Nesbitt et Boniface Mongo-Mboussa.
L’entrée de l’Afrique dans ce xxie siècle – si ironique et inquiétant vis-à-vis des certitudes et des projets – ne se fait pas sans heurts ni espoirs. Autour et sur l’Afrique se tiennent des discours, se dessinent des parcours et des recours. On y dit comment, on assure pourquoi, et on affirme au nom de quoi cette Afrique voit, fait voir, croit, fait croire, croît, laisse croître et enfin tient debout. La situation de l’Afrique peut être abordée – au moment même où notre commune demeure, le monde, éprouve sa précarité – à travers la conjugaison de l’avertissement et de la promesse. L’avertissement, c’est celui que Walter Benjamin adressait à ses contemporains : « Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite[1]. » En Afrique, la poudre de cette dynamite est composée par une jeunesse dynamique et essoufflée avant d’avoir couru, mais qui revendique son droit de courir, une pauvreté matérielle entretenue, les conflits, les guerres, les pesanteurs culturelles, l’irresponsabilité des bureaucraties locales, les migrations, un système financier international injuste, une marginalisation de la voix africaine dans les grandes décisions de ce monde en matière médicale, pénale, religieuse, militaire, industrielle et cognitive. Cet avertissement a pour but de mettre en perspective les discours de dédouanement et de l’autosatisfaction pour que l’Afrique puisse décliner sereinement ses moments de vérité dans ce monde qui nous est commun. La promesse sert à prendre le contre-pied des discours africains et non africains qui, avec un regard panoptique surplombant le sens de l’histoire et du haut des pouvoirs académique, militaire, financier, médiatique et technologique, disent et prédisent de quoi l’Afrique sera faite demain. La promesse prend aussi ses distances avec l’effet placebo des discours populistes. Comment articuler à la fois l’avertissement et la promesse dans cette Afrique aujourd’hui confrontée à la lutte pour sa souveraineté au milieu des défis biotechnologiques, numériques, écologiques, industriels, sanitaires, économiques, politiques et symboliques ? Ce fil ténu de l’avertissement et de la promesse est une mise en scène et une mise en sens. La scène, le mot et le sens : comment féconder la scène africaine avec des mots et actions qui aient un sens ?
Mises en scène
Parler de la scène supposerait un espace qui, s’il est politique, se muerait en territoire. Et pour traiter de la scène, il faudrait distinguer les effets de leurre et les diverses méconnaissances qui pourraient la constituer. S’agissant de l’Afrique, de sa géographie généreuse, il y a l’histoire et ses récits, et à la recherche des acteurs de sa scène, on retrouve la pièce qui s’y joue (une comédie, un drame, une tragédie ou une tragicomédie ?). Qui a écrit la pièce et confectionné les costumes ? Qui contrôle les intrigues, les marionnettes et des bouffons en scène ? Quelle est la consistance des cordes qui tirent les rideaux de la scène et de celles qui soutiennent les marionnettes ? Qui décide de la fin de la pièce ? Comment fonctionnent l’institution de l’indignation, la colère et la vigueur des cris ou des rires ? Qui passe à la caisse à la fin de la pièce ? Et qui refuse la pièce pour en écrire une autre ? Pour qui et comment écrire une autre pièce en tenant compte des anciens acteurs et des strophes de la pièce précédente ? Cette scène-Afrique que l’on peut transposer sur le plan politique, éducationnel, cognitif, économique et symbolique nous renseigne sur la situation actuelle de l’Afrique.
Production des euphories intermittentes
Les divers peuples africains ont parfois eu des moments d’euphorie. Qu’est-ce qui mobilise les affects ? Et comment les mobilise-t-on ? Sur le plan psychologique, l’euphorie apporterait un espoir et une poussée. L’espoir en Afrique est souvent lié à l’agent et au contenu du message qui provoquent l’engouement. Un espoir de voir l’avenir autrement et une poussée qui incite à aller de l’avant et au-devant de, de se fier, et de construire par anticipation un semblant de bonheur ou une joie. Ces euphories traduisent-elles des sublimations ? Comment se font les transferts ? Et quel est ce reste qui ne pourra jamais être transféré ou sublimé ? Toutefois, certains philosophes considèrent l’engouement comme une forme d’enthousiasme qui est mauvaise conseillère. Hume l’associe à la superstition comme agents de la corruption de la vraie religion[2]. D’un autre côté, l’enthousiasme est un acte d’ouverture qui défierait la peur du néant : « Toute nature enthousiaste enveloppe une réceptivité cosmique, universelle, une capacité de tout assimiler, de s’orienter tous azimuts[3]. » Les euphories/enthousiasmes africains sont-ils des leurres ou des manifestations de la vitalité et de la réceptivité ? Examinons six types d’euphories africaines.
Une étude manque sur l’imaginaire de la côte et son attraction dans l’histoire proto-coloniale africaine. La côte symbolisait à la fois le lieu de la perte (avec l’esclavage) et de l’attraction (l’acquisition de nouveaux biens de consommation). Il y a eu un engouement pour la côte chez des populations africaines de l’Ouest et du Centre[4]. La transformation de cet engouement se traduit aujourd’hui, avec diverses raisons, par l’immigration hors et à l’intérieur de l’Afrique.
Avant les indépendances, il y eut des messianismes, producteurs d’enthousiasme et d’euphorie : Cheick Amadou Bamba au Sénégal, Marie Lalou en Côte d’Ivoire, Kimpa Vita, Simon Kimbangu, André Matsoua et Tong Likeng en Afrique Centrale. Ces poussées d’enthousiasme ont mobilisé l’espérance d’une libération politique via le sacré.
L’euphorie des indépendances vint à son tour. La production académique et politique utilisa ce mot fétiche : « L’indépendance : vivre pour soi et par soi. » Tôt, les indépendances furent attaquées (la Guinée de Sékou) et s’exposèrent aux manipulations (les guerres et sécessions au Congo). Le scepticisme vint – « L’Afrique noire est mal partie[5] » –, renforcé par le pessimisme – « L’Afrique peut-elle partir[6] ? » – pour adoucir avec le cynisme désabusé – « Quand finira dipenda, “l’indépendance”[7] ? »
Le catéchisme du « développement » mobilisa à son tour une théologie de l’histoire. Il devait opérer une révolution copernicienne en apportant le salut technoscientifique rationaliste. L’Afrique devait – assiégée par les experts, les crédits et les projets – reconnaître au préalable qu’elle était « pauvre et sous-développée ». Ce modèle n’a plus suscité d’engouement, vu la richesse du sous-sol africain, la claudication des États et les résultats qu’il a produits.
L’engouement pour la démocratie et la technocratie arriva avec la fin de la guerre froide. L’Afrique adopta un modèle de démocratie qui n’était pas le sien. Un modèle revu, corrigé, emballé et expédié. Ce sont les technocrates africains et leurs évaluateurs internationaux qui furent chargés d’en faire la traduction. L’engouement se porta sur les technocrates qui ne s’appuyaient pas sur une mise en sens qui lie des sujets par un tiers instituant. On suivit le conseil de la Banque mondiale à la lettre, les États se dotèrent de chefs de gouvernement technocrates : Milongo au Congo, Ouattara en Côte d’Ivoire et Soglo au Benin. Une nouvelle grammaire fut éditée au Fonds monétaire international et, à la lettre G de son alphabet, on trouva le mot « gouvernance ». Étalon de mesure du système monétaire international, ce mot-valise devint le thermomètre dont la forte chaleur tropicale des sous-systèmes locaux et internationaux d’inertie, d’irresponsabilité et de résistance brisa l’écran. L’État et la société doivent être gérés, dans ce diktat, selon le modèle de l’entreprise. La politique se réduisit ainsi – pour ces nations fragiles qui ont besoin de récits unificateurs – aux investissements et aux balances budgétaires. La philosophie du management triompha.
Enfin, le soleil se lève à l’Est. La Chine s’installe, fait peur aux anciens maîtres occidentaux (dont elle reprend l’hégémonie) et aux vendeurs de beignets africains (dont elle étouffe le petit commerce), organise ses marchés, méprise parfois les autochtones, traite secrètement avec l’élite africaine, achète de vastes étendues de terres arables, participe effectivement aux projets locaux, respecte les délais de livraison, et avance souvent de l’argent sans intérêts (immédiats) et sans conditions (visibles). La Chine est le nouveau messie africain qui suscite de l’engouement. La vulgate contre la Chine et l’apologétique tiers-mondiste en faveur de la coopération Sud-Sud s’affrontent sur le terrain avec les armes que sont la propagande et la corruption. La nouvelle donne – l’image de la Chine, tantôt écornée, tantôt fleurie, dans la géopolitique de la Covid-19 – ajoutera à cette lutte pour le contrôle de l’Afrique une dimension inattendue dans les années à venir.
D’autres sous-classes d’engouements existent en Afrique (la multiplication des méga-Églises, certaines d’inspiration américaine, et des fondamentalismes islamistes). La question reste à savoir si la mobilisation des passions, la chaîne des fascinations et les manœuvres du faire-croire sont capables d’opérer une « mise en forme » du social[8]. Il reste à écrire une morphologie et une syntaxe des mobiles et des formes d’engouement et de mobilisation des passions en Afrique. Comment l’engouement déçu et les injustices y ont-ils produit des discours nostalgiques, une compulsion à l’accusation excessive, une mauvaise mythologie afro-centrique, une victimisation sélective, la corruption morale et une haine de soi ? Au lieu de nous orienter vers la colère, intéressons-nous aux peurs.
Rumination des peurs à durée indéterminée
Question aux historiens africains si militants et politisés : qui écrira l’histoire de la peur en Afrique ? Comment dit-on « peur » en langue beti ? Langue tonale, le beti traduit « la peur » par wòñ, et un demi-ton plus haut, wóñ signifie « être à l’affût et à la recherche de ». L’adage populaire beti qui fait jouer une rime plate, dit du chien de chasse qu’il n’a pas peur (wòñ) parce qu’il est à l’affût et à la recherche de (wóñ)… En s’appuyant sur cette racine commune de la peur et de la recherche, on pourrait dire que la peur n’est pas un repli, mais un état actif de recherche. Une peur passive se replie et une peur active cherche et enquête. Quels types de peurs rencontre-t-on en Afrique ?
La première peur est celle de ne pas pouvoir survivre dans ce monde, où la vie est l’objet des manipulations (médiatiques, biologiques et anthropologiques). Les rationalisations scientifiques, l’alimentation et ses sous-produits, la production nucléaire et ses secrets, la gestion des déchets et l’aménagement du territoire, l’urbanisation et le contrôle des populations, le contrôle de la vie par le numérique, le bouleversement irréversible de la nature par l’action des humains, la géopolitique de l’eau et surtout la rupture entre la parole, les promesses et la vie réelle sont évalués dans notre post postmodernité avec la notion de risque. Il ne faudrait pas oublier en passant que : « Ceux qui attirent l’attention sur les risques sont traités de rabat-joie et on les accuse de produire eux-mêmes des risques. On considère qu’ils font des risques une description non avérée[9]. » Mais, aujourd’hui, la question des risques doit se poser en Afrique du point de vue des Africains eux-mêmes et non plus selon celui des « investisseurs ».
Des siècles de colonisation, les aventures douloureuses de l’esclavage et des traites négrières, le statut infériorisant des sujets dans la chaîne des sociétés africaines à castes, les reconnaissances et célébrations des mémoires en trompe-l’œil, la pauvreté humiliante et parfois imméritée et la place ancillaire des pays africains dans les processus compliqués du marché international conduisent à la question philosophique du mépris. Nous pouvons nous inspirer de ce que dit Peter Sloterdijk de la colère : « Nous sommes entrés dans une ère dépourvue des points de collecte de la colère et porteurs d’une perspective mondiale[10]. » Il manque aussi des points de collecte du mépris, porteurs d’une perspective mondiale. Chaque penseur gère sa petite colère et génère le mépris de ses concurrents dans la bonne entente intellectuelle d’un langage convenu, consacré et protégé. Les théoriciens de l’identité, de la subjectivation, de la gouvernementalité, de l’individuation, de l’aliénation de classe, de l’inconscient, de la sécularisation et/ou du ré-enchantement du monde, des « déterritorialisations » et les promoteurs du post (-moderne, -politique, -humaniste) ont parfois eu, dans leurs élaborations théoriques, des points de collecte du mépris, mais leurs théories permettaient-elles de dire quelque chose sur le mépris, cette étincelle vers la dynamite ? Que sait-on du mépris racial ou de classe quand on ne l’a pas subi ? Que veut dire naître au mépris ? L’Africain, dans le jeu de la reconnaissance mondiale, éprouve cette peur du mépris. Est-il un homme politique, qu’il souffrira du sort réservé à son continent au moment de prise de décisions internationales. Se veut-il intellectuel, qu’il aura un malaise devant cette manie entretenue de lui dire ce qu’il faut penser et comment le formuler dans cette bonne conscience de l’assister et de l’aider à parvenir à la conscience de soi ! Veut-il pleurer ou rire, qu’il redoute déjà qu’on lui propose un « discours de la méthode des pleurs ou du rire », comme on lui a donné des méthodes de développement. Avec cette peur, se développe chez lui une « mentalité (d’)assiégé(e)[11] » se traduisant parfois par un repli défensif et explosif. Axel Honneth a su mettre le mépris au centre de la question de la reconnaissance, et la peur du mépris peut être étudiée dans le cadre de la reconnaissance de l’intimité, des droits civiques et des capacités du sujet[12]. En Afrique, quelles sont les peurs liées aux manipulations de l’intimité ? Quelles frustrations sont-elles liées à la non-reconnaissance des droits civiques des sujets et communautés ? Et que fait-on des capacités non encore accomplies des sujets ? La question du mépris logée au cœur de nos sociétés relève de la misère symbolique, comme le pense Bernard Stiegler : « Nous, les gens réputés cultivés, savants, artistes, philosophes, clairvoyants et informés, il nous faut nous rendre compte que l’immense majorité de la société vit dans cette misère symbolique faite d’humiliation et d’offense[13]. » La tradition du mépris conduit à la mort et aux explosions.
Mounana, localité du Gabon et ancien site d’exploitation d’uranium par l’entreprise Areva, est polluée par la radioactivité compromettant la santé des populations et le développement de l’agriculture. D’un côté, il faut l’industrialisation et, de l’autre, on hérite de la pollution, d’où la peur. Les expériences médicales, les essais cliniques et les vaccinations font aussi peur en Afrique. Les déclarations de médecins français au cours de la pandémie de Covid-19, sur la qualification (sans appel d’offres) des Africains à servir de cobayes ont ravivé les plaies des expérimentations médicales coloniales. On pense à l’inoculation de la tuberculose en 1916 aux tirailleurs sénégalais, aux essais sur le pneumocoque du docteur Kerandel sur les tirailleurs en 1916, aux scandales du Cahors avec la mort des tirailleurs, à la crise des abcès de Dakar à la suite des vaccins en 1924 et au rôle de l’Institut Pasteur dans la politique coloniale[14]. Cette peur est vécue dans l’imaginaire africain avec la même frayeur que le bioterrorisme ailleurs.
Mises en sens : la promesse en pointillé
Pour mettre en sens, il faut des préalables : le rappel des dettes symboliques, l’élaboration d’un cadre d’intelligibilité, où les subjectivités et les communautés reconnaissent les autres et se reconnaissent elles-mêmes, une vision de l’histoire qui fasse attention aux « points » (ce qui est en train de poindre, le possible en gestation), l’autoréflexion qui prend des distances avec soi-même pour créer en respectant ses intérêts propres et ceux de la famille humaine en général.
Dettes symboliques
Il y a plusieurs dettes symboliques, mais limitons-nous à deux ; la terre et la parole donnée. En Afrique, l’espace et la terre sont devenus de simples biens vendables, mais il n’en était pas ainsi auparavant ; un changement considérable s’est produit avec la colonisation. La terre n’était pas, dans la plupart des cas, une propriété aliénable, mais un parent : « Cette interprétation de la relation homme-terre en relation de propriété a eu pour effet de masquer une autre relation. […] La parenté et la terre sont une même et unique notion. […] La parenté s’affirme grâce à la terre[15]. » La terre qui porte et transporte les forces chtoniennes est le marqueur de la vie des vivants, des trépassés et des hommes à venir. Keba Mbaye le souligne avec force : « La terre est insusceptible d’appropriation. Les lois de la cosmogonie africaine n’admettent cette appropriation pour aucun des éléments (ciel, air et mers) qui ont servi à la création de l’univers et le soutiennent. La terre étant […] aux dieux et aux ancêtres, aucun être humain ne peut s’en approprier[16]. » Cette terre est sacrée et les vivants y ont seulement un droit d’usage. L’alliance entre la terre et les vivants a été rompue par l’imposition des droits coloniaux[17] et par la philosophie implicite de la conception utilitaire et instrumentale de la nature : les clivages sujet/objet, nature/culture[18], le dénigrement de la parenté entre la terre et les humains comme étant de l’animisme. La terre était une dette envers les générations passées et à naître, et une promesse pour les vivants qui l’occupent. Actuellement, le patrimoine des terres africaines est vendu aux firmes asiatiques et occidentales, et les questions foncières font l’objet de nombreuses luttes et guerres locales alimentées pour le contrôle de ressources. Philosophiquement, cette vente n’a été rendue possible que parce que la terre est devenue « un bien » dans l’abstraction géométrique (on la segmente en parcelles) et monétaire (on se l’approprie par le titre foncier) et un placement pour les recherches minières. Le cadre théorique de la division entre sujet sacré (le vendeur) et objet désacralisé (la terre) explique cette mutation du rapport avec la terre en Afrique.
La parole est une autre dette. Donner sa parole, la contrôler, la respecter, la mettre en récit et en scène, lui assigner un rôle dans « la scénarisation[19] », l’empêcher de se prononcer, étouffer son débit et formater sa formulation, telle est la grande tension.
L’une des promesses africaines, qui ne doit pas se transformer en une coquille vide et qui pourra traduire « la vivacité originaire[20] » caractérisant chaque homme, sera le peuple, si dynamique et versatile en même temps. On le convoque, les intellectuels parlent en son nom, on le méprise, victime et bourreau, manipulateur et manipulé, perturbé d’un côté par la construction des nations et des États fragiles, et de l’autre par une globalisation impitoyable : le peuple en Afrique est à la fois la promesse et une dynamite qui n’est encore allumée. Son problème est moins l’accès au logement, à l’eau, à la paix civile et à la liberté que sa propre institution, sa « mise en forme ». Les traditions, les religions, la consommation, les politiques, les médias lui proposent des mises en forme concurrentes, mais il faut aller à la racine et voir le mode de production des symboles et les divers régimes fiduciaires. Qui lie ? Qu’est-ce qui lie ? Comment le liant en est-il arrivé à l’effectivité ? Quels sont les maillons de la chaîne du crédit ?
Réflexion et autoréflexion
Kant distinguait connaître (kennen) et penser (denken). La simple connaissance qui n’a pas la correction de l’autoréflexion se dégrade et se monnaye. Les multiples revendications et accusations qui n’ont pas la lenteur de la maturation et la prudence dans la formulation sont des ennemies de la pensée. L’autoréflexion exige à fois la hauteur et l’immersion, la lenteur de la parturition des dires, l’hésitation sur son bon droit, la distance qu’on doit établir entre sa propre pensée et ses moments de réification, une résistance aux divers narcissismes et l’accueil de ce qui me dérange. L’espoir est l’élaboration d’une culture de l’autoréflexion souvent pratiquée dans certaines traditions. Pour l’instant, l’élite africaine, qui est l’une des médiations de cet espoir, a deux grandes difficultés.
Tout d’abord, elle critique la colonisation et la mondialisation, s’attarde sur de grandes causes (la révision monétaire, le cosmopolitisme, les violences, l’environnement, la santé publique) et distribue sa pensée du haut de son privilège symbolique. L’oubli dans ces grandes batailles, c’est de mettre en question la marchandisation des sphères de notre existence et la « forme-marchandise » de sa pensée. Le « postcolonial », comme article de marché, se vend et est vendu. Dans la machine universitaire outre-Atlantique, il offre un alibi, brouille parfois les cartes entre la critique et le ressentiment et sert souvent à dédouaner la faillite d’un système social inégalitaire.
Ensuite, cette élite (ignorante parfois des langues et traditions africaines) a deux glaives redoutables (la colonisation et l’esclavage) qui effraient – qui oserait s’opposer à la critique de ces deux réalités ? À partir de là, cette « élite de représentation », comme le disait Glissant des Antillais[21], s’invente des combats contre « le système », oubliant que « les distances que l’on prend par rapport aux rouages du système représentent un luxe qui n’est possible que comme produit du système lui-même[22] ». Ces élites africaines n’auront – comme celles d’un passé récent – une tâche poétique que quand elles sauront dire, comme ces pénitents du Moyen Âge rusant avec le confesseur : nescio (« je ne sais pas »). Alors commenceront la faim de recherche et une véritable reconstruction symbolique, politique, scientifique et artistique de l’Afrique.
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Le sauvetage de la pensée critique et la poétique de l’espoir en Afrique commenceront par une « surveillance intellectuelle de soi[23] » qui n’est ni la malice, ni la police de l’autocensure, mais le soin. On surveille la marmite de lait au feu en faisant attention au temps, aux proportions de la marmite, à la quantité et à la qualité du lait. Ainsi doit-on d’abord scruter en Afrique les instances qui distribuent la parole (aux intellectuels, aux politiques…), les structures qui mettent en scène (les appareils médiatiques et les fundings fathers) et les acteurs qui jouent des partitions sans s’interroger sur ceux qui écrivent la métrique, le rythme, le temps d’exécution, et qui fixent les jours et heures d’ouverture des concerts. Réfléchir revient donc à « quitter le cri, forger la parole. Ce n’est pas renoncer à l’imaginaire ni aux puissances souterraines, c’est armer une durée nouvelle, ancrée aux émergences des peuples[24] ». Les défis de la justice cognitive et climatique, du passage du savoir au numérique et du bioterrorisme exigent des Africains qu’ils forgent une parole et engagent une palabre exigeante et créatrice.
[1] - Walter Benjamin, Sens unique [1928] précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, trad. par Jean Lacoste, Paris, Les Lettres nouvelles, 1978, p. 206. Voir Michael Löwy, Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, Presses universitaires de France, 2001.
[2] - Voir David Hume, Histoire naturelle de la religion et autres essais sur la religion, trad. par Michel Malherbe, Paris, Vrin, 1996, p. 33.
[3] - Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir [1934], dans Œuvres, édition sous la dir. d’Yves Peyré, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 70.
[4] - Voir Frederick Quinn, In Search of Salt. Changes in Beti (Cameroon) Society, 1880-1960, New York, Berghahn Books, 2006.
[5] - René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1962.
[6] - Albert Meister, L’Afrique peut-elle partir ?, Paris, Seuil, 1966.
[7] - Remarque d’un personnage de la pièce d’Aimé Césaire, Une saison au Congo, Paris, Seuil, 1966.
[8] - Voir Claude Lefort, « Permanence du théologico-politique ? » [1981], repris dans Essais sur le politique. xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986.
[9] - Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. par Laure Bernardi, Paris, Flammarion, 2008, p. 83.
[10] - Peter Sloterdijk, Colère et temps, trad. par Olivier Mannoni, Paris, Libella-Maren Sell, 2007, p. 252.
[11] - Christopher Lasch, Le Moi assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité, trad. par Christophe Rosson, Paris, Climats, 2008, p. 12.
[12] - Voir Axel Honneth, La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, trad. par Alexandre Dupeyrix, Pierre Rusch et Olivier Voirol, Paris, La Découverte, 2006, p. 197.
[13] - Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flammarion, 2013. Humiliation ressentie par les Africains quand un président français déplorait le nombre d’enfants composant une famille africaine et qu’il recevait un président africain en visite officielle au perron de l’Élysée avec son chien à côté. Peut-être l’avait-il déjà fait avec les présidents russe, américain ou les princes du Golfe ! Avant d’être une mise en sens et une gestion, la politique est aussi une question de mise en scène, une affaire de tact.
[14] - Voir Christian Bonah, Histoire de l’expérimentation humaine en France. Discours et pratiques 1900-1940, préface de Susan E. Lederer, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p. 287-313.
[15] - Stanislas Melone, La Parenté et la terre dans la stratégie du développement. L’expérience camerounaise (étude critique), préface de Jean Imbert, Paris/Yaoudé, Klincksieck/Université fédérale du Cameroun, 1972, p. 21.
[16] - Keba Mbaye, « Les régimes des terres au Sénégal », dans Association internationale des sciences juridiques, Le Droit de la terre en Afrique (au sud du Sahara). Études préparées à la requête de l’Unesco, préface de John N. Hazard, Paris, Maisonneuve et Larose, 1971, p. 137.
[17] - Voir C. M. N. White, “Land Law and administration in Zambia”, dans Le Droit de la terre en Afrique, op. cit., p. 159.
[18] - Voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[19] - Voir Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010.
[20] - Paul-Henri Giraud, Otavio Paz. Vers la transparence, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 155.
[21] - Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997, p. 93. Une élite improductive, théâtralisée et convenable parce que n’allant pas au fond de ce qui constitue les réseaux qui entretiennent la relation fiduciaire. Glissant ajoute le développement d’un « réflexe général de mendicité » (p. 57). Les centres de recherche régionaux, nationaux, les projets émergents, les symposiums et autres ateliers de production intellectuelle sont souvent perfusés à partir des fonds de cet impérialisme que l’on dénonce tant ! L’autonomie, la cohérence et la « décolonisation » ont-elles un sens ?
[22] - Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1951], trad. par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Gallimard, 1983, p. 23.
[23] - Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, Presses universitaires de France, 1949.
[24] - É. Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 28.