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Dans le même numéro

L'introuvable libéralisme religieux

Quand on se demande si les religions peuvent évoluer en s’adaptant aux valeurs modernes, cela impose de se demander si une théologie libérale existe ou si elle est même possible.

Comme Eluard, chacun est prêt à proclamer : « Liberté, j’écris ton nom ! » ou à chanter avec les patriotes : « Liberté, liberté chérie … ». Il en va tout à fait différemment du mot « libéralisme » et de l’adjectif « libéral », pourtant directement liés, par l’étymologie et le sens, au mot « liberté ». Peu de mots ont cette particularité de susciter des méfiances et des oppositions aussi virulentes1, ou au contraire des appréciations aussi positives, et également de répartir autant les allergies et les acquiescements selon la langue, le pays, l’époque, la vie et la culture politiques ainsi que … la confession religieuse. Comme chacun sait, en politique, un libéral américain est un démocrate de gauche, alors qu’un libéral français fait (encore) partie de la droite droitière, la plus honnie de la gauche. Mais il existe aussi une gauche qualifiée de libérale, et une droite antilibérale – en matière de culture et de valeurs par exemple.

Le libéralisme religieux moderne est en général un problème pour toute religion et toute théologie, parce qu’il pose la question des rapports complexes, ouvertement ou souterrainement conflictuels, en partie antithétiques – mais en partie seulement – entre le religieux venu de lointaines traditions, né dans des temps et des cultures différents, et les temps dits « modernes », marqués par le sentiment de l’autonomie, l’importance de la subjectivité, la progression des attitudes individualistes, la montée en puissance de l’État, la séparation de l’Église et de l’État, les principes et la pratique de la vie démocratique, les droits de l’homme, la raison philosophique et la rationalité instrumentale, la mutation des valeurs, la force du consumérisme, la technique et le recul ou l’effacement de la « nature » … La pression critique que ces éléments – non exhaustifs – du moderne exercent sur les vieilles religions historiques et le paysage religieux, pour le transformer, l’effacer, le recomposer, ou encore l’interpeller et l’interpréter intellectuellement, a été souvent étudiée et éclairée, avec ses diverses facettes, sous l’emblème notamment de la sécularisation, par les sociologues et les observateurs du religieux, ou encore par des philosophes. Si l’on considère que toutes les sociétés libérales, ou même le monde libéral, par opposition aux sociétés fermées, « holistes » comme on l’a dit un temps, celles où la liberté est absente ou incomplète, vont normalement dans ce sens, on pourrait dire que les formes religieuses qui s’inscrivent parallèlement dans cette évolution, ou qui se proposent consciemment de relever le défi pratique et théologique que cela représente, sont elles aussi concernées, presque forcément, par la tentation libérale, à moins qu’elles ne s’inscrivent volontairement dans ce courant2.

Une évolution libérale des religions est-elle souhaitable ? La réponse est négative du côté catholique. En catholicisme, le libéralisme est depuis longtemps clairement désigné comme un adversaire : même si le Syllabus renfermant les principales erreurs de notre temps (publié par le pape Pie IX en 1854, en annexe à l’encyclique Quanta cura) n’est plus très en cour depuis le concile Vatican II (1962-1965), sa dernière proposition (sur quatre-vingts), hautaine, comme frappée pour une durée éternelle, est restée célèbre : « [proposition] 80. Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » (sous-entendu : quiconque soutient une telle proposition est « anathème »). Qui sait si cette formule n’est pas toujours souterrainement active dans l’Église catholique – comme beaucoup le pensent ? À l’inverse, le protestantisme libéral et le judaïsme libéral constituent de longue date des tendances à la fois instituées (des communautés avec des temples et des synagogues) et intellectuelles (des objets de débats).

Cependant, est-ce parce qu’il n’y a pas de catholicisme libéral institué qu’il n’y a pas de théologie libérale catholique ? La réponse est évidente : les condamnations successives démontrent par elles-mêmes qu’un libéralisme catholique a existé et existe encore. En sens inverse, s’il y a un protestantisme libéral et un judaïsme libéral institué, la pensée libérale va-t-elle de soi dans le protestantisme et le judaïsme ? Rien n’est moins sûr. Enfin, on peut se poser la question : les divers libéralismes confessionnels – y compris celui que la tradition catholique a condamné dès le xixe siècle – se recoupent-ils ou manifestent-ils de grosses différences ? Le « libéralisme en général » existe-t-il ? En réalité, chaque religion ou chaque confession le traite ou le filtre à sa manière. En chacune, il est apparu historiquement avec un accueil et des évolutions spécifiques, mais aussi des traits similaires.

Enfin, si on dit qu’une théologie libérale est souhaitable, est-elle tenable, pertinente ? Pour le savoir, encore faudrait-il connaître ses ingrédients. Or, dès qu’on sort des institutions établies et qu’on cherche des noms précis et des doctrines nettes à mettre sous la rubrique de la « théologie libérale », on se trouve devant un produit assez volatil, différencié, aux frontières floues, évolutif. À la limite, toute prétention de liberté dans un domaine quelconque – par exemple la liberté de proposer une lecture historique et critique de la Bible – pourrait être taxée de libéralisme. Il importe donc de dessiner au moins quelques contours de ce dont on parle quand on dit : libéralisme religieux, théologie libérale. Pour le faire, on s’en tiendra ici au catholicisme libéral et à la théologie protestante libérale3.

Les catholiques libéraux

À la question : « Le libéralisme est-il permis, possible, souhaitable, en régime catholique ? », la réponse de l’Église catholique est donc, à relire l’histoire des deux siècles passés, clairement non. Il n’y a pas de catholicisme libéral institué ou désigné tel, contrairement au protestantisme libéral et au judaïsme du même nom. Mais s’il n’y a pas de catholicisme libéral institué, y a-t-il une théologie libérale catholique ? Pas davantage, si on s’en tient à la théologie reconnue par l’Église et si on considère que toute réflexion théologique, jusqu’au concile Vatican II sinon au-delà, était soumise au contrôle du magistère romain, qui a souvent condamné au xixe et dans la première moitié du xxe siècle, jusqu’au concile Vatican II, tout auteur et courant de pensée qui manifestaient des velléités de transaction entre la « Vérité » et certains aspects intellectuels du monde moderne (ce fut le cas, au début du xxe siècle, du « modernisme », avec la prise en compte de l’exégèse historique et critique par Alfred Loisy par exemple, et plus tard de la réflexion de Teilhard de Chardin sur les rapports entre évolution et foi chrétienne).

Mais qu’est-ce que le libéralisme, spécifiquement, pour l’Église catholique ? Dans la proposition 80 du Syllabus, les deux verbes – « se réconcilier » et « transiger » – le définissent assez bien : un « libéral » est un catholique qui transige avec la civilisation moderne, qui voudrait « réconcilier » la raison, ses valeurs et ses résultats (le « progrès »), avec la religion, et qui propose pour cela des compromis. Mais du compromis aux compromissions, puis à l’erreur et à la faute, le pas est vite franchi, et il est inacceptable pour l’Église. Un autre aspect est déterminant : l’« intégralisme » (à ne pas confondre avec l’intégrisme). L’Église catholique, au xixe siècle, ne reconnaît pas d’autonomie4, de profanité, aux différentes sphères de la réalité, en particulier elle récuse l’autonomie du politique, du monde économique et social, de la culture ; il n’y a pas de « domaine séparé » où ne joueraient pas des critères de vérité religieux ; par voie de conséquence, en tant qu’individu croyant, on ne saurait être catholique de manière partielle, par exemple uniquement dans sa vie privée et non pas dans la vie publique, ou réciproquement – avec une sphère croyante et un domaine non concerné par la foi où l’acteur catholique ne se fierait qu’à sa conscience et à sa liberté personnelle de jugement5.

Il importe de remarquer que cette interprétation de l’antilibéralisme catholique apparaît plus déterminante, au xxe siècle, que la distinction, plus visible et plus populaire, entre une droite et une gauche catholiques : le catholicisme social et le « Sillon » (mouvement en faveur de la démocratie) de Marc Sangnier au début du xxe siècle, les « mouvements d’Action catholique » de l’entre-deux-guerres, le catholicisme de Mounier et donc d’Esprit, les catholiques séduits par le socialisme voire le communisme, représentent certes l’origine et la réalité du catholicisme de gauche ; ils contestèrent l’Église si longtemps établie dans le ressentiment contre-révolutionnaire, dans le refus de la République, dans des alliances avec la droite. Pourtant, contrairement à une vue superficielle, cette contestation n’était nullement libérale : il faut même dire qu’elle était nettement antilibérale : pour certains, il s’agissait de (re)christianiser la société moderne, de « refaire chrétiens nos frères », comme on disait à la Joc (Jeunesse ouvrière chrétienne) dans les années 1930 ; pour d’autres, il fallait s’opposer aux compromis de l’Église avec la bourgeoisie libérale et son « désordre établi ». Nonobstant d’autres problèmes que certains connurent avec l’Église catholique6, ils étaient foncièrement d’accord avec elle sur une forme intégraliste et intransigeante de présence des catholiques dans la vie publique, et de comportement personnel fidèle à la foi et à la discipline de l’Église.

En rigueur de termes, le catholicisme libéral n’a existé comme une vraie mouvance, désignée comme telle par d’autres mais non récusée par elle, qu’au xixe siècle, avec des figures intellectuelles réunies consciemment dans le combat pour le « libéralisme ». Il s’agit du groupe d’hommes fédéré autour de Lamennais – le « second Lamennais7 » – et du journal L’Avenir, autour des années 1830, avec Montalembert, Lacordaire, et par la suite Mgr Dupanloup, Falloux, Cochin, Ozanam …, afin de défendre « la liberté des modernes » que les chrétiens devaient, selon eux, reprendre à leur compte après la Révolution, en toute fidélité à l’Évangile. Par « liberté », il faut entendre « les institutions libres, la liberté de conscience, la liberté politique, la liberté civile, la liberté individuelle, la liberté des familles, la liberté de l’éducation, la liberté des opinions, l’égalité devant la loi, l’égale répartition de l’impôt et des charges publiques8 » : toutes ces libertés (ici énumérées par Dupanloup) peuvent entrer dans « la liberté » chrétienne bien comprise. Beau programme, que ces catholiques marqués par le romantisme furent cependant incapables de transposer en politique.

Malgré leur condamnation et le départ de Lamennais, en 1832, ils restèrent unis dans le combat pour les libertés en formant une sorte d’école de pensée ou de tendance politique catholique (s’interrogeant d’ailleurs sur la création d’un parti catholique), chacun poursuivant sa carrière (par exemple, la carrière religieuse pour Lacordaire, déjà prédicateur à Notre-Dame, devenu dominicain en 1838 puis restaurateur de son Ordre ; la carrière politique pour Montalembert ; la carrière religieuse pour Dupanloup …). On s’accorde aujourd’hui pour souligner, malgré toutes sortes d’idées généreuses (la séparation de l’État et de l’Église et l’autonomie de la société civile et politique, par exemple), la faiblesse de leur pensée politique, leur incapacité à choisir clairement la République et la démocratie (Montalembert était et resta royaliste tout en prenant parti un moment, contre toute logique, pour Napoléon III ; Dupanloup resta monarchiste …), l’absence de réflexion sociale et économique, leur distance avec le peuple réel9. Ils restèrent en butte à la surveillance de « Rome », relayée en France par l’opposition féroce du polémiste ultramontain Louis Veuillot et de catholiques restés farouchement opposés à la Révolution et au nouveau monde qui se dessinait.

Cependant, il faut souligner que l’attitude religieuse de ces premiers libéraux catholiques n’avait rien à voir avec le libéralisme religieux selon nos idées d’aujourd’hui : leur vertu personnelle rigoureuse, leur intransigeance pour ce qui est du dogme et de la discipline, leur sainteté de vie n’avaient d’égale que leur fidélité et leur obéissance au pape – bien qu’ils aient été encore une fois en première ligne (de la condamnation) lors de la publication de l’encyclique Quanta Cura accompagné du Syllabus (1864). C’est seulement à la fin du xixe siècle que cette famille de pensée rejoignit peu à peu celle du catholicisme social et celle des démocrates du Sillon, pour former une gauche ou un centre gauche catholique, définitivement républicain.

Un dernier mot : le concile Vatican II a-t-il changé la donne ? On peut se poser la question. Si, aujourd’hui, la tendance au libéralisme dans les croyances et les pratiques semble très nette pour les sociologues et les observateurs du religieux10, le diagnostic est moins sûr pour les textes du concile et leur interprétation ultérieure par les divers acteurs, également par rapport à l’évolution de « Rome ». Si l’« autonomie des réalités terrestres » a certes été affirmée et saluée fortement dans le schéma XIII, sur « L’Église dans le monde de temps » (appelé Gaudium et Spes à cause de ses deux premiers mots en latin), il ne va pas de soi que tous les autres textes vont dans ce sens. Le caractère équivoque ou ambigu de la production conciliaire est confirmé par la divergence, apparue très tôt sinon immédiatement, dans leur interprétation, le magistère catholique (sous la houlette de Paul VI puis de Jean-Paul II) allant dans un sens plutôt intransigeant et intégraliste (réaffirmation du rôle de l’autorité dans l’Église, intransigeance doctrinale, éthique, disciplinaire …), beaucoup de théologiens, de prêtres et de laïcs défendant au contraire une lecture plus libérale (avec tout le vocabulaire typique : liberté, ouverture, démocratie, autonomie …).

Le premier théologien moderne : Friedrich Schleiermacher, et un théologien antilibéral intransigeant : Karl Barth

Tous les étudiants en théologie, protestants et même catholiques, savent que 1919 est une grande date de la théologie. C’est cette année-là que Karl Barth, l’un des plus grands théologiens protestants du xxe siècle, publie son grand ouvrage de rupture avec la théologie libérale, la célèbre Épître aux Romains. Le plus immédiatement visé était Adolf von Harnack, représentant éminent du libéralisme théologique, spécialiste du christianisme antique, auteur d’une célèbre Essence du christianisme11, théologien quasi officiel (il avait ses entrées à la cour du Kaiser et conseillait ce dernier). Barth avait pourtant été l’élève de Harnack. Mais ce dernier l’avait scandalisé en 1914 en signant, avec quatre-vingt-treize intellectuels allemands, « l’horrible manifeste » en faveur de la « politique guerrière de l’empereur Guillaume II12 ». Ainsi s’exprime Barth dans un grand livre de 1946, la Théologie protestante au xixe siècle, galerie de portraits intellectuels, écrits dans un style brillant, caustique, où le libéralisme dit, ou non dit, des théologies du xixe siècle est épinglé sans merci – sans être toutefois défini dans des bornes claires et incontestables. Essayons d’entrer en territoire théologique libéral à travers ce livre13.

Selon, Barth, au début de tout, il y a Schleiermacher : ce théologien, contemporain de Kant et de Hegel, fut le premier à admettre entièrement et sans réticence le moderne – sciences, philosophie, littérature, idées modernes – tout en restant théologien jusqu’au bout : il enseigna toujours la théologie, il prêcha tous les dimanches au temple, et il fut aussi un apologète du christianisme et de l’Église, luthérienne en l’occurrence. Le jugement de Barth est à la fois extrêmement nuancé, extrêmement élogieux – et pourtant critique. En son temps, Schleiermacher s’est trouvé devant le dilemme suivant : « Le nœud de l’histoire devra-t-il se dénouer ainsi : le christianisme du côté de la barbarie, et l’incrédulité du côté des sciences ? » À cette question, il répond : il s’agit bien d’être dogmaticien, théologien, mais « qu’aucun dogme14 ne puisse brouiller la conscience chrétienne avec la science15 ». Mais quel est, dans l’apologétique de Schleiermacher, le ressort de l’argumentation et le déplacement essentiel qu’il opère pour être à la hauteur des Modernes ? Ce n’est pas par une démonstration de Dieu avec des preuves intellectuelles et rationnelles – après Kant et sa critique des preuves de Dieu, c’est une route fermée. Schleiermacher avance l’idée que la religion est objet d’une connaissance immédiate, a priori, d’une connaissance intuitive. Plus tard, il préférera parler du « sentiment religieux » en l’homme – un sentiment humain central, universel, propre au genre humain : « La certitude du sentiment ou de l’immédiate conscience de soi, à savoir la certitude en vertu de laquelle l’homme est conscient de lui-même comme absolument dépendant, ou – ce qui signifie la même – comme en relation avec Dieu16 » ; en tant qu’il coïncide avec la conscience de soi elle-même, le « sentiment est pour le moins le représentant subjectif de la vérité17 ».

Attention : le sentiment n’a rien à voir avec le sentimentalisme, ou le sentiment (romantique) vague de la religiosité, et encore moins avec le « sentiment océanique » de Freud. Il faudrait parler plutôt de l’« expérience » universelle de Dieu, comme « dépendance inconditionnelle de l’homme par rapport à un Absolu » (une formule que Barth apprécie beaucoup). On n’oppose donc plus la foi à la raison, et la raison n’a pas à « sauver la foi », comme chez Kant, de même que la foi n’a pas à vaincre la raison par des arguments rationnels. On a affaire à un sentiment originaire, primordial, présent en tout homme.

Dans la Théologie protestante au xxe siècle, en 1946, Barth consacre un gros chapitre à Schleiermacher. Tout en le couvrant d’éloges, tout en multipliant les nuances, il prend ses distances et procède même à une critique sévère du « Père de l’Église du xixe siècle », qui a ouvert une « nouvelle époque » de la théologie. D’abord, Schleiermacher a foncièrement une attitude apologétique, marquée par le souci de conciliation, de réconciliation avec le moderne. Les opposants au libéralisme dénonceront toujours ce souci apologétique des théologiens soucieux de dialoguer avec la modernité, de se faire entendre d’elle et donc de passer des compromis avec la Vérité chrétienne18. Par exemple, dans sa Doctrine de la Foi, Schleiermacher commence par les « présuppositions religieuses universelles », puis il développe la théologie chrétienne. Pourquoi cet ordre d’exposition ? « Pour ne pas engager ainsi à sortir de notre communauté, ces messieurs très dignes qu’on appelle les rationalistes », pour éviter que « le bateau dans lequel nous naviguons tous ne chavire19 ». Il s’agit toujours d’adoucir la rupture de l’Incarnation de la Parole.

D’ailleurs, Schleiermacher a le souci de la paix, non seulement dans sa propre communauté religieuse, mais encore de la paix entre confessions chrétiennes divisées (il souhaitait intensément la réconciliation entre luthériens et calvinistes), et aussi de la paix politique. C’est une théologie chrétienne portée par un souci pratique de pacification, à l’opposé du climat de controverse et de guerre des religions de l’époque « confessionnelle » (du xvie au xviiie siècle). « Il pense ainsi servir la paix et, avec elle, l’Église et Dieu lui-même », dit Barth. On trouve déjà foncièrement présente chez lui la volonté de neutralisation des oppositions, un « esprit d’accommodement général » avec le moderne (Barth pratique ici, comme dans le reste du livre, une lecture « symptômale » ou déconstructrice, bien avant qu’on en parle et qu’on la pratique dans d’autres cercles …).

Quels sont « les motifs de base objectifs » de Schleiermacher selon Barth ? C’est qu’on assiste à une inversion. Pour les réformateurs, les mots essentiels, le « mobile primaire », c’était Dieu, la Parole, l’Évangile, Christ, la grâce, la foi …, en d’autres termes, c’était la Révélation venue du dehors. Pour Schleiermacher prime au contraire « la conscience de soi humaine dans sa définition de conscience pieuse ». Autrement dit, Schleiermacher continue certes de parler d’un Dieu Trinité (et Barth lui rend hommage d’être vraiment resté théologien, et même théologien réformé). Mais subtilement, il a tout de même « inversé l’ordre des réformateurs ». Ce qui l’intéresse, c’est la « question de l’action humaine vis-à-vis de Dieu ». Mais ce n’est même pas cela que Barth lui reproche avant tout : c’était son droit, répète-t-il, et on pouvait même faire une authentique théologie de la Parole et du Christ de cette façon-là, une christologie partant « d’en bas ». Mais le risque était – et Barth le dit en toutes lettres vingt ans après, dans la Postface posthume, qui porte sur Schleiermacher précisément, à la réimpression de son livre en 1969 : sa faute est d’avoir succombé à une anthropologisation de la théologie, et d’avoir entraîné une grande part de la théologie moderne dans la même erreur : Bultmann et sa démythologisation, Tillich et sa théologie de la culture, et en général toutes les théologies inspirées de l’existentialisme, de l’historicisme, de l’évolutionnisme, du progrès. Même quand ne règne pas « la souveraineté du sentiment », c’est d’une manière ou d’une autre le primat de la conscience de soi ou de la raison éclairée, quand ce n’est pas l’élimination de la dualité sujet-objet – au profit du sujet évidemment –, donc une subjectivation sans détours de la foi ; ou encore, avec Schleiermacher commence l’ère de Deus in genere (où l’on tente de remettre en honneur une théologie plus ou moins naturelle, et d’inclure ensuite d’une manière ou d’une autre Christ et sa Parole), alors que justement il n’y a pas de Dieu in genere, dit Barth, disciple ici d’un Père de l’Église connu pour son intransigeance chrétienne, Tertullien. Il s’agit toujours dans la théologie moderne, dixit Barth, de « parler humainement ». Qu’on le dise comme on veut, mais la Révélation de la Parole n’est plus première. « Le dénominateur commun que je trouve à ce dernier [Schleiermacher] ainsi qu’à ses descendants, si divers soient-ils ; ce qui les lie à leur maître et les uns aux autres est leur tendance anthropologique consciemment et logiquement développée et rendue évidente, qui occupe le centre de leur pensée et de leurs affirmations. » Le « sentiment » religieux, au départ proche d’une « vue intuitive » (d’une expérience immédiate, dirions-nous), ne glisse-t-il pas vraiment … vers le sentiment subjectif, l’effacement de toute objectivité du religieux ? Et puis, « n’a-t-il pas déjà réduit la fonction et la signification de Jésus à celle du grand prototype de la foi et donc dudit sentiment ? ». N’a-t-il pas écarté toute « eschatologie concrète » de cette figure de Jésus20 ?

Tout à la fin du livre, Barth déclare que malgré son admiration, il est « dans l’impossibilité absolue de se déclarer d’accord avec Schleiermacher. Cette impossibilité concerne bien sûr également la théologie libérale, médiatrice et conservatrice du xixe siècle ». Schleiermacher n’est pas encore un théologien libéral, mais il a ouvert la voie à une foule d’épigones qui le sont, et le sont médiocrement. Barth se dit « effrayé par le contraste entre la stature, le format et la qualité de la personnalité et de l’ œuvre humaines, chrétiennes et scientifiques » de Schleiermacher et ce qui a suivi. « Quelle différence bouleversante entre la définition de Dieu en tant que “source du sentiment de dépendance absolue” », et celle d’un théologien contemporain, pour lequel Dieu est « la source de la manière dont je me sens concerné par mon semblable21 » !

Qu’est-ce que la théologie libérale?

En théologie, malgré les analyses incisives de Barth, le mot « libéral » a un caractère vague : c’est une qualification globale accolée à un ou des courants, sans qu’aucune figure particulière corresponde vraiment à l’idéal-type ou aux traits du modèle standard. Pour Barth, le trait standard du théologien libéral semble être dans la volonté d’accommodement avec le moderne, d’enlever ou de raboter tout ce qui fait que la Révélation chrétienne pose question au monde et à la culture, d’enlever l’inquiétude ou la différence que signifie la Révélation, sa verticalité qui « tombe » pour ainsi dire d’en haut sur le monde. Ou encore c’est le souci et la volonté de remplacer la dialectique entre deux termes opposés – en soulignant l’opposition des « termes opposés » – par l’insistance sur la médiation, et aussi sur le lieu de la médiation : le sujet, le sentiment, la raison … Et le tout dans une attitude pratique qui n’est pas certes une connivence de nature, mais qui pourtant semble singulièrement convergente avec ce dont il est question : la bonne conscience bourgeoise, qui s’accommode en effet fort bien des idées « libérales ».

Barth en donne quelques exemples saisissants. Tel théologien, plutôt rationaliste, propose une sorte d’humanisation bien-pensante des dogmes religieux (p. 279). Un autre développe toute une conception du théologien « médiateur », dont le rôle est de s’opposer aux extrêmes (p. 363). Chez un autre encore, qui déploie une sorte de système théosophique et évolutionniste où il intègre et réinterprète la théologie chrétienne, le mal est un phénomène se supprimant lui-même au cours de l’évolution, et l’enfer n’aura qu’un temps (p. 390). À la fin du xixe siècle, Albert Benjamin Ritschl (mort en 1889), théologien kantien et maître de Harnack, interprète la révélation chrétienne du « royaume de Dieu » comme celle d’un « idéal de vie » rationnel.

C’est tout cet ensemble de théologie, à la fois rationaliste et moralisante, bourgeoise et optimiste, éclairée diversement par l’Aufklärung puis irriguée au xxe siècle par d’autres sources, que Barth désigne et stigmatise sous le nom de « théologie libérale ». Il y a plusieurs lignes d’inspiration : kantienne ou hégélienne, plus ou moins axée sur la raison, la conscience ou encore l’histoire, plus ou moins psychologisante ou historicisante, mais toujours la justification de la Révélation est fondée sur, émerge de, est intégrée dans une « réalité humaine ». Et visé aussi le Kulturprotestantismus, ce protestantisme semi-officiel qui s’est s’affirmé avec la montée de l’État allemand moderne et installé dans les institutions universitaires allemandes, qui professe aussi le plus grand mépris pour le catholicisme, pour les protestantismes du Réveil et leur irrationalisme, ou encore pour le piétisme. Tout cela s’écroule, pour Barth, en 1914. Un point essentiel est à souligner : la théologie libérale évacue toute eschatologie, au sens d’un dehors menaçant, suspendu sur le monde, ou d’une irruption inattendue d’un dehors, qui apporte le jugement sur la réalité du monde22. Dès 1906, Albert Schweitzer (celui de Lambaréné) avait déjà opposé cette critique fondamentale, celle de l’« eschatologie conséquente », à la lecture purement morale et humaniste des évangiles par les théologiens libéraux23.

C’est aussi une théologie apologétique : il faut réconcilier la religion et le monde moderne. Le christianisme, en l’occurrence protestant – l’élément moderne du christianisme mais aussi finalement de la religion en général –, est censé dialoguer avec le monde moderne, être à sa hauteur, trouver le langage adéquat, etc.

À cet égard, Barth n’élude pas, mais traite cependant assez peu un élément essentiel. Qui dit « monde moderne » dit monde de la science – science expérimentale, mais aussi et surtout science historique, ou historico-critique. Dans l’Étoile de la Rédemption24, Franz Rosenzweig résume avec pertinence le problème : on ne peut plus croire, au temps de la science expérimentale, aux miracles – « l’enfant chéri de la foi » – contenus dans le récit de la Révélation, et peut-être même est-il devenu à un esprit moderne difficile de croire au miracle de la Révélation tout court. En tout cas, une des sources, une des lames de fond qui portent le libéralisme religieux, est l’impact de la recherche historico-critique, qui démonte impitoyablement les aspects narratifs, dogmatiques, liturgiques, hiérarchiques … qu’une longue tradition, et encore la Réforme, tenait pour acquis et sur lesquels tout l’édifice de la foi était fondé25. Peu importe si une partie de cette recherche historico-critique est caduque aujourd’hui dans ses résultats, si elle était marquée au xixe siècle par un positivisme ou un scientisme largement dépassés. Le fait est que cette histoire critique était incontournable. Elle ne relevait pas des idées, mais des faits, d’un avancement de la recherche, que Barth n’ignore pas mais qu’il traite finalement de haut.

Karl Barth et le barthisme antilibéral

Son livre de 1919 sur l’Épître aux Romains est, je l’ai dit, un coup de tonnerre dans le ciel de la théologie libérale. Dans sa propre théologie, dite « dialectique », il insiste sur le gouffre existant entre Dieu et le monde, l’abîme infranchissable qui les sépare ; il n’y a aucune harmonie, il y a au contraire une disproportion absolue entre Parole de Dieu et parole humaine ; le monde relève d’une critique absolue par la Parole de Dieu. L’homme pécheur, le monde déchu ne peuvent être atteints et sauvés que par la grâce, et donc par la foi en Christ, en sa Parole qui n’a rien d’humain. L’homme est incapable de Dieu (toute possibilité de théologie naturelle est exclue). Les œuvres sont impuissantes, et les œuvres religieuses en particulier ne sont que « religion », mondanités, béquilles. L’homme est sauvé par l’initiative de Dieu. Il ne s’agit que de prêcher la parole de la Croix (la prédication est un élément très important du barthisme : mais il s’agit bien de « prêcher », en chaire ou ailleurs, et non de faire de l’« apologétique »). C’est une vision eschatologique du christianisme que rappelle Barth – d’un salut qui vient à l’homme pécheur par grâce, et non par ses propres œuvres : ni les œuvres de l’intelligence, ni les bonnes œuvres, pas non plus les œuvres religieuses, pas même celles du culte de l’Église ne peuvent sauver ! La distinction radicale entre « foi » et « religion » thématise souvent cette opposition.

Entre 1930 et 1970, il y a eu une domination forte du barthisme, théologie antilibérale intransigeante, en France et même en Europe26. D’autant plus qu’en 1934, Barth avait rompu, dans la célèbre déclaration de l’Église confessante, dite déclaration de Barmen, avec le mouvement dit des « Chrétiens allemands », favorables à Hitler27. On a souvent attribué sa lucidité à sa position théologique, qui a su débusquer très vite l’élément païen, idolâtrique du nazisme. C’est possible. Le barthisme est en position inattaquable, aristocratique, qui juge de tout sans se laisser juger par rien. Il n’est pas étonnant que des catholiques, et même l’Église catholique, aient eu des sympathies pour cette théologie, bien que, jusque dans les années 1950, Barth soit resté lui-même fortement anticatholique.

Il faut malgré tout souligner l’échec, au moins partiel, du barthisme. Certes, il n’a pas été qu’une parenthèse, au contraire, puisqu’au fond toute théologie protestante digne de ce nom doit se situer par rapport à la sienne. Mais son influence dans le protestantisme a décru assez vite. Peut-être était-il impossible à tenir sur la durée : comme le souligne Jean-Paul Willaime, c’est une théologie pour temps de crise, où l’aspect eschatologique et la foi radicale tranchent le nœud gordien et donnent une lucidité accrue, mais elle est difficilement tenable sur la durée, et quand elle doit affronter des problèmes nouveaux, comme aujourd’hui celui des religions, cette théologie de la Révélation chrétienne exclusive est muette. La « foi » opposée à la « religion », au « sacré » des religions, comprises comme des œuvres, est séduisante, mais qui se préoccupe de la foi ? Que « dit » la foi ? Barth a peu à dire sur les religions (les grandes religions du monde et les « religiosités » dans nos sociétés, ou l’univers religieux symbolique), sinon qu’elles sont dans le faux par rapport à l’Évangile. La foi « contre » la religion a aussi abouti parfois à une critique radicale des institutions, de l’Église … On peut aussi parler d’un pessimisme barthien sur la société et la civilisation des hommes « pécheurs28 ».

Carl Schmitt (1986) et la misère du libéralisme

Dans l’opposition au libéralisme précisément, c’est souvent son incurable « optimisme » qui irrite et dérange le plus. Ainsi de Carl Schmitt, discuté pour d’autres raisons, mais connu pour son antilibéralisme. Dans la Notion de politique (1928), ce catholique de tradition explicite sa distinction célèbre, selon lui spécifique du politique, la discrimination « ami/ennemi », et il revient aussi sur les notions de décision et de souveraineté dont il a surtout traité dans la Théologie politique I de 192229. Quand, dans la même Notion de politique, il en vient aux fondements anthropologiques des théories politiques, il croit pouvoir distinguer entre deux types de théorie politique : « Les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c’est-à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement problématique. » Les théories politiques erronées, naïves ou aveugles postulent au contraire un « homme bon » : c’est le cas des anarchistes, qui pensent pouvoir se passer purement et simplement d’État, mais aussi et surtout des libéraux, pour qui « la bonté de l’homme ne représente rien de plus qu’un argument qui servira à mettre l’État au service de la société », donc à justifier finalement un État non souverain ou un ordre politique sans véritable souveraineté, ou une souveraineté diluée dans le parlementarisme, le social ou l’économique, une souveraineté basée finalement sur le présupposé que l’État de droit peut tabler sur les bonnes volontés pour arriver à ses fins30.

Un peu plus loin, Schmitt fait le lien entre politique et théologie sur ce point. La distinction théologique entre les justes et les pécheurs, entre les élus et les damnés, justifie l’existence de la seule théologie digne de ce nom. Toute théologie véritable doit maintenir cette distinction31. Les études historiques de Ernst Troeltsch confirment du reste que ceux qui l’ont refusée sont « les sectaires, les hérétiques, les romantiques et les anarchistes », c’est-à-dire tous ceux qui ont rêvé d’une Église sans autorité, purement spirituelle, totalement égalitaire, là encore basée sur le présupposé qu’en fin de compte il y a assez de bien dans les hommes pour réaliser la communauté idéale. L’optimisme libéral ne relève pas exactement d’un rousseauisme, il ne parle pas d’un homme corrompu par la société ; il table plutôt sur une société dont les oppositions peuvent être neutralisées par le droit, c’est-à-dire dont les citoyens, foncièrement bons même dans la société corrompue, n’ont pas besoin d’être matés ou dirigés d’une main ferme pour aboutir à la société bonne et juste. Dans l’optimisme libéral, le mal existe, certes, mais il n’est pas d’essence, et il sera surmontable grâce à une bonne organisation juridique, elle-même fondée sur la conviction que les hommes sont « bons », ou assez bons pour respecter le droit et la loi commune. Schmitt évoque un adage du droit privé : unusquisque praesumitur bonus, « chacun, quel qu’il soit, est présupposé bon » : c’est la présomption d’innocence de tout droit démocratique qui se respecte32.

Le libéralisme théologique, comme toute position théologique moderniste, a d’autres faiblesses : il risque toujours de scier la branche sur laquelle il est assis en dissolvant l’identité chrétienne dans la généralité religieuse. Il conduit aussi à une position religieuse autocritique qui aboutit à l’incertitude, au manque de conviction. C’est souvent une théologie apologétique, qui ne veut cependant pas convertir mais persuader qu’une religion peut être moderne. Quand il se traduit aussi dans l’éducation religieuse, le libéralisme signifie souvent une transmission difficile. Aujourd’hui plus encore qu’au xixe siècle, il admettrait – il serait forcé d’admettre, fût-ce avec des nuances et des réticences – une pluralité des vérités religieuses, et aboutit à un relativisme de fait. Enfin, et même si c’est un constat facile, et très contestable dès lors qu’on discute en termes de « vérité », l’apologétique moderne ou modernisante semble finalement moins efficace que le fondamentalisme, ou l’affirmation tranquille de certitudes non critiquées pour gagner des adeptes – si c’est de cela qu’il s’agit.

Pour toutes ces raisons, il est peut-être aventureux de parler d’une « victoire du libéralisme religieux », présente et à venir. Et si victoire il y a, à quel prix ! D’un côté, on assiste depuis longtemps à l’irruption ou l’expansion de mouvances fortement antilibérales : évangéliques et pentecôtistes protestants, traditionalistes catholiques, orthodoxes juifs, sans parler des islamistes … Qui sait si une réaction de plus grande ampleur (comme déjà en islam) et durable, contre la perte d’identité, ne pourrait pas toucher le corps même des grandes religions, leurs institutions centrales ? D’autre part, le libéralisme comme « subjectivation » généralisée des croyances frappe aussi des croyances et des institutions séculières, comme la république, la démocratie, la laïcité, la justice … dont chacun pense également et comprend de plus en plus ce qu’il veut. On peut douter en particulier que les rappels républicains et des lois nouvelles freinent la « laïcité à la carte » déjà à l’ œuvre. La laïcité est déjà gênée et le sera sans doute plus encore du fait que dans le grand magma des croyances, il manquera toute autorité représentative et tout interlocuteur légitime pour l’État … Le paradoxe du libéralisme religieux pratique – la religion à la carte –, c’est enfin qu’il risque d’appeler à un moment ou l’autre à des lois autoritaires, ou à des rappels de l’autorité de la loi (comme on l’a vu avec la loi sur le voile).

Aux légions des contempteurs de la religion, et en particulier du catholicisme, en France et en Europe, on pourrait donc adresser en la généralisant l’apostrophe de Karl Barth aux exégètes historico-critiques : « Encore un effort, Messieurs les critiques33 ! » On doit certainement continuer à critiquer les religions avec détermination dans l’esprit des Lumières. Mais les prétentions de la raison quelque peu translucide des Lumières sont peut-être exagérées face à la complexité de la question religieuse.

  • 1.

    Comme aujourd’hui en France, où l’antilibéralisme est devenu un mot d’ordre voire un slogan fédérateur d’une partie de la gauche – pas seulement altermondialiste –, pour qui il désigne presque à lui seul le mal politique du moment. Voir Philippe Reynaud, l’Extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement, 2006, p. 9-10.

  • 2.

    On oublie souvent aujourd’hui, en un temps où la mémoire des combats du passé est oubliée, où les religions ont tendance à se cabrer devant des évolutions modernes et où l’on ne valorise que l’émancipation du religieux, la grandeur de l’effort, en particulier d’intellectuels juifs, protestants, catholiques, mais aussi musulmans (les réformistes de la fin du xixe-début du xxe siècle), pour comprendre ces évolutions et se tenir à la hauteur de la critique contre la tradition religieuse.

  • 3.

    Pour le judaïsme libéral, on trouvera une bonne mise au point dans un livre récent : Pauline Bebe, Qu’est-ce que le judaïsme libéral ?, Paris, Calmann-Lévy, 2006. P. Bebe est la première femme rabbin (d’une synagogue libérale) en France.

  • 4.

    Ce n’est qu’au concile Vatican II (dans le document intitulé Gaudium et Spes, « La joie et les espoirs » [des hommes de ce temps, l’Église les partage …], 1965) qu’on parlera de l’« autonomie des réalités terrestres ».

  • 5.

    C’est Émile Poulat surtout qui a contribué en France à la connaissance de ce catholicisme intransigeant et intégraliste. Voir surtout Église et bourgeoisie, Paris, Casterman, 1977.

  • 6.

    Dans un texte rédigé pendant la Seconde Guerre mondiale, un des protagonistes de cette « gauche catholique », le P. Boisselot, dominicain, fondateur avant la guerre de la revue Sept, puis de Temps présent, exprime ainsi l’objet de ce catholicisme : il voulait « juger les événements à la lumière intransigeante et crue d’un christianisme qui aurait rompu avec les conformismes [ …] Il s’agissait bien d’enseigner toujours la doctrine catholique dans sa plénitude, avec sa rigueur dogmatique et sa fécondité de richesse [ …] Une affirmation catégorique de l’absolu de la vérité dogmatique de l’Église catholique démontrait avec éclat, par elle-même, [ …] l’hypocrisie des catholiques dans la plupart de leurs actions ». Il fallait « insérer l’esprit chrétien ainsi ramené à l’état pur dans le tissu même de notre vie, publique et privée ». On peut difficilement décrire mieux l’intransigeantisme catholique. Cité dans Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Le Cerf, 2000, p. 308.

  • 7.

    Félicité de Lamennais (1782-1854) – « Féli » pour ses amis –, prêtre originaire de Saint-Malo, d’abord monarchiste et traditionaliste (dans le sens de Maistre et Bonald), prend parti pour les libertés en 1830 et fonde avec ses amis le journal L’Avenir. Condamné avec eux en 1832 par le pape Grégoire XVI (encyclique Mirari Vos), il quitte le groupe et s’éloigne progressivement de l’Église en prônant un « socialisme évangélique ». En 1834, il publie un livre célèbre, lui aussi condamné, Paroles d’un croyant.

  • 8.

    Félix Dupanloup, cité dans le Libéralisme catholique, prés. par Marcel Prélot et Françoise Gallouédec Genuys, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1969, p. 28.

  • 9.

    Ce n’est pas le cas cependant d’Ozanam, connu en particulier pour son œuvre sociale.

  • 10.

    L’individualisation ou l’importance de la subjectivité dans les choix religieux, y compris depuis une trentaine d’années chez les catholiques, peut être considérée comme une forme de libéralisme religieux dans la vie personnelle. Dernier en date, le sondage du Monde des religions, janvier-février 2007, avec ses commentaires. Voir aussi Jean-Marie Donégani, interview dans Le Monde du 21 janvier 2007 par Sophie Gherardi et Stéphanie Le Bars, titrée sans crainte ni équivoque : « L’Église sera vaincue par le libéralisme. » Ou un livre formidable d’il y a 20 ans, Yves Lambert, Dieu change en Bretagne, Paris, Le Cerf, 1985 ; voir aussi Jean-Louis Schlegel, Religions à la carte, Paris, Hachette, 1995. Ce libéralisme personnel est en contradiction, globalement, avec les exigences de l’Église catholique.

  • 11.

    Paru en 1901 en Allemagne avec un grand succès et traduit en France en 1902.

  • 12.

    Karl Barth, la Théologie protestante au xixe siècle, Genève, Labor et Fides, 1946 et 1969.

  • 13.

    K. Barth (1886-1968) est par ailleurs l’auteur d’une Dogmatique ecclésiale (Kirchliche Dogmatik) monumentale, dont la rédaction s’étend sur trois décennies.

  • 14.

    En théologie, le mot « dogme » n’est pas une vérité irrationnelle assenée aux autres de façon « dogmatique », mais une proposition théologique (par exemple : « Jésus est le Fils de Dieu ») réfléchie et justifiée en raison. Schleiermacher est justement le premier théologien à ne pas répondre aux critiques modernes en termes « dogmatiques » (au premier sens), mais à tenter de penser le christianisme en acceptant comme irréversibles certaines critiques modernes.

  • 15.

    Par « science » il faut entendre ici cette « science » qu’est la philosophie, constituée en « système » total avec Hegel.

  • 16.

    K. Barth, la Théologie protestante …, op. cit., p. 256-257.

  • 17.

    Ibid., p. 211.

  • 18.

    Toute une littérature catholique polémique, d’abord « antilibérale » (Veuillot au xixe siècle) puis antimoderne, de droite et de gauche, ou inclassable en termes partisans (Bloy, Bernanos …), abonde dans le sens de ces arguments. Voir plus loin ce que dit Carl Schmitt.

  • 19.

    K. Barth, la Théologie protestante …, op. cit., p. 255.

  • 20.

    K. Barth, la Théologie protestante …, op. cit., p. 455-456.

  • 21.

    Ibid., p. 457.

  • 22.

    À propos de Ritschl, voici ce que dit significativement et d’entrée de jeu Pierre Gisel, théologien protestant de Genève : dans la pensée de Ritschl, le « thème de la “colère de Dieu” et du “jugement” (sont) engloutis dans celui de l’amour de Dieu », voir Albrecht Ritschl. La théologie en modernité, sous la dir. de P. Gisel, D. Korsch et J.-M. Tétaz, Genève, Labor et Fides, 1991, p. 9, note.

  • 23.

    A. Schweitzer, Von Reimarus zu Wrede – Geschichte der Leben Jesus Forschung, 1906 (De Reimarus à Wrede. Histoire de la recherche sur la vie de Jésus, non traduit en français). L’auteur rappelle l’importance des textes eschatologiques-apocalyptiques du Nouveau Testament, que les libéraux ont une tendance fâcheuse à ignorer.

  • 24.

    Franz Rosenzweig, l’Étoile de la Rédemption, début de l’Introduction à la 2e partie, Paris, Le Seuil, 2004 (nouv. éd.), p. 139.

  • 25.

    Le judaïsme libéral a lui aussi des racines fortes dans la « science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums), c’est-à-dire l’étude des textes et de l’histoire du judaïsme ancien avec les méthodes de la recherche historique.

  • 26.

    Sur Barth et le barthisme (le contexte culturel, les forces et les limites de sa théologie), voir entre autres Jean-Paul Willaime, la Précarité protestante. Sociologie du protestantisme contemporain, Genève, Labor et Fides, 1992.

  • 27.

    Barth fait le choix politique du socialisme, dans la logique de ses idées théologiques.

  • 28.

    Ce pessimisme culturel est cependant partagé par nombre d’auteurs non religieux, qui vilipendent la société de leur temps et dénoncent le déclin des valeurs.

  • 29.

    Carl Schmitt, la Notion de politique (1928), Paris, Calmann-Lévy, 1972 ; Théologie politique I et II, Paris, Gallimard, 1988.

  • 30.

    Id., la Notion de politique, op. cit., p. 106-107.

  • 31.

    Ibid., p. 110-111.

  • 32.

    Schmitt n’oublie pas l’aspect eschatologique, en reprenant, sans grande clarté, l’idée paulinienne (difficile à interpréter) de katechon, « ce (ou celui) qui retarde mystérieusement la venue de l’Antéchrist ». Voir Michel Paléologue, Sous l’ œil du Grand Inquisiteur. Carl Schmitt et l’héritage de la théologie paulinienne, Paris, Cerf, 2004.

  • 33.

    En allemand Kritischer müßten mir die Kritiker sein ! Une des critiques les mieux portées dans le journalisme politique en France consiste, quand on n’a rien d’autre à dire, à imputer au vieux fond de catholicisme les travers du système les plus divers, même si l’on considère par ailleurs le catholicisme comme out depuis longtemps. Dernier avatar en date : les aspects négatifs de Ségolène Royal, imputés à son éducation catholique …

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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