
Le piège de l’identité
À trop considérer les minorités comme des monolithes, un certain multiculturalisme prive leurs membres de toute possibilité de réalisation de soi autre qu’identitaire. Le progrès de l’égalité, au contraire, suppose un effacement des stigmates et donc la perte progressive de pertinence des clivages identitaires.
Depuis près d’un demi-siècle, les politiques de l’identité ont constitué une forme majoritaire des revendications dans la « sphère publique ». Le concept proposé par Habermas a été rangé dans le débarras des illusions universalistes bourgeoises : on lui a opposé, comme Nancy Fraser, la notion de « contre-public » ou on l’a fragmenté en autant d’espaces que de groupes, en parlant entre autres de « sphère publique de la classe ouvrière » – comme si le groupe ou la classe, souvent peu définis, constituait un monde social en tant que tel, alors qu’ils ne sont que le produit d’une relation avec d’autres entités1. L’exaltation de l’identité de groupe a le plus souvent pris la forme d’une adresse au monde comme scène globale, ce qui a permis de conforter paradoxalement la thèse de Habermas, alors même qu’on voulait faire la preuve de son caractère inadéquat : c’est sur une scène unique, largement formatée par les traditions politiques et discursives de la première puissance culturelle du monde, les États-Unis, qu’apparaissent désormais l’ensemble des revendications identitaires. La contradiction entre l’identification à un groupe comme entité collective que l’on peut doter d’un statut juridique, comme dans le multiculturalisme, et la constitution progressive d’une sphère publique mondiale, que les groupes prennent à témoin pour se faire reconnaître, va de pair avec la tension constitutive qui affecte la notion d’assignation. Celle-ci est toujours le produit du regard de l’autre, comme le montrait Frantz Fanon en s’inspirant de Sartre dans Peau noire, masques blancs2. Simultanément, l’assignation aboutit à fixer une définition du groupe minoritaire qui ressemble trait pour trait à la représentation née du regard de l’autre. On pourrait parler à ce propos d’une ruse de la raison identitaire.
La revanche de la superstructure
Peut-on sortir de ce qui finit par ressembler à un piège ? L’identité assignée, dont on ne peut pas contester qu’elle soit pour une bonne part le produit de l’opération coloniale, doit-elle continuer de constituer le socle de tout projet émancipateur ? Il est difficile aujourd’hui de reconstituer un débat serein, tant les positions sont typées entre universalistes et identitaires. Il n’est pas inutile pour autant d’esquisser une autre manière de réfléchir à la question sans se contenter d’une opposition stérile.
Le succès de l’œuvre d’Axel Honneth a permis de remettre au centre de l’attention la vieille notion hégélienne de reconnaissance3. Dans un contexte marqué par le déclin de l’idée, et surtout du désir, de socialisme, la montée des problématiques de la reconnaissance a pu paraître comme la relève d’une vision de l’histoire fondée sur des rapports d’exploitation par une sorte de primat du symbolique sur l’économique, ce qu’on pourrait appeler la revanche de la superstructure. C’est ce qui explique le succès des termes comme « domination » (la vieille Herrschaft wébérienne cuisinée à toutes les sauces, mais particulièrement à la sauce symbolique). C’est aussi ce qui permet de rendre compte de la montée d’un nouveau type de mouvements sociaux dans lesquels l’instance économique s’efface au profit d’un éventail de revendications hétérogènes (féminisme, sexualités minoritaires, territorialité et toutes les formes de l’identité). Ce que l’on a appelé « les nouveaux mouvements sociaux4 » il y a une quarantaine d’années, avant même la redécouverte du concept de reconnaissance, a incarné ce transfert de l’opposition capital/travail, capable en tant que telle de subsumer toutes les formes d’asymétrie à partir de la matrice unique du rapport de production vers une gamme identitaire, extensible à l’infini, puisqu’elle peut s’appuyer sur toutes les formes de demande de reconnaissance.
Primat du symbolique, dimension matricielle de l’identité moderne, au sens de Charles Taylor5, et centration des formes d’expression autour de l’expérience individuelle vécue majoritairement comme souffrance, comme dans La Misère du monde de Pierre Bourdieu6, caractérisent donc la plupart des revendications qui ont succédé au moment historique de l’opposition capital/travail. On peut donc conclure que la lutte pour la reconnaissance, qui vise à transformer le regard et l’attitude d’autrui dans une interaction agonistique, prend de manière paradigmatique la forme d’un affrontement de personne à personne, d’individu à individu, comme dans le cas du maître et de l’esclave chez Hegel. Dans la problématique hégélienne, les individus peuvent aussi représenter une structure de conflit, fondée sur l’existence conjointe d’un désir de reconnaissance chez le vainqueur comme chez le vaincu au sein de l’affrontement des consciences. Ce conflit produit le paradoxe selon lequel la demande de reconnaissance du maître est plus forte que celle de l’esclave, puisque le rapport de domination se retourne en un rapport de dépendance (le maître a besoin de l’esclave) qui peut conduire à une forme de permutation, mais jamais à la pleine égalité d’une reconnaissance qui serait la fin du conflit.
Les promesses de la reconnaissance
Honneth a bâti sa théorie de la reconnaissance sur sa relecture des textes de Hegel antérieurs à la Phénoménologie de l’esprit, les textes de jeunesse d’Iéna (1801-1807). Il estime qu’au moment de son grand livre, Hegel a abandonné sa première théorie de la reconnaissance, celle que le philosophe de Francfort cherche à remettre en marche.
Dans les textes de jeunesse, la reconnaissance est liée à la construction d’un espace de l’éthicité à travers la notion de lutte morale. L’asymétrie de la relation de reconnaissance dans la relation maître/esclave et la fonction de la violence dans l’histoire, violence qui est d’ailleurs une manifestation de la raison dans l’histoire, occultent et font disparaître l’idée selon laquelle la construction du monde social dépend d’un processus d’apprentissage éthique qui passe aussi à travers une série de luttes (ou, dans le langage contemporain du néo-pragmatisme, d’épreuves), mais qui aboutit à une pleine reconnaissance mutuelle, et donc à une forme de symétrie symbolique et sociale. Ce « magnifique » programme, selon les mots de Honneth, Hegel l’a donc abandonné au profit d’une construction dialectique extrêmement efficace, comme l’histoire l’a prouvé, mais qui a égaré le « ressort moral » dans le processus. L’horizon d’une communauté authentiquement libre, qui apparaissait dans le programme d’Iéna, s’efface entièrement. Honneth reprend là où Hegel s’est arrêté, c’est-à-dire au moment de la construction d’une « conception intersubjective de l’éthicité ».
Honneth insiste, en réinvestissant l’œuvre de Mead, sur la reconnaissance comme schéma d’interaction et sur l’autrui généralisé comme condition du développement moral des sociétés. Il est alors en mesure de définir plus clairement la notion d’éthicité : « par le concept d’éthicité, nous désignons l’ensemble des conditions intersubjectives dont on peut prouver qu’elles constituent les présupposés nécessaires de la réalisation individuelle de soi ». La catégorie de mépris devient centrale : en tant qu’elle exprime un refus de reconnaissance, elle suscite une asymétrie qui peut donner lieu à des luttes individuelles, mais aussi à des mouvements sociaux. Le centrage sur l’individu, ou sur le groupe qui se trouve l’objet du mépris, ne conduit jamais à abandonner l’idée d’universalisme, notion que l’identitarisme politique a vigoureusement combattue au nom d’un différentialisme qui est plus de l’ordre de l’affirmation pure de soi que de la reconnaissance.
Ce constat constitue le nœud de l’existence politique contemporaine : si l’on admet que la lutte pour la reconnaissance ne peut s’achever dans ce qui serait une « fin de l’histoire » ou un « projet de paix perpétuelle », mais qu’elle est l’expression la plus pure de la condition politique dans la modernité tardive, à la différence de l’animal politique aristotélicien, dont la sociabilité au sein de la polis est toujours déjà présente (les citoyens se sont toujours reconnus), quelles sont les nouvelles conditions de la démocratie ? La lutte, mais quelle lutte ? Et quelle finalité de la lutte ? Faut-il préférer la suppression de l’entité dominante, qui se refuse à la reconnaissance comme fin de la lutte, ou bien la recherche d’une reconnaissance mutuelle inscrite dans la durée (un pacte, un contrat, celui que recherche, par exemple, Pierre Manent avec l’islam dans son livre Situation de la France7), sachant que la lutte pour la reconnaissance est le moteur principal de l’histoire ?
Ni paix perpétuelle, ni guerre de tous contre tous, la lutte pour la reconnaissance permet d’associer la nature conflictuelle de toute configuration sociale et l’absence d’un cadre purement agonistique des interactions, qui est au fondement de ce qu’on pourrait appeler la référence « pop » à Carl Schmitt, qui a envahi la pensée de gauche et l’a ancrée dans un terreau populiste.
Le bloc d’identité
Que perd-on à dissoudre la notion de conflit dans une sorte de bain identitaire qui voit la race, la sexualité, le genre ou la nationalité constituer, sous la bannière de l’identité d’un collectif particulier, la justification ultime de l’action ? La lutte pour la reconnaissance symbolique serait-elle l’expression de la méconnaissance de la lutte des classes ?
La question a été posée dans la discussion que Nancy Fraser a entretenue avec Axel Honneth8. En 1996, elle propose un point de vue que nous pouvons encore partager, car il exprime le refus de ce que j’appelle « le primat du symbolique » : « Selon moi, aucune de ces deux positions n’est exacte : elles sont toutes deux caricaturales. Plutôt que d’accepter ou de refuser en bloc la politique de l’identité, nous devons la prendre comme un défi intellectuel et pratique qui nous oblige à développer une théorie critique de la reconnaissance, une théorie ne se réclamant que des composantes de la politique de la différence culturelle qui peuvent être combinées à une revendication sociale d’égalité. » Autrement dit, il s’agit de se situer à distance égale des critiques de l’identitarisme menées sous la bannière de l’universalisme, comme celle de Richard Rorty9, et du plaidoyer pour la reconnaissance, tel que l’a présenté Charles Taylor dans ses travaux sur le multiculturalisme.
Pour Rorty, la problématique de la reconnaissance masque l’essentiel, c’est-à-dire la structure foncièrement inégalitaire du monde social. Il est vrai que si nous regroupons une catégorie particulière du monde social en termes purement identitaires, nous annulons de facto les contradictions qui peuvent le traverser, sachant que la contradiction majeure est à renvoyer au mode de production. Il y a, à mon sens, plus important : je parlerai ici de multiculturalisme au sens fort, en tant qu’il implique une proposition juridique qui nous conduit à sortir du libéralisme politique. Les modes usuels de traitement des différences dans ce cadre de référence, c’est-à-dire la tolérance et l’égalité des droits entre individus, ne sont pas considérés comme suffisants pour résoudre les problèmes que suscite une accentuation des conflits à base culturelle ou symbolique.
La plaidoirie de Wim Kymlicka pour la reconnaissance de droits définis en fonction de l’existence de groupes différenciés (group differentiated rights) est l’exemple le plus brillant de ce raisonnement10. L’unité de base n’est plus l’individu, tel qu’on peut le concevoir dans le libéralisme politique ou même dans la lutte pour la reconnaissance, fondée sur la possibilité d’une autoréalisation de soi. C’est le groupe, dont l’existence effective est présupposée à la manière d’une assignation, y compris lorsqu’elle semble majoritairement produite par l’autre, qui prend la place de l’individu comme générateur de droits. La présupposition d’une telle conception est que le groupe est homogène et non stratifié (c’est un bloc d’identité). La condition de possibilité d’une revendication identitaire n’est autre que l’identité de tous les membres du groupe, en tant qu’elle est capable de transcender toutes les autres différences. Il y a là un paradoxe évident : dans un monde caractérisé par la montée séculaire de l’individualisme, les minorités sont considérées, sans doute avec les meilleures intentions du monde, comme ayant moins de possibilités d’individuation que la majorité.
J’y vois une assignation communautariste qui fonctionne comme une contrainte pour les membres de ce groupe pris dans leur statut d’individu, bien plutôt que comme une promesse d’autoréalisation. L’identité de l’individu s’épuise dans l’assignation permanente à un groupe, ignorant l’importance des transfuges, de la liberté de retrait, voire de l’apostasie, et surtout offrant aux membres de ces groupes un coefficient d’individualité plus petit que celui des membres de groupes dominants. C’est donc à une double peine que sont soumises les minorités : la première est liée à leur condition objective (un état de domination et d’exploitation) ; la seconde est liée au fait que la promesse de réalisation de soi est contrainte par l’inscription dans un groupe (au moins implicitement) dans le cadre du multiculturalisme. En tant que membre du groupe « dominant », je peux prendre une distance critique avec ma propre culture, je peux l’objectiver et définir mon style comme un système d’écarts dont je règle à mon gré l’amplitude. En tant que membre d’un des groupes « dominés », je suis contraint, au nom paradoxal du multiculturalisme, de ne pas m’écarter d’un rôle ou d’une trajectoire prescrite, même si, en mon for intérieur, je conteste la loi du groupe et j’ai envie de m’en affranchir. Tout se passe comme si l’assignation à une existence collective était réservée aux dominés.
Une assignation communautariste fonctionne comme une contrainte pour les membres de ce groupe pris dans leur statut d’individu, bien plutôt que comme une promesse d’autoréalisation.
Ce faisant, l’identitarisme progressiste semble se prendre à son propre piège : si je suis assigné par définition à l’identité qu’on suppose coextensive à mon appartenance à un groupe, j’accepte implicitement ou explicitement le verdict social qui m’a identifié à ce groupe. Croyant être l’acteur possiblement victorieux d’une lutte pour la reconnaissance qui verrait mes capacités d’autoréalisation enfin reconnues, je scelle dans le marbre ce qui m’a constitué comme tel, c’est-à-dire le regard du dominateur qui m’a, le premier, enfermé dans un groupe, celui des indigènes ou des racisés. On pourra voir dans la réappropriation de l’opprobre la logique bien connue de l’inversion du stigmate : indigenous is beautiful. Il y a plus : comme je suis attaché à l’égalisation des conditions, je suis conduit à penser que l’appartenance à un groupe dominé a vocation à être transitoire. Mon projet politique consiste à affirmer que l’appartenance à un groupe stigmatisé s’efface à mesure que l’égalité progresse : l’autoréalisation de soi suppose ma dés-assignation. Mon but, en tant que je suis attaché au maintien du libéralisme politique, est que les “truly disadvantaged”, pour parler comme William Wilson11, ne le soient plus.
On m’objectera, et on aura raison, le fait que le libéralisme politique dont je m’inspire a échoué à égaliser les conditions, et que l’égalité formelle des droits n’a pas conduit au traitement égal des individus dans les sociétés. Le néolibéralisme a accru les inégalités dans le monde ; la décolonisation n’a pas diminué le poids du racisme. Faut-il pour autant se résigner à la revendication de l’asymétrie en revenant à une vision prémoderne de l’organisation sociale, où le groupe prime sur l’individu ? Ou doit-on au contraire se livrer à une critique des présupposés du libéralisme politique et proposer une alternative qui mettrait la solidarité au centre de l’action, avec un contrôle de l’application des droits ? Au-delà des disputes idéologiques actuelles, qui marquent souvent des luttes pour le pouvoir dans l’univers des intellectuels, il n’est point de salut dans un différentialisme au sein duquel le dominé sanctifie sa domination au nom de l’identité que lui a prêtée le maître et qui, contrairement à ce qu’il pense, ne se retournera pas comme un gant.
L’enjeu que constitue l’urgence climatique aujourd’hui ne peut se satisfaire d’une réponse identitaire. L’heure est à l’imagination politique : celle-ci ne peut se réduire ni à la réplication de modèles anciens (en particulier, le modèle nationaliste qui, en sa forme prétendument renouvelée, fait très bon ménage avec l’illibéralisme, comme le montre avec inventivité Viktor Orbán) ni à la régression que constitue l’assignation à résidence du multiculturalisme. Me réaliser peut impliquer que je m’arrache au sol natal et à ma mère nourricière, même si je choisis d’y revenir de temps en temps. Bien qu’Albert Camus préférât sa mère à la justice, il est permis de douter que la justice gagne à s’arrimer au jeu des identités. « L’universalisme, voilà l’ennemi », a-t-on beaucoup dit au cours des quarante dernières années. Sans doute, il existe un faux universalisme, qui est le paravent de la domination occidentale. Il fait l’objet d’un usage intéressé par les conservateurs, qui ignorent le fait qu’il a été longtemps un localisme déguisé et qu’il a été un mode de justification parmi d’autres de l’entreprise coloniale. Il en existe un autre, à construire, qui passe par la mise en question radicale de la logique identitaire.
- 1.Voir Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise [1962], trad. par Marc Buhot de Launay, Paris, Payot, 1978 et Nancy Fraser, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe vraiment », trad. par Muriel Valenta, Hermès, no 31, 2001, p. 125-156.
- 2.Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs [1952], Paris, Seuil, 2015.
- 3.Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance [1992], trad. par Pierre Rusch, Paris, Éditions du Cerf, 2000.
- 4.Voir Alain Touraine, La Voix et le Regard. Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Seuil, 1978.
- 5.Voir Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne [1989], trad. par Charlotte Melançon, Paris, Seuil, 2018.
- 6.Pierre Bourdieu (sous la dir. de), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
- 7.Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.
- 8.Voir N. Fraser et A. Honneth, Redistribution or Recognition? A Political-Philosophical Exchange, Londres, Verso Books, 2004. Voir aussi N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, trad. par Estelle Ferrarese, Paris, La Découverte, 2011.
- 9.Richard Rorty, Truth and Progress: Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
- 10.Voir Will Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités [1995], trad. par Patrick Savidan, Paris, La Découverte, 2001.
- 11.William J. Wilson, Les Oubliés de l’Amérique [1987], trad. par Ivan Ermakoff, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.