Un « quinqua » pour les seniors. Des arbitrages entre générations
Des arbitrages entre générations
Bien qu’il symbolise un rajeunissement de la vie politique française et qu’il privilégie l’action énergique, Nicolas Sarkozy a largement emporté le soutien de la partie vieillissante de la population. Comment expliquer ce penchant sociologique significatif et que dit-il sur l’évolution des rapports entre générations ?
« Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques. »
« Quant à l’avarice sénile je n’en vois pas la raison d’être : y a-t-il folie plus grande, quand la route diminue, à vouloir augmenter les provisions de route ? »
« Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie et nous y manquons souvent d’expérience malgré le nombre des années. »
Je connais des gens, nés dans les années 1920, qui se refusaient à soutenir une candidature à l’Élysée de Rocard « parce qu’il était trop petit », qui n’ont pas voté Barre « parce que sa femme était d’origine hongroise, ce qui ne représentait pas vraiment la France ». Ceux-là sont devenus des sarkozystes inébranlables, reflétant fidèlement une génération qui a choisi massivement de faire gagner le chef de l’Ump. D’où vient ce changement ? De leur vieillissement bien sûr qui favorise toujours un glissement à droite, mais sans doute aussi d’éléments de programme. Loin d’être freinée par le saut de génération du candidat ou le style rebelle de sa revendication de pouvoir, l’avance de celui-ci semble en avoir été amplifiée. Car il y a un paradoxe dans le résultat de cette élection marquée par le poids d’un électorat âgé qui a porté à la victoire une thématique de rupture et un style activiste. Nicolas Sarkozy est un jeune qui plaît à ses aînés, c’est entendu depuis qu’il a battu Pasqua pour la mairie de Neuilly. Il n’est pas le premier : Giscard avait déjà tracé cette voie. Mais il déjoue davantage les préjugés, en exploitant autrement l’image du gendre, préférable aux pairs. Le fondateur de l’Udf avait tout du gendre idéal, roturier anobli ; le président de l’Ump a joué un autre rôle celui du gendre un peu mal élevé, venu on ne sait pas très bien d’où, mais dont l’énergie devrait relever l’entreprise familiale décatie : il va plus loin que le fondateur de l’Udf dans la mise en scène du renouvellement générationnel autour de lui et, faisant de nécessité vertu, troque le président monarque, qu’il n’aurait pu être, contre un président fondé de pouvoir. Ce changement dit quelque chose sur la France et la façon dont ses aînés la voient et se voient.
Certaines consultations électorales obéissent à un critère déterminant. On se souvient que le référendum de Maastricht avait exprimé un net clivage géographique entre provinces prospères, tenantes du oui, et régions en déclin. Le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005 avait mis en lumière un seuil de revenu : on avait toute chance d’avoir voté non en dessous de 2 000 euros de revenu par mois. En 2007, la clé a été celle de l’âge. L’enquête Ipsos de sortie des urnes pour Le Point sur le premier tour montre que Sarkozy recueille chez les 60-69 ans dix points de mieux que son score général (de 31 %), et chez les plus de 70 ans 15 points, soit un score qui dépasse celui obtenu dans la catégorie professionnelle qui lui est la plus favorable, celle des artisans et commerçants. On doit ajouter, pour situer l’évolution, une comparaison entre le second tour de 2007 et celui qui lui est le plus comparable, 1995, où s’opposaient la gauche et la droite, également représentées par deux candidats qui n’étaient pas installés à l’Élysée. C’est ce qu’a fait Jérôme Jaffré, à partir des données de l’enquête postélectorale du Cevipof1 : Jospin avait obtenu 40 % des voix des plus de 65 ans, Royal 33 % seulement. Mais le rapprochement avec 1995 est encore plus éclairant sur un autre plan, celui du profil du candidat, que Jaffré n’évoque pas, mais que la comparaison des premiers tours met en relief. Il y a eu, à l’époque, une primaire au Rpr entre le Premier ministre sortant, Balladur, et Jacques Chirac. Elle avait été gagnée par Chirac, mais les plus de 65 ans avaient voté deux fois plus pour Balladur que pour Chirac. Or les raisons invoquées pour cette adhésion, développées par Brice Teinturier2, tenaient à l’appréciation positive du bilan du Premier ministre, et à la préférence pour un leadership associé au calme et à la compétence plutôt qu’au volontarisme et au courage incarnés par Chirac. On pourrait en déduire que les personnes âgées ont changé… à moitié. Elles auraient dressé un bilan positif de l’action de Sarkozy sur la sécurité, préoccupation essentielle à leurs yeux en 2007 comme en 1995, mais elles considéreraient la situation générale si dégradée qu’elle requiert un pouvoir plus dynamique et ne répugneraient donc plus à un vocabulaire de rupture.
Pour 2007, Jaffré conclut que « si, hypothèse absurde, seuls les moins de 65 ans avaient le droit de vote, Ségolène Royal aurait été élue présidente ». Cette « hypothèse absurde » a été reprise quelques semaines plus tard, à l’université d’été du Parti socialiste par Julien Dray, mais à une tout autre fin, puisqu’il s’agissait de minimiser la défaite de la candidate. Dray a été copieusement sifflé, comme s’il avait appelé à une euthanasie civique et désigné du même coup le PS à la vindicte de victimes potentielles dont le poids démographique ne cesse de croître. Car les 7 % de mieux obtenus par Sarkozy comparé au résultat de Chirac en 1995 valent davantage encore puisque la tranche d’âge considérée s’accroît elle-même au sein de la population globale, et plus encore de la population qui participe au vote. Deux phénomènes séculaires se cumulent en effet : l’allongement de la vie qui aboutit à ce qu’entre deux élections présidentielles la moitié environ de l’augmentation du corps électoral provient des plus de 75 ans, et la qualité de cet allongement qui retarde de plus en plus le retrait du jeu électoral : autour de 65 ans dans les années 1980, au-delà de 80 ans aujourd’hui, du moins pour les hommes, les femmes décrochant un peu plus tôt.
Il est donc non seulement dangereux de s’en prendre à un électorat aussi important, mais même insultant pour la démocratie, puisque le regain de la participation, très attendu de la part des jeunes, a été encore plus significatif chez les seniors. C’est ce qu’a compris Laurent Fabius3, qui cite le vieillissement parmi les quatre points cardinaux qui définissent l’avenir de nos sociétés, pour regretter que les questions de santé et de retraite n’aient pas vraiment été traitées dans la campagne.
Pourtant, à regarder de plus près les données des enquêtes, la prise en compte de ces dossiers ne paraît pas être le chemin le plus direct pour capter l’intérêt des troisième et quatrième âges.
Sarkosy aime la politique, les seniors aussi
L’évolution générale des perceptions et motivations politiques va en effet dans un autre sens : les valeurs et les questions sociétales sont devenues des vecteurs d’identification plus forts que les mesures sociales ou économiques, et plus nettement encore chez les seniors. Et ce changement semble induire une polarisation accrue par l’âge. La plupart des opinions conservatrices ou des attitudes de « fermeture » se marquent davantage avec le vieillissement, banalité que confirment les chiffres du « panel électoral français » du Cevipof. Avec l’âge, on croit de plus en plus qu’on n’est plus chez soi, qu’il y a trop d’immigrés, que l’école manque de discipline et les parents d’autorité, que les homosexuels ne doivent pas adopter, que l’identité nationale est importante, on est plus fier d’être français, on redoute les effets de la libéralisation des mœurs. Après 65 ans, on devient même favorable à la peine de mort, à une très courte majorité cependant, de 51 %. La plupart des mesures économiques sont également vues sous un angle moral : le Rmi dissuade de travailler, les chômeurs pourraient trouver du travail, chacun devrait pouvoir travailler plus. Ce qui dessine une préférence croissante avec l’âge pour le libéralisme, surtout dans son aspect d’anthropologie morale : le licenciement plus facile permet d’embaucher plus, il faut réduire le nombre des fonctionnaires. Mais les choix théoriques généraux du libéralisme emportent moins la conviction : l’hésitation est maximale entre le renforcement de la compétitivité et l’amélioration de la situation des salariés, et elle ne semble pas influencée par l’âge, pas plus que la valeur accordée au profit ou aux privatisations. Enfin, le libéralisme cède devant l’attrait pour des mesures punitives répondant à une exigence de justice : taxer les entreprises délocalisatrices, augmenter les impôts pour les revenus supérieurs à 4 000 euros. Ces évolutions massives rendent peu convaincantes les analyses sophistiquées, à partir des mêmes données, qui visent à repérer des effets générationnels, notamment ceux de Mai 68 ou de la génération Mitterrand, qui viendraient contrecarrer à assez court terme la droitisation régulière opérée par le vieillissement4.
Au-delà de la campagne, la gestion du pouvoir en forme de campagne permanente, propre à Sarkozy, entre en consonance forte avec les modes d’accès à la politique caractéristiques des personnes âgées et les circuits de fabrication du politique qu’on leur attribue. Les canaux traditionnels de socialisation par les institutions médiatrices deviennent, avec l’âge, mineurs par rapport à la relation continue aux mass media : 50 % des 35 et 49 ans, mais 80 % des plus de 65 ans regardent les informations à la télévision tous les jours5. L’hyperprésence doit payer davantage dans cette tranche d’âge. La mise en récit politique à partir de faits divers répond aussi à un mode d’élaboration qui doit être plus spontané dans cette catégorie, sans qu’ici on puisse produire de statistiques. Enfin, le sentiment d’affaiblissement rend plus sensible à la politique compassionnelle, aux postures de défense des victimes, assez largement partagées il est vrai entre gauche et droite. Mais il favorise plus profondément la droite, en offrant l’usage du bulletin de vote comme revanche institutionnelle et du sondage comme rétorsion quotidienne de la majorité silencieuse vis-à-vis des minorités bruyantes, qui forment l’alliance des insiders et des immigrés mise en relief par Jaffré dans le vote Royal.
Vers de nouveaux espoirs
Bien entendu il serait exagéré d’en conclure que les préoccupations des électeurs en général, et des électeurs âgés en particulier, ne portent que sur les valeurs. Ils ont aussi des préoccupations et des angoisses très concrètes. L’une de celles-ci est la maladie d’Alzheimer. À peine élu Sarkozy l’a choisie comme grande cause nationale, cause unique à la différence des trois causes retenues par Chirac (sécurité routière, handicap, cancer). Le message a été bien reçu par le très grand nombre de gens concernés, c’est-à-dire en gros tous les plus de 50 ans confrontés à ce risque ou cette réalité pour leurs parents ou leurs proches. Il y a une double efficacité de Sarkozy sur ces sujets. Tactique d’abord : une cible aussi emblématique délivre un message si fort (ici, d’attention aux difficultés les plus lourdes de l’âge) qu’il capte son public dès sa première émission. On pourrait l’appeler la tactique du killer, du nom d’un jeu de société où celui que les cartes ont désigné comme l’assassin doit tuer par clin d’œil. Efficacité stratégique aussi puisque le traitement de la cause annonce un changement d’orientation : investissement de l’État dans la recherche, mais nouvelle branche de la couverture sociale traitée par capitalisation. Plus généralement : à partir de 50 ans, et plus encore de 65 ans, les retraites deviennent un « problème » important et, à un moindre degré, le financement de la Sécurité sociale, alors qu’à l’inverse le souci du logement décroît régulièrement avec l’âge. Peut-on en déduire que la montée du « pouvoir gris » va se traduire par une pression pour accroître encore l’arbitrage en faveur des revenus des pensions au détriment des jeunes, de leurs salaires et des politiques familiales6 ? De telles craintes sont un peu schématiques. Il semble qu’on assiste plutôt à un tournant historique. Les trois décennies qui ont suivi les trente glorieuses ont globalement profité aux anciens, ce que confirment leur indifférence relative pour le pouvoir d’achat et leur perception moindre que les autres classes d’âge d’être dans une situation difficile. Elles adhèrent pourtant majoritairement à un projet qui vise à réformer les retraites et à demander plus d’efforts pour les prestations maladie par le biais des franchises médicales. Ce dossier constituera donc un test de confiance pour le pouvoir vis-à-vis de ces générations. Mais tout se passe comme si elles étaient résignées à un freinage de l’État-providence en échange d’une liberté accrue dans l’usage de leurs revenus.
La mesure emblématique de ce tournant est celle de la (quasi)-suppression des droits de succession et de donation aux descendants. Elle a été l’objet de toutes les critiques de la gauche. Mesure immorale, puisque selon le calcul de Montebourg, seules 20 000 familles seraient concernées, qui gagneraient en moyenne annuelle 85 000 euros. Mesure antilibérale même, selon les économistes socialistes, puisqu’elle favoriserait la rente au détriment de la redistribution. À y regarder de plus près pourtant, comme l’a fait Le Monde du 26 mai 2007, la fiscalité française sur les successions est la plus élevée de l’Ocde, où elle a été abaissée un peu partout, quoique cette évolution soit contestée par la gauche en Italie et aux États-Unis. La mesure a surtout été la promesse la plus populaire du paquet fiscal. À nouveau le clin d’œil du killer. Pourquoi ? Parce que le système des relations entre générations a changé. Depuis que leur vieillesse est assurée, les anciens participent de plus en plus à la prise en charge de leurs enfants et petits-enfants. L’abolition des droits de succession officialise cette évolution en reconnaissant aux seniors une responsabilité de redistribution familiale. L’américanisation, encore très partielle, que manifeste ce coup de pouce à la solidarité intergénérationnelle au moment où l’on cantonne la solidarité étatique, n’est pas un individualisme étroit7. Tel est peut-être le fond du soutien à un programme qui combine restrictions à l’État-providence, dévolution de souveraineté aux anciens sur leurs revenus et effort financier pour les universités. Mais il y a encore un pourquoi : qu’est-ce qui explique une adhésion si large (plus de 70 %) à une mesure d’impact si circonscrit ? On peut penser qu’il n’y a là qu’une illustration de plus à l’alliance sarkozyste de base entre les très riches et les « petits blancs ». Mais le bouclier fiscal est beaucoup moins populaire. C’est en fait une aspiration profonde qui est à l’œuvre dans cette identification : le rêve de prolonger sa vie en élargissant le rôle d’investisseur, développé depuis l’émergence de l’actionnariat populaire des années Balladur, et, bientôt, à le consolider en rendant compatible salaire et retraite.
La Sécurité sociale a réussi8 : le niveau de vie et de santé des personnes âgées n’a rien à voir avec ce qu’il était après-guerre. Cette situation conduit à l’aspiration nouvelle à renouveler son action, sa capacité à agir. Est-ce à dire que l’arrivée des papy boomers a transféré les valeurs de 68 jusqu’au troisième âge ? Non, car le vieillissement continue à porter une évolution vers des valeurs plus conservatrices et cette évolution produit d’autant plus d’effets que ce qui a changé chez les seniors, c’est la longévité de leur intérêt pour la politique. Ils ont trouvé en Sarkozy un mandataire particulièrement en phase. Venu de l’extérieur pour relever une affaire familiale qui périclite (le vieillissement induit toujours à considérer la société davantage comme une famille), capable de nourrir les journaux télévisés en permanence, d’y être l’avocat du bon sens et l’infatigable chercheur de solutions pour la majorité silencieuse. Sa méthode de destruction des corps intermédiaires plaît à ces accros des médias. Mais, plus que tout, il dessine un chemin où leur vie de capitaliste, de travailleur, de parent et bien sûr d’acteur sur la politique (un sondage par jour) n’est pas finie. Quel contraste avec le temps des préretraites, des lois uniformisatrices mais aussi de la prime aux protestataires ! Voilà pourquoi ils attendaient plus de l’élection (49 % des plus de 64 ans pensaient que les choses allaient s’améliorer grâce à la présidentielle, soit le plus gros score dans les catégories d’âge). Une fois sorti de ce temps du rêve, continueront-ils à assumer une politique qui comprimera la redistribution collective en leur faveur en échange de nouvelles opportunités individuelles ?
- 1.
« L’indiscutable défaite de Ségolène Royal », Le Monde, 8 juin 2007.
- 2.
Dans Gérontologie et société, n° 74.
- 3.
« Pour une gauche globale », Libération, 30 août 2007.
- 4.
Guy Michelat et Vincent Tiberj, « Gauche, droite, centre et vote », Revue française de science politique, juin-août 2007. Les auteurs insistent sur le maintien d’un surpositionnement à gauche de la génération entrée en politique après 68. Mais le vote effectif et l’attitude par rapport à un thème clé comme l’immigration confirment plutôt une droitisation régulière avec l’âge.
- 5.
Panel électoral français 2007 du Cevipof.
- 6.
Philippe Bourcier de Carbon, « Le vieillissement de la démocratie », dans Administration, n° 167, juin 1995.
- 7.
Contrairement à la thèse de Zygmunt Bauman dans La Repubblica, reprise dans Courrier International, 11 octobre 2007.
- 8.
Pour reprendre l’expression de Bruno Palier, « Les enjeux des réformes de la protection sociale », sur le site du Baromètre politique français, élection 2007, du Cevipof.