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Benoît XVI et les intégristes : tempête sur l’Église

mars/avril 2009

#Divers

L’émotion soulevée par la levée d’excommunication touchant les évêques ordonnés par Mgr Lefebvre et par les scandaleux propos négationnistes de l’un d’entre eux a été grande chez les catholiques, en particulier en France où elle a rassemblé les courants les plus divers. Mais en quoi cet épisode est-il significatif des conceptions ecclésiales du pape et de sa manière de gouverner la Curie ?

Historien brillant de l’Église des premiers siècles, directeur (à partir de 1895) de l’École française de Rome, acteur et victime de la crise moderniste, Mgr Louis Duchesne était aussi connu pour son ironie mordante et son irrévérence – dénoncée, comme il se devait à l’époque, en haut lieu. On lui attribue ce mot que je cite de mémoire : « La barque de l’Église avance à coups de gaffes. » Loin de moi toute irrévérence envers Benoît XVI, et il serait d’ailleurs léger de ramener à une bourde ce qui s’est passé autour de la levée d’excommunication de quatre évêques intégristes. Qui sait si la collision violente entre cette décision interne à l’Église et les opinions négationnistes sans réserves d’un de ses bénéficiaires ne sera pas un tournant du pontificat actuel ? Comme après le mot malheureux de Ratisbonne sur la violence de l’islam, l’événement a soulevé une tempête. Était-il évitable ? Dysfonctionnement conjoncturel (pour parler comme les managers), mauvaises habitudes dans l’Église ou malaises plus profonds ?

Un pape qui ne gouverne pas

Que n’a-t-on pas dit pourtant, lors de son élection en 2005, sur le Panzerkardinal, seul capable, pensait-on, de mettre au pas la curie et l’administration vaticane – l’un des deux objectifs clefs assigné, avec l’œcuménisme, à son pontificat (sinon par lui, du moins par d’autres) ? Près de quatre ans après son élection, Benoît XVI, émanation de ce que l’Université allemande engendre de meilleur mais aussi d’extraordinairement classique et figé, apparaît comme un pape intellectuel qui « règne mais ne gouverne pas », pour reprendre la vieille formule du droit public ; en tout cas il n’a pratiquement rien entrepris jusqu’ici qui ressemble à une réforme quelconque d’une bureaucratie curiale hypercentralisée. Malgré des réticences (envers le protestantisme surtout), l’œcuménisme est mieux assuré par un de ses compatriotes, le cardinal Walter Kasper. On dit qu’il n’est guère intéressé par la gestion ordinaire du gouvernement de l’Église. Soit, mais quand le pape est ainsi « absent », la curie et ses factions prennent le dessus et les dysfonctionnements s’aggravent. C’est l’incurie qui l’emporte. On a fini par comprendre, dans l’affaire récente, qu’au départ il y avait eu une grosse « erreur de management1 » et de communication : non seulement les évêques, mais des responsables de très haut niveau de la curie n’étaient pas au courant d’une mesure dont l’opportunité laissait sceptiques beaucoup de catholiques, quand elle ne les irritait pas profondément. D’autre part, la levée d’excommunication a été publiée trois jours après les déclarations négationnistes, très brutales, de Mgr Williamson à la télévision…

L’affaire a été mal menée dans son déroulement, mal gérée dans sa communication, mal évaluée dans ses effets hors et dans l’Église. Les efforts pour faire revenir les intégristes n’étaient pourtant pas choquants en soi. Les intégristes, ce sont aussi de simples croyants, et pas seulement quatre évêques. L’expérience des schismes, dont l’histoire actuelle la rend souvent responsable, a été traumatisante pour l’Église catholique. Mais l’intérêt du pape, relayé par les médias, pour la cause intégriste ainsi que la manière cavalière d’imposer (au moins en apparence) presque sans conditions le retour sont restés incompris de beaucoup de catholiques. Déjà il y a deux ans, le Motu Proprio2, qui redonnait à la messe en latin sa place dans la liturgie ordinaire de l’Église catholique, avait été accueilli sans enthousiasme, pour ne pas dire pis. Cette décision aussi avait été prise sans l’approbation des évêques français directement concernés par cette mesure3, et le cardinal Ricard, archevêque de Bordeaux, à qui Rome avait imposé la réintégration de deux prêtres intégristes, avait d’ailleurs manifesté publiquement sa mauvaise humeur. La vigueur des réactions récentes vient sans doute du sentiment de honte de compter un évêque négationniste dans l’Église, mais, de nouveau, de la manière autoritaire dont les intégristes – souvent arrogants dans les médias – reviennent dans le giron. Ce qui a été choquant pour l’opinion, catholique ou non, c’est aussi qu’une institution qui tous les jours fait des rappels éthiques et moraux à propos de tout semblait indifférente à l’un des événements les plus immoraux de l’histoire européenne et uniquement sensible à son autoconservation. Au fond, cet événement pose à l’Église une question directe et inédite : après les efforts de mémoire et de repentance, quelles conséquences pratiques pour les catholiques, quels effets pour le droit de l’Église ?

Accuser le pape actuel de négationnisme est à l’évidence idiot (pourtant l’allusion à l’engagement forcé du pape dans les Jeunesses hitlériennes est ressortie de-ci de-là, car, bien sûr, « il n’y a pas de fumée sans feu »…). Néanmoins, se demande-t-on, s’il n’était pas au courant de la biographie détaillée des quatre évêques à ramener au bercail, comment pouvait-il ignorer la persistance de l’antijudaïsme chrétien dans les milieux intégristes ? En effet, mais il n’a selon toutes apparences pas mesuré l’importance de cet aspect4. Il est dans une certaine logique de la tradition catholique, et c’est bien le problème, que le retour des schismatiques dans la grande Église l’emporte, en urgence, sur les questions morales et théologiques de leurs engagements et a fortiori sur les sentiments subjectifs des catholiques, évêques compris. Une fois le coup parti (celui des déclarations négationnistes), le pape (et des évêques, obligés de s’exprimer) n’ont donc pas compris non plus de suite le problème. On a tenté tant bien que mal de rappeler qu’une levée d’excommunication est d’abord un acte disciplinaire formel, qui n’a rien à voir avec les opinions politiques et autres de ceux qu’on voulait ramener dans la « communion5 ». On a aussi essayé d’expliquer que la fin de l’excommunication ne signifiait que le début d’un chemin de réconciliation. Rien n’y a fait : la réintégration urgente des « intégristes » – un mot en soi désagréable aux oreilles d’aujourd’hui –, malgré le négationnisme de l’un d’eux, ne passait pas. Les médias avaient évidemment trouvé l’aubaine de prendre en défaut une institution qui les irrite, mais les accuser d’avoir créé et entretenu le scandale, comme l’a écrit un évêque, est totalement insuffisant pour expliquer la colère des catholiques, des juifs et des autres.

Un déficit de « gouvernance »

Ce que l’incident met en lumière, c’est aussi la faiblesse multiforme du gouvernement de l’Église, sous des dehors de puissance centralisée sans pareille. Une fable, encore entendue récemment à la radio et digne des « divisions » que suggérait Staline6, court dans certains milieux : le Vatican posséderait l’une des administrations les mieux informées et les plus efficaces de la planète. De là ce scepticisme exprimé partout après la levée d’excommunication, sur la connaissance ou non, par le pape et d’autres responsables de la levée d’excommunication, du passé et de la biographie du négationniste Williamson et de la « bande des quatre ». Cette opinion est très discutable. Quant à la valeur de l’administration vaticane, elle peut compter, certes, sur le dévouement d’un personnel en grande partie religieux, et sur un réseau mondial d’« informateurs » (les nonciatures). Mais dévouement ne signifie pas compétence, et disposer d’informations ne signifie pas encore qu’on les exploite correctement. Plus que d’autres, une administration comme celle du Vatican, de surcroît éloignée de la périphérie, est menacée de constituer une bureaucratie (de célibataires consacrés) qui ne sent pas grand-chose de la culture des hommes mais aspire à régenter tout sans entraves.

Depuis des années, d’ailleurs, on parle dans l’Église de « réformer la curie » : réforme de son organisation, de son fonctionnement, des relations internes entre services, de ses relations avec les évêques et les diocèses du monde entier, et aussi de ses tentations et tentatives perpétuelles pour centraliser encore plus le gouvernement de l’Église. Le principe de subsidiarité si cher à l’Église est étranger à une institution qui a de si vieux réflexes centralistes. Après Vatican II, qui avait insisté sur l’importance des « églises locales », des conférences épiscopales nationales avaient été créées, dotées de pouvoirs divers, mais destinées à rapprocher le haut et le bas de l’Église et à donner un peu d’air, c’est-à-dire d’autonomie, au local. Cependant, les années 1980-1990 n’ont cessé d’inverser le mouvement. La récente et maigre autonomie des conférences épiscopales a été encore rognée et même réduite à pas grand-chose, y compris avec des arguments théologiques sur leur illégitimité : le concile Vatican II aurait en effet décidé à tort (par rapport à la véritable et ancienne Tradition) d’instituer les conférences épiscopales des pays comme un échelon de la hiérarchie dans l’Église. Un échelon incongru, selon les mêmes arguments, puisque dans la tradition catholique ce sont les évêques, successeurs de plein droit des Apôtres, qui dirigent l’Église, autour d’un primus inter pares, le pape. Dans cette théorie, ce sont les conférences épiscopales qui sont bureaucratiques7 !

Chacun sait bien les critiques qu’on peut faire à toute décentralisation. On peut aussi faire ici la part du théologique et du spirituel, puisque, selon Augustin, les « deux cités » sont invisiblement présentes dans l’Église visible et donc que l’Église n’est pas une institution comme les autres. Mais, depuis longtemps, n’est plus crédible la défense théologique de la Cité céleste pour excuser les fautes de la Cité terrestre ou, comme ici, pour justifier et élargir la primauté sans partage et infaillible du pape, et un pouvoir sans cesse accru de la Curie romaine – ainsi qu’une dérive centralisatrice sans précédent dans l’histoire de l’Église. La centralisation, on peut certes lui trouver des avantages devant l’éclatement mondialisé, et d’aucuns admirent l’édifice « universel » qui tient bon quand tant d’institutions semblent se dissoudre. Certains considèrent aussi que son refus moral est nécessaire, et que les résistances qu’on lui oppose à grands cris confirment a contrario qu’elle est dans la « Vérité » – un mot que Benoît XVI, comme son prédécesseur Jean-Paul II, affectionne pour définir la mission de l’Église catholique aujourd’hui. Elle doit témoigner de la Vérité, ou continuer à poser la question de la Vérité dans une culture relativiste. Ce discours impressionne parfois étrangement hors Église. Ce qui le discrédite, c’est une Église très peu muette, mais parlant au-dessus et à côté du monde, comme sourde et aveugle à la nouveauté historique. Et le prix à payer est cette immense machinerie politico-religieuse à quoi l’Église catholique ressemble pour beaucoup de nos contemporains, une institution qui de surcroît fait tomber sur les pauvres humains qui n’en peuvent mais, ses édits moraux universels et ses injonctions censées régenter jusqu’aux détails de la vie des gens.

Éloge de la diversité

De manière surprenante, un appel d’intellectuels catholiques dans l’hebdomadaire La Vie a réuni un grand nombre de signatures, « par-dessus ses courants longtemps antagonistes », selon Jean-Pierre Denis, le talentueux directeur de ce magazine. Il croit y percevoir « un catholicisme réidentifié, rasant moins les murs, critique vis-à-vis de notre société ». L’affaire Williamson aurait réuni « pour la première fois dans une expression commune des militants attachés à la dimension sociale de l’Évangile, des intellectuels de la sphère lustigérienne, des proches de la doctrine Ratzinger, et une nouvelle génération de philosophes trentenaires, assumant en bloc et sans états d’âme leur fidélité, cette appartenance qui, dans notre société, peut friser la dissidence ». Cette interprétation est séduisante et même réconfortante. Elle confirme que, somme toute, l’Église peut avancer à coups de gaffes.

Il faudrait cependant souligner que « le singulier du terme Église contraste avec des croyances diversifiées et contradictoires », avec un « christianisme éclaté » (Michel de Certeau). La centralisation romaine accentuée constitue sans doute la réponse à cette dissémination du terrain après le concile Vatican II, avec la volonté explicite de reprise en main par le « haut » d’une diversité « en bas » que les évêques sur le terrain comprenaient mais peinaient à contrôler. Il faudrait rappeler tout de même que cette diversité répond à la pluralité actuelle du monde et à la multiplicité des quêtes, des démarches et des effervescences religieuses, qui dépassent de loin le clivage conservateurs/progressistes.

Le souci de l’universel est compréhensible, mais quand il refuse les médiations (on le voit aussi pour d’autres universalismes), il se transforme vite en universalité abstraite, inhumaine, insensible à la vie du « singulier ». Pour l’image, on reste, qu’on le veuille ou non, dans le vieil intransigeantisme et finalement dans le mimétisme de Mgr Lefebvre (l’évêque qui est à l’origine du schisme intégriste, en 1988), cité par l’un des siens :

La vérité demeure, elle n’évolue pas. Si les circonstances en modifient les applications, elles n’en modifient jamais l’énoncé ni le contenu. La vérité est éternelle comme Dieu lui-même.

Après tout, faut-il toujours de la réunion et de l’identification dans l’Église catholique ? On pourrait aussi bien dire, après cette affaire et une longue histoire, que l’Église catholique souffre d’une maladie de l’unité à tout prix et d’une incapacité à admettre de vraies différences, et même, après tout, qu’il y a des désaccords avec lesquels il n’est pas possible de transiger.

  • 1.

    C’est l’expression employée par le cardinal Kasper.

  • 2.

    Un texte issu « de sa propre initiative » : une appellation en elle-même significative du peu de consultation et de transparence qui l’a précédé et du peu d’assentiment qui a suivi.

  • 3.

    Une partie importante des 600 000 intégristes est française. Des communautés et des institutions plus ou moins consistantes existent aussi en Allemagne, en Suisse, en Italie, aux États-Unis et en Amérique latine.

  • 4.

    Après le rétablissement de la messe en latin, on s’est aperçu qu’on avait gardé le rituel ancien du Vendredi saint, avec l’invocation pour les « juifs perfides ». La formule a été changée, après qu’à Rome on a fait au début la sourde oreille. Un pape décidé aurait dû imposer illico une correction sans équivoque, conforme aux efforts pour sortir de l’antijudaïsme chrétien. Benoît XVI veut aussi, semble-t-il, mettre en route le processus qui permettrait de béatifier Pie XII. Quoi qu’on pense des « silences » de ce pape controversé, une telle décision, qui va immanquablement déclencher une nouvelle tempête, s’impose-t-elle vraiment ? Faut-il proclamer saints tous les papes, et de plus en plus tôt après leur mort ?

  • 5.

    On dira qu’il y a deux poids deux mesures par rapport aux théologiens de la libération. Bien qu’on se trouve devant des cas théologiquement et juridiquement différents (il n’y a pas de schisme d’une « Église de la libération » !), force est en effet de constater plus de mansuétude pour les idées intégristes que pour celles des théologiens de la libération. Rappelons que l’offensive contre la théologie de la libération a été menée en particulier par le cardinal Ratzinger, quand il était préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi.

  • 6.

    Lénine aurait demandé : « Le Vatican, combien de divisions ? »

  • 7.

    Des conflits majeurs ont eu lieu durant les dernières décennies entre des conférences épiscopales et Rome. Toujours, ils se sont terminés par la soumission des conférences.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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