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Crédits photo : Giuseppe Ruggirello via Wikimédia
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Benoît XVI : un pontificat décevant

Malgré d’indéniables talents de théologien, Joseph Ratzinger (1927-2022) a gouverné l’Église catholique de manière conservatrice et intransigeante, défendant jusqu’au bout la centralité de la figure du prêtre, y compris face au scandale des abus sexuels.

Compte tenu de leur importance dans et hors l’Église catholique, la vie et la mort des papes ne peuvent laisser indifférents. Que dire du pontificat de Benoît XVI, mort le 31 décembre 2022, près de dix ans après son retrait volontaire en février 2013 ?

D’abord qu’il a été le premier pape de l’histoire à se démettre pour raison d’âge, indiquant clairement lui-même que « la vigueur du corps et de l’esprit » lui manquait pour accomplir adéquatement sa fonction de successeur de Pierre. A-t-il aussi voulu éviter la fin pénible de son prédécesseur, Jean-Paul II, offrant au monde entier le spectacle de sa maladie et de ses dernières heures, à l’imitation de Jésus sur la croix ? Il ne l’a jamais dit. Ses partisans les plus ardents avaient regretté et dénoncé une démission qui, à les en croire, laissait l’Église et le monde « orphelins », mais qui, surtout, les privait d’une part de sacralité du « Saint-Père »… Selon de nombreux commentaires après son décès, ce retrait a pourtant été la seule action d’éclat de son pontificat, commencé en avril 2005. Mais comme l’attachement, la vénération même, d’individus et de groupes à l’endroit du « pape émérite » – le titre que Benoît XVI a adopté pour désigner son nouveau statut – n’ont pas faibli, souvent dans une opposition plus ou moins affichée à son successeur, le pape François, il serait bon de repenser le statut théologique et juridique de ce retraité sans équivalent.

Un doux devenu l’homme fort par la grâce d’un pape

On l’a assez dit dans ses nécrologies : Joseph Ratzinger était un timide et un doux, pas politique pour un sou, donc pas fait pour gouverner. Son meilleur ennemi, Hans Küng, avec qui il avait été l’un des plus jeunes experts au concile Vatican II (1962-1965), a raconté qu’en mai 1968, il avait fui, traumatisé par les révoltes étudiantes, l’université de Tübingen, où il enseignait à la faculté de théologie catholique. Toute politisation du christianisme, hormis sans doute la démocratie chrétienne, lui sera par la suite insupportable. Sensible au programme de réformes de Vatican II (par exemple, en faveur d’un clergé marié), il avait rejoint vers 1970 la cohorte des théologiens (comme de Lubac) affolés par les contestations d’après-concile, ce qui lui vaudra d’être nommé par Paul VI archevêque de Munich en 1977, puis, par Jean-Paul II, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi à Rome en 1981.

Le paradoxe, c’est qu’il est apparu alors comme l’homme fort de la Curie romaine, de facto le « numéro 2 » de l’Église catholique, gardien intransigeant de l’orthodoxie, parlant même en 1984 d’une « restauration » de l’ancien (l’ordre régnant avant Vatican II). Leonardo Boff, théologien de la libération condamné au silence par Ratzinger, a écrit à son sujet (sur son site internet brésilien) : « Il a compris l’Église comme une sorte de rempart contre les erreurs de la modernité, faisant de l’orthodoxie de la foi, toujours liée à la vérité, la référence principale. Malgré son caractère personnel réservé et courtois, il s’est montré, comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, extrêmement dur et implacable. Une centaine de théologiennes et théologiens, parmi les plus éminents, ont été condamnés sous son mandat, soit à la suppression de leur chaire soit à l’interdiction d’enseigner et d’écrire de la théologie. » On pourrait ajouter l’affirmation de Ratzinger (en 2000) qu’il n’existe qu’« une seule Église du Christ, qui subsiste dans l’Église catholique », et qui souleva aussi une tempête de protestations : elle signifiait que le dialogue œcuménique entre chrétiens avait pour seule visée possible le retour des Églises séparées dans le giron de l’Église catholique, propriétaire de la Vérité, et en aucun cas la reconnaissance d’une pluralité d’Églises chrétiennes ayant toutes part égale à l’unique Vérité. Quoi qu’il en soit de la « douceur » de l’homme Ratzinger, on peut faire l’hypothèse d’une sorte d’instrumentalisation, voulue ou non par le charismatique Jean-Paul II, d’un théologien de grand talent jouant à ses côtés le rôle du « méchant », ou de gardien vigilant de la discipline et de la loi catholiques. En tout cas, son poste lui valut dans les médias l’image d’un Panzerkardinal, favori pour la succession de Jean-Paul II. En avril 2005, le conclave ne mettra en effet que vingt-quatre heures – quatre tours de scrutin – pour l’élire pape : une des élections les plus rapides de l’histoire.

Un pontificat de l’immobilisme

Il faut bien le dire : ses huit ans de pontificat ont été globalement décevants. On a beaucoup réentendu à son sujet la vieille formule : le pape règne, mais ne gouverne pas. Le peu qu’il a gouverné n’est pas allé dans le sens des réformes attendues de lui – ni celle de la Curie, dont on croyait qu’il était seul capable de l’amorcer, ni celle des liens avec les frères séparés depuis la Réforme du xvie siècle, qu’en tant qu’Allemand il connaissait mieux que tout autre. Ses nominations de collaborateurs et de responsables de dicastères (ministères) ont été particulièrement calamiteuses, tant par le conservatisme que par l’incompétence des hommes choisis. Le pape François a hérité de ces personnages médiocres à son arrivée en 2013, et éprouvé de grandes peines à s’en débarrasser (en s’en faisant autant d’ennemis). Comment s’étonner dans ces conditions que les années de gouvernement de Benoît aient été émaillées de crises ? Sur de nombreux points, en particulier en matière de famille, de conjugalité, de sexualité, de procréation, de bioéthique, il s’est certes contenté de poursuivre la ligne intransigeante de Jean-Paul II, mais sans son charisme pour les imposer avec autorité. En revanche, il a beaucoup fait personnellement pour figer la liturgie, appeler au respect exact des rubriques et des mots, refaire des traductions plus littérales du latin… comme si une langue n’était pas liée à une culture globale.

Ses encycliques furent saluées pour leur qualité théologique.

Si la promesse de sa compétence pour gouverner l’Église n’a cessé de s’étioler, il faut dire qu’à l’inverse, son aura de théologien n’a cessé de grandir, y compris auprès d’un large public de fidèles, dont nombre de jeunes prêtres et de jeunes laïcs devenus la « génération Benoît XVI », très marqués « tradi ». Au début de son pontificat en 2005, son appel à repenser à nouveaux frais les rapports entre raison et foi (entre autres pour combattre la violence des religions) avait aussi suscité l’intérêt d’intellectuels éloignés de l’Église, après que la traduction de son dialogue avec Jürgen Habermas dans Esprit 1 avait déjà retenu leur attention. Mais cette insistance sur la raison dans la foi reflua assez vite, peut-être parce qu’un rapport « critique » entre les deux instances est difficile à tenir pour un pape avant tout gardien de la foi. Et que la « raison » dont il parlait restait finalement très « classique », sans la « folie » des raisons modernes. Ses encycliques furent cependant saluées pour leur qualité théologique, et son livre sur « Jésus de Nazareth », de l’exégèse relue par un théologien, personnel et sensible, très lisible, fut un best-seller 2. On peut dire qu’il n’a pas été un inventeur du nouveau, mais un interprète sûr et un défenseur brillant, par temps de crise, de la théologie catholique classique.

L’épreuve finale

Benoît XVI, premier pape du xxie siècle, aura aussi été le premier pape confronté à la crise la plus grave de l’Église depuis des siècles : le scandale de la pédocriminalité des prêtres et des abus sexuels et spirituels. Déjà comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, vers laquelle remontaient dès les années 1980-1990 les informations sur ce qu’on appelait encore la « pédophilie », il a certainement été l’homme d’Église le plus tôt et le mieux informé sur l’ampleur du phénomène. Mais cela le mettait aussi en première ligne pour y remédier. Une rumeur bienveillante l’a crédité d’avoir tenté, en vain, d’alerter le pape Jean-Paul II, aussi sur les méfaits de son ami, le prêtre mexicain Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ, prédateur sexuel de haut vol. Cette version favorable est toutefois contestée3, et on ne saurait s’en étonner : jusqu’au bout, il a défendu une conception archi-traditionnelle du rôle unique du prêtre, homme du sacré, masculin et célibataire, c’est-à-dire au centre d’un système clérical qui s’autoprotège et que beaucoup considèrent comme une explication centrale de la persistance des abus dans l’Église catholique.

  • 1. Voir Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », Esprit, juillet 2004, repris dans Raison et religion. La dialectique de la sécularisation, préface de Florian Schuler, trad. et présentation par Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2010.
  • 2. Joseph Ratzinger, Œuvres complètes, vol. VI, t. 1, Jésus de Nazareth. La figure et le message [2007-2012], éd. de Gerhard Ludwig Müller, trad. par Sylvie Garoche, Sion, Parole et Silence, 2014.
  • 3. En particulier par Xavier Léger, ancien légionnaire du Christ. Voir Xavier Léger, « Benoît XVI et les Légionnaires du Christ : ce passif qui ne passe pas », Golias-Hebdo, no 753, janvier 2023.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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