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La Réforme de Luther. Origines et sens d'un héritage

Origines et sens d’un héritage

Pour parler du 500e anniversaire de la « Réformation », comme on dit en Allemagne, il y a deux grandes voies possibles : privilégier le point de vue religieux, en insistant sur la rupture proprement doctrinale de la Réforme, ou bien mettre l’accent sur la fracture historique et culturelle qu’elle a représentée dans l’histoire européenne (et mondiale, si l’on tient compte de l’expansion du christianisme en dehors de l’Europe). On peut naturellement mélanger les deux, mais il y a un conflit entre les deux orientations : chacune accuse l’autre de lui faire de l’ombre ou de minimiser ce qui est important. Du côté théologique, la question s’est aussi posée avant les célébrations : comment faire de l’événement, malgré tout, c’est-à-dire malgré la division jamais surmontée de l’Église chrétienne, un événement œcuménique auquel l’Église catholique puisse s’associer et participer de plein droit et de plain-pied, sans se sentir humiliée ou obligée de venir à résipiscence sur des points importants, compte tenu de l’évolution du monde (et de l’Église après les « réformes » du concile Vatican II, en 1962-1965, au sujet duquel on a parlé d’une « protestantisation » du catholicisme1) ?

Dans les rappels rapides qui suivent, on mettra en avant, au risque d’une cote mal taillée, à la fois les aspects culturels, historiques, politiques et autres, tels que les traite l’historiographie récente non confessionnelle, et, à un degré moindre, la rupture théologique de Luther. L’histoire permet de replacer Luther en son temps, de lui redonner un peu de chair en quelque sorte, pour ne pas en rester uniquement aux aspects intellectuels et aux clichés reçus de sa biographie, du côté catholique surtout mais aussi parfois protestant2. La théologie rappelle ce que fut la rupture essentielle de Luther. L’événement historique de 1517, ce qu’on appelle la « querelle des indulgences », réunit les deux : l’histoire et la théologie. On commencera donc par là, avant d’évaluer la signification de l’héritage de la Réforme dans l’histoire européenne.

Les thèses contre les indulgences

La légende héroïque protestante a marqué le récit historique et l’imagerie de l’événement. Elle représente volontiers Luther placardant ses « 95 thèses sur les indulgences » à coups de marteau sur la porte de la collégiale de Wittenberg, le 31 octobre 1517, veille de la Toussaint, devenu de fait la date de naissance de la Réforme. S’il y a peu de doutes sur le jour, il est en revanche certain que cela s’est passé autrement. En 1517, Luther, membre de l’ordre des Augustins, était « professeur de Bible » dans la petite université de Wittenberg, en Saxe, et ses thèses, écrites en latin, étaient destinées à informer professeurs et étudiants qu’il engageait une dispute (disputatio) intellectuelle au sein de l’université sur le sujet des indulgences. L’affichage indiquait simplement que cette dispute aurait lieu. Mais pourquoi les « indulgences » ?

Le sujet était effectivement d’actualité. Depuis quelques mois, une grande campagne avait été lancée depuis Rome pour gagner des indulgences – des remises de peine dans l’au-delà – moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. C’était une entreprise orchestrée par le pape Léon X Médicis pour financer la construction de Saint-Pierre de Rome, et elle avait été prise en charge par les Dominicains. En Allemagne centrale, l’un d’eux, Johannes Tetzel, était à la tête d’une mission qui faisait la tournée des villes et des bourgs importants. Le parcours ne passait pas par Wittenberg : le prince-électeur3 de Saxe, Frédéric III le Sage, avait en effet refusé que Tetzel et sa troupe viennent faire leur propagande sur son territoire. En revanche, dans le territoire voisin de Brandebourg, où régnait un autre électeur, Albrecht de Brandebourg, archevêque de Mayence, les Dominicains avaient droit de passage pour récolter le produit de la vente d’indulgences, et des gens de Wittenberg accouraient pour en acquérir eux aussi. C’est probablement par ceux qui étaient allés chercher des indulgences chez Tetzel que Luther a eu vent du slogan publicitaire de ce dernier, qu’on retrouve dans la 27e thèse : « Sitôt que l’argent résonne dans la caisse, l’âme s’envole du Purgatoire [pour aller au Ciel]. » Luther ne voit là qu’« invention humaine » ou, pire, un délire, car selon Tetzel, qui ne faisait pas dans la finesse, « les indulgences délivreraient même un homme qui aurait séduit et engrossé la Vierge Marie » !

D’emblée, les acteurs du scénario de la rupture sont présents. D’abord le Pape, qui cherche de l’argent en vendant des biens du salut grâce à des intermédiaires peu scrupuleux : on apprendra plus tard que son zélateur, l’archevêque Albrecht de Brandebourg, se servait largement dans la caisse des indulgences, car il avait lui aussi de grosses dettes à rembourser. Puis Frédéric le Sage, électeur de Saxe et protecteur de Luther, qui soutient le réformateur dès que la polémique éclate. Enfin, Luther et ses 95 thèses, nées de tourments intérieurs sans fin sur la colère de Dieu contre le péché, que nulle indulgence ne saurait apaiser. Il ne manque que Charles Quint, qui a 17 ans et n’est pas encore le nouvel empereur élu du « Saint Empire romain de nationalité germanique ».

Si les thèses avaient été simplement affichées, on n’en aurait jamais entendu parler. Que s’est-il donc passé ? D’abord, elles avaient été imprimées par Luther lui-même sous forme d’affiches dans l’imprimerie du couvent et donc diffusées en nombre restreint. Mais, très vite, des imprimeurs extérieurs subodorèrent la bonne affaire et entreprirent de les diffuser en nombre pour un public d’intellectuels, d’humanistes, d’étudiants et de professeurs, bien au-delà de Wittenberg. Il faut en effet savoir qu’en Allemagne, Rome et la papauté faisaient l’objet d’une furieuse dérision anticléricale avant l’heure. D’autre part, Luther avait pris l’initiative de les envoyer à un personnage important : Albrecht de Brandebourg, le prince-archevêque de Mayence déjà nommé, directement concerné (à l’insu de Luther) par le produit des indulgences. C’est cet envoi initial – imprudent ou calculé ? – qui déclenchera la cascade d’événements qui se succèdent dès 1518.

Pourtant, les thèses sur les indulgences de Luther n’étaient pas unilatéralement polémiques, ni hargneuses envers le Pape. Luther rejette les indulgences papales quand elles font oublier la vraie pénitence, qui est la charité envers autrui : « 41. Il faut prêcher avec prudence les indulgences du Pape, afin que le peuple ne vienne pas à s’imaginer qu’elles sont préférables aux bonnes œuvres de la charité. 43. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui donne aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait mieux que s’il achetait des indulgences. 44. Car par l’exercice même de la charité, la charité grandit et l’homme devient meilleur. Les indulgences au contraire n’améliorent pas ; elles ne font qu’affranchir de la peine. 45. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui voyant son prochain dans l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du Pape mais l’indignation de Dieu. »

La diffusion, involontairement réussie, des 95 thèses sous forme de tracts imprimés attire d’emblée l’attention sur un aspect essentiel du succès de la Réforme : Luther est l’un des premiers, sinon le premier, auteur de best-seller de l’histoire de l’imprimerie ; réciproquement, il a donné un formidable coup de fouet au développement de celle-ci une soixantaine d’années après son invention par Gutenberg (1453). Luther fut non seulement un écrivain à succès, mais un auteur incroyablement prolixe. Il dira plus tard : « Quand j’écris, cela coule tout seul. » Très tôt, ses ouvrages et ses libelles seront traduits et surtout écrits par lui directement dans un allemand populaire, accessible et imagé. La Bible de Luther (traduite du grec et de l’hébreu) n’est pas la première en allemand, mais la dizaine d’autres qui la précèdent, d’un style très lourd, collant au latin biblique de la Vulgate, ont été complètement oubliées. La traduction de Luther est très réussie et légère : avec son catéchisme et d’autres textes écrits directement en allemand, elle contribuera au façonnement et à l’unification de la langue allemande4.

L’affaire des indulgences et la naissance de la Réforme

Très rapidement, après avoir reçu l’affiche des 95 thèses, l’archevêque de Mayence dénonce Luther à Rome, où l’on ne s’inquiète pas outre mesure : on croit que c’est une querelle comme il y en eut tant entre ordres religieux rivaux. Les Dominicains soutiennent en effet Tetzel et veulent intenter un procès en hérésie à Luther. Ce dernier est d’ailleurs contraint de se justifier au printemps 1519 devant son ordre des Augustins – qui le soutient. Ensuite, à la diète d’Augsbourg de 15195, le futur réformateur doit affronter dans une dispute le cardinal Cajetan, dominicain et thomiste de haut vol. En juillet 1519, lors de la « disputation de Leipzig », il engage une joute avec un théologien connu (et redoutable), Jean Eck. Toutes ces rencontres se déroulent déjà sur fond de malentendu, en ce sens que Luther défend la vérité de ses positions théologiques sur le salut de l’homme en se fondant sur l’Écriture seule, tandis qu’en face, on défend avant tout la primauté absolue du pape et la nécessité de lui obéir, avec des arguments traditionnels de la théologie scolastique.

Tout cela aboutit, dès 1520, au déchirement. Pour l’Église officielle et ses institutions, la condamnation et la mise au ban sont devenues inévitables, tandis que l’opinion publique et les « médias » soutiennent la cause de Luther et le libre arbitre de chacun en matière de foi : chaque chrétien peut penser ce qu’il veut des indulgences et d’autres sujets. Concrètement, la bulle de condamnation de Luther, Exsurge Domine, est rédigée dès juin 1520, publiée à Rome en juillet et en Allemagne en septembre (par Jean Eck lui-même, son contradicteur). Du côté de l’Église, on n’attend pas qu’il justifie la vérité de ses thèses par l’Écriture, mais qu’il se soumette au pape. Il a soixante jours pour le faire, sinon il sera excommunié et mis au ban de l’Empire – moyennant quoi chacun pourra s’emparer de lui et même le tuer. Alors qu’on procède à l’autodafé de ses livres en divers endroits d’Allemagne, Luther réplique en décembre 1520 par une action spectaculaire : près du charnier situé à l’une des portes de la ville de Wittenberg, il brûle avec les étudiants son propre exemplaire de la bulle Exsurge Domine, en compagnie d’ouvrages de droit canon et de traités de son adversaire Jean Eck.

Entre-temps, un nouvel acteur de premier plan est entré en scène : l’empereur Charles Quint. Fraîchement élu roi d’Allemagne en octobre 1520, à Spire, il s’apprête à présider sa première diète à Worms, prévue en avril 1521. Charles est alors un jeune homme de 20 ans, élevé en Espagne, qui arrive pour la première fois en Allemagne et ne parle pas l’allemand ; il a une haute conscience de son rôle non seulement politique, mais aussi religieux. Politiquement, il est à la tête d’un Empire à son maximum d’extension, de la Hongrie au Nouveau Monde, mais c’est aussi le moment historique où l’Empire romain germanique est en train de se disloquer, l’heure où principautés et villes libres aspirent à devenir des États-nations souverains. Sur le plan religieux, Charles se sent l’héritier millénaire de l’Empire romain devenu chrétien et de son unité. Très pieux, il s’intéresse donc dès son élection à l’affaire Luther et le comportement rebelle de ce dernier fait évidemment mauvaise impression sur lui. Mais une fois encore Luther a, contre Rome et contre Charles Quint, son défenseur habituel : l’électeur de Saxe, Frédéric le Sage. Son soutien est essentiel pour l’empereur, alors même qu’il cherche en sous-main à affirmer son autonomie : malgré l’opposition farouche de la Curie romaine et les réticences de Charles Quint, il obtient que Luther soit convoqué à la diète de Worms, en avril 1521, pour s’expliquer devant l’Empereur.

Le réformateur en devenir peut ainsi se rendre de Wittenberg à Worms avec un sauf-conduit, acclamé par la foule tout au long. Il y affirme devant le tout jeune Empereur sa doctrine tirée de l’Évangile et demande qu’on lui réponde par des arguments tirés de l’Écriture Sainte. Déclarant sa « conscience captive de la Parole de Dieu », il termine sa plaidoirie par les mots célèbres : « Je ne puis faire autrement. Je m’en tiens là. Que Dieu me vienne en aide. Amen. » On attendait sa reddition totale et sans condition ; il a résisté. Se sentant menacé, il repart le soir même. Quelques jours plus tard, alors qu’il retourne en Saxe, après une visite à sa famille en Thuringe, une troupe de soldats, en pleine nuit, le tire de sa charrette à bœufs et l’emmène en lieu sûr : le château fort de la Wartbourg, à Eisenach, où il se mettra à traduire la Bible.

La théologie de Luther

En 1521, trois ans et demi après l’affaire des indulgences, on peut dire que déjà tout le personnage Luther est là et aussi que le sens théologique de la Réforme est posé. L’homme a pris en très peu de temps une dimension impressionnante : c’est un leader reconnu dans son entourage théologique, un professeur acclamé par les étudiants à l’université de Wittenberg, avec des « fans » dans toutes les couches de population, même au-delà de Wittenberg. À partir de novembre 1517, il ne signe plus de son nom « Luder », mais « Luther », un remaniement allemand du mot grec eleutherios, qui signifie « libre » : il est devenu l’« homme libre », libre de la liberté du chrétien.

Du côté des écrits, les 95 thèses n’étaient qu’un prélude. Occupé à les défendre, il a poursuivi sa recherche sur le sens de la pénitence et publié au printemps 1518, en allemand, un Sermon sur les indulgences et la grâce, qui aura un grand succès et va beaucoup plus loin que les simples thèses universitaires. Il montre à quel point les indulgences mettent en cause tout un système d’Église, comment elles posent une question fondamentale : dans les religions du salut, l’homme peut-il se sauver (« se justifier ») lui-même par des œuvres pieuses et autres ? Ce sermon inaugure en fait le succès littéraire de Luther, mais c’est aussi toute la théorie réformée du salut, selon laquelle « le juste vivra par la foi » (Romains 1, 17), qui s’était déployée ou révélée à lui : l’homme pécheur, « fini », est sauvé (« justifié ») par la grâce de Dieu seule, et non par les œuvres, qu’il s’agisse des œuvres de l’Église (pas seulement les indulgences, mais aussi les sacrements, les prières intenses), ou de ses propres efforts pour faire le bien. La grâce (sola gratia) est accordée à celui qui croit, à la foi seule (sola fides), et la foi, don de Dieu, vient par la seule Écriture (sola scriptura). Il importe que chacun puisse lire et écouter la Bible, l’interpréter par et pour lui-même. Chacun, ayant écouté la Parole de Dieu, est placé devant sa responsabilité et sa conscience. Il faut même en quelque sorte arracher la Bible à l’Église, qui l’a confisquée pour mettre en place ses propres moyens du salut, ceux par lesquels elle tient les fidèles « captifs » d’elle et non de la Parole.

Dès 1520-1521, sortent les grands traités de Luther qui explicitent sa théologie. En dépit de son titre, l’ouvrage À la noblesse chrétienne de nationalité allemande rappelle que tous ceux qui sont baptisés sont porteurs de la même dignité : tous sont prêtres, tous ont droit aux mêmes responsabilités dans l’Église, tous (paysans, artisans, femmes, étudiants) peuvent lire la Bible et interpréter l’Écriture avec la même légitimité. C’est la reconnaissance sans restriction du pouvoir des laïcs. Le second livre, De la captivité babylonienne de l’Église, est une critique sans concession de la doctrine des sacrements catholiques : comme leur administration et leur distribution sont réservées à la caste sacerdotale, ils sont devenus des outils de domination de l’Église romaine. Sur sept sacrements, Luther en maintient trois, qui sont légitimés par l’Écriture : le baptême, l’eucharistie et, à certaines conditions, la pénitence. Les autres sont supprimés, comme des escroqueries et des fictions romaines, ce qui lui attira des refus et des inimitiés, notamment chez les humanistes. Le troisième ouvrage, De la liberté chrétienne, commence curieusement par une adresse confiante au Pape, mais insiste sur la liberté de chaque chrétien : une Église selon l’Évangile repose sur cette liberté personnelle, individuelle, intérieure, et non sur la primauté doctrinale et disciplinaire du pape ou sur l’autorité sacramentelle des prêtres.

Même s’il est malmené, en 1521, Luther ne semble pas encore avoir renoncé à réformer l’Église et ne pense pas à créer une autre Église. En revanche, il est conscient de sa puissance médiatique et, au lieu de régler les questions en privé, à l’amiable, avec les instances et les institutions responsables, il en appelle, pour établir la vérité, à l’opinion publique où il a partie gagnée, en tout cas en Saxe et bientôt au-delà. En même temps, Luther a déjà prononcé contre le Pape des mots pour ainsi dire sans appel, et il ne reviendra pas dessus. Ainsi, déjà dans une lettre de 1519, il écrivait à l’un de ses amis : « Nous ici à Wittenberg sommes persuadés que la papauté est le siège de l’Antéchrist en personne, du véritable Antéchrist : contre ses mensonges, tout nous est permis, selon nous, au nom du salut des âmes. » Ailleurs, il déclare que la cour de Rome est plus scandaleuse « qu’une Sodome, une Gomorrhe ou une Babylone ». Après 1521, Luther ne parlera plus autrement du Pape et de Rome.

Évidemment, on pourrait se demander : de quel droit lui, Luther, prétend-il que sa parole vaut bien celle de la vieille Église millénaire, voire qu’elle lui est supérieure ? Pour des raisons de principe, mais aussi d’expérience : Luther a découvert à quel point l’Église – et d’abord la papauté – était dans le faux par rapport à l’Écriture sur l’affaire des indulgences ; quant à lui, « captif de la Parole de Dieu », il est sûr de lui, sûr que son interprétation est la seule juste – tant qu’on ne le lui démontre pas, Bible en main, qu’il a tort. Il avait raison, comme l’Église catholique finira par le reconnaître.

L’héritage de la Réforme

La Réforme est incontestablement un tournant européen et mondial, mais quel tournant ? On peut répondre tout simplement : elle a créé un troisième christianisme dans le monde, à côté du catholicisme et de l’orthodoxie. C’est un événement majeur de l’histoire de l’Europe moderne, avec des pages glorieuses et des violences considérables, dont les guerres de religion et leurs conséquences.

On accorde souvent, surtout du côté allemand, une qualité décisive à la Réforme : elle aurait été le tournant vers la Modernité européenne, modernité politique, culturelle, sociale, celle de la liberté de conscience. Et implicitement ou explicitement, cela revient à affirmer sa supériorité sur l’Église catholique, considérée comme retardataire et médiévale. Les historiens de la Réforme, en particulier allemands, rejettent aujourd’hui cette idée reçue. C’est, selon eux, une projection rétrospective, lancée en Allemagne au xixe siècle en soutien au nationalisme allemand. Il faut donc considérer les développements de la Réforme dans leur contexte historique.

L’historien Heinz Schilling surtout insiste sur le contexte « des » réformes, sans pour autant nier que Luther est allé le plus loin, jusqu’à la rupture, sans cependant la vouloir ni l’imaginer une seconde au départ, avec des conséquences ultérieures qu’il n’a pas non plus souhaitées. Cette perspective réhabilite pour une part la « Contre-Réforme », opérée surtout par les Jésuites : il s’agit d’une appellation commode, mais qui dévalorise implicitement les très importantes réformes du concile de Trente, qui changent le visage de l’Église catholique et l’arrachent aux mondanités de la Renaissance tout en la « modernisant ». Luther ne voulait pas une autre Église : il voulait l’Église catholique réformée selon l’Évangile et il est probable que, jusque vers 1525 encore, il croyait pouvoir y arriver. Mais par la suite, se sont imposés à lui le maintien de l’acquis, l’institutionnalisation de ce qui avait été conquis, l’organisation ecclésiastique, sans compter le traitement des divisions doctrinales et autres dans le tout jeune camp réformé6. D’autre part et surtout, Charles Quint avait pris la mesure du problème et l’Empire, d’abord assez passif, en conflit lui aussi avec le Pape7, commençait à devenir menaçant pour la Réforme. Preuve en est la « ligue de Smalkalde », une alliance défensive créée en 1531 par les princes protestants favorables à la Réforme après que Charles Quint eut refusé la « confession d’Augsbourg » (un texte conciliant résumant « ce que croient » les partisans de Luther) lors de la diète du même nom en 1530. Le contexte politique général était celui d’un Saint Empire romain à son apogée mais prenant l’eau de toute part, confronté à la constitution d’États territoriaux aspirant à l’autonomie, autant par rapport à Rome que par rapport à l’Empire. En ce sens, Luther a surtout servi de prétexte aux princes protestants – et aussi catholiques ! – pour affirmer leur souveraineté.

La rançon de cette situation favorable était que sa Réforme ne pouvait aboutir que grâce au prince-électeur de Saxe, Frédéric le Sage, et de quelques autres seigneurs allemands. Frédéric trouvait bien sûr, avec un Luther admiré par les intellectuels et adulé par les foules, un allié de poids pour ses projets d’émancipation. C’était un prince pieux, et il a sûrement été intéressé par la critique et la proposition religieuse de Luther, mais il ne faut pas imaginer qu’il pensait sortir de l’Église catholique. Quand Frédéric est mort en 1525, il avait sans doute le sentiment de mourir en catholique8. De son côté, Luther était conscient du risque politique de la dépendance par rapport aux princes (il ne voulait pas reproduire les faiblesses de l’Église catholique sur ce point) et il a jusqu’à la fin tenté d’éviter que les princes ne prennent le pas sur les Églises de leur territoire. Même soutenu par eux, il fut globalement irréprochable : quand il avait quelque chose à leur dire ou à leur refuser, il le faisait en face9. Mais cette indépendance reposait aussi sur son autorité personnelle. Il était admiré et craint, du fait de sa puissance intellectuelle et de ses colères, même par les princes. Il était aussi aimé parce qu’il était proche des gens, de leur vie et de leur mort : il passait un temps de correspondance incroyable, tous les jours, à consoler ses amis, y compris les plus humbles, dans les épreuves de la maladie et du deuil.

Après sa mort, très vite, dans la logique en cours de leur souveraineté nouvellement acquise (et l’instauration du principe cujus regio ejus religio : « à chaque région sa religion »), et tout en transférant à l’État des activités auparavant réservées à l’Église (l’aide sociale, le soin des malades et des personnes âgées, le droit du mariage et de la famille, l’éducation et l’instruction jusqu’à l’université comprise), les princes se mirent à régenter leurs Églises locales protestantes, non seulement pour les nominations, mais aussi sur toutes sortes de questions internes à l’Église. Le prince (considéré comme un « évêque d’urgence ») « décidait en son nom propre, dans le cadre du droit religieux d’Empire, de la doctrine valable dans son territoire ; il promulguait les ordonnances ecclésiastiques, il nommait les membres théologiens et juristes des instances consistoriales, ainsi que le personnel ecclésiastique chargé de la direction de l’Église. Les restrictions du droit canonique ne s’étendaient plus à lui10 ». C’était l’« État chrétien », que Hegel louait et que Marx condamnait encore au xixe siècle. Il n’en alla certes pas autrement dans les pays catholiques (le gallicanisme français en est le meilleur exemple), mais la différence tient peut-être à la part conflictuelle subsistant dans les pays catholiques. En fin de compte, en pays protestant, ce sont des princes laïcs qui furent les maîtres sans vrai partage (et sans fonction spirituelle officielle) de leurs Églises locales, malgré l’importance croissante de la fonction du pasteur dans les communautés. C’est d’ailleurs l’une des raisons, encore aujourd’hui, de la diversité régionale protestante en Allemagne.

Une seconde singularité, qui fit époque, mérite d’être soulignée. Le luthéranisme supprime la caste sacerdotale dans son ensemble – du pape au clergé séculier et régulier : tout protestant est placé par sa foi dans une relation immédiate à Dieu, dans une conscience religieuse qui le rend « captif » de la parole de Dieu. Luther confère ainsi « à la religion une nouvelle légitimité et une possibilité d’être expérimentée grâce au tournant radical vers le Dieu personnel, dont chacun est proche par la grâce, sans médiateur ni pratiques rituelles. Dieu devenait de nouveau réalité […] dans l’âme des hommes et leur activité quotidienne dans le monde. Pour de nombreux individus, qu’ils soient cultivés ou incultes, autorités ou sujets, pauvres ou riches, la religion reprit un sens existentiel et devint la ligne directrice de la pensée et de l’action, […] une religion qualitativement rénovée […]. Le lieu le plus important, le lieu par excellence de la foi et de l’action qu’elle suscite, n’était plus le couvent, les abbayes, les fondations religieuses ou d’autres endroits où se vit une sacralité séparée, mais la vie quotidienne dans le monde11 ». Le monde et la vie dans ce monde (mariage, profession, politique…) sont valorisés, sanctifiés. Le revers de cette attitude fut que lorsque vint le temps de la sécularisation et de la critique de la religion, les individus protestants furent aussi beaucoup plus directement exposés, sans le « bouclier » de l’Église supranationale, et les pays protestants connurent une sécularisation beaucoup plus précoce et intense que les pays catholiques, où le même effort de formation et de sanctification de la vie quotidienne d’une élite laïque avait été entrepris après le concile de Trente, mais sans conséquence pour le système hiérarchique de l’Église catholique, ni pour ses rites et sa liturgie.

*

Il est sans doute excessif de dire, en conclusion, que l’« Hercule allemand » a sauvé l’Église catholique d’une dérive mondaine mortelle au moment de la Renaissance, mais il a été plus qu’une incitation extérieure dans la réaction de la Contre-Réforme. Il l’a aussi inspirée dans le renouvellement intérieur de sa théologie et de sa pratique : déjà un texte essentiel du concile de Trente (1546-1562), le « décret sur la justification », se rapprochait fortement de la justification luthérienne (du salut) par la foi. Les moyens et les méthodes de Luther furent aussi très vite imités par les catholiques : ainsi, en réponse au Grand et au Petit Catéchisme de Luther, le jésuite Pierre Canisius rédigea lui aussi dans les années 1550 un Grand et un Petit Catéchisme, qui connurent un immense succès. L’obstacle de taille qui demeure aujourd’hui, c’est le rôle et le sens du pape. Les papes d’aujourd’hui dépassent de loin, en termes de théologie, de pouvoir et de rayonnement médiatique, ce qu’ils étaient au xvie siècle. Comme nulle reconnaissance d’une supériorité de l’Église romaine ne semble envisageable, il faut donc, comme Luther à Worms, « s’en tenir là ». Accessoirement, on peut aussi signaler que les « indulgences » sont toujours présentes dans l’Église romaine, aménagées certes, privées de leur aspect « bancaire12 », mais suscitant l’ire et la dérision protestantes comme celles de nombreux catholiques, qui jugent désuet qu’on puisse gagner son salut par des « mérites » comptables, quels qu’ils soient.

De la Réforme de Luther – prolongée et accentuée par la génération suivante (Calvin surtout) –, deux « cultures confessionnelles » sortirent, avec leurs marqueurs propres – politiques, économiques, juridiques, religieux… Leurs traces restent multiples en Europe et hors d’Europe jusqu’à nos jours. Même quand la sécularisation, les institutions européennes et la mondialisation leur ont enlevé de leur tranchant, des latences demeurent, comme on le voit depuis des décennies du côté protestant, avec la vitalité des Églises évangéliques (face à la routine des Églises « officielles »), promises par les spécialistes de la religion à un avenir glorieux au xxie siècle, ou, récemment, avec un réveil typiquement catholique lors des Manifs pour tous de 201313. La réforme de Luther, engagée il y a cinq siècles, n’a pas épuisé ses effets contrastés de renouvellement et de différenciation dans la culture européenne.

  • 1.

    Du côté des historiens (et des sociologues) allemands contemporains, la tendance serait plutôt, non pas à nier l’importance de la Réformation protestante en Allemagne, mais à en relativiser le caractère unique, et le sentiment de supériorité qu’elle engendre parfois chez les filles et les fils de Luther. Comme les historiens français, ils préfèrent parler de la période du xve au xviie siècle comme de l’« ère des réformes », et non pas du seul « siècle de la Réforme » (le xvie siècle allemand), et font le constat que cette dernière a surtout brisé l’évidence de l’universalité de l’unique christianisme.

  • 2.

    Je me servirai avant tout de trois livres récents : Thomas Kaufmann, Histoire de la Réformation [2009], trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor & Fides, 2014 ; Heinz Schilling, Martin Luther. Rebelle dans un temps de rupture [2012], trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2014 ; Marc Lienhard, Luther. Ses sources, sa pensée, sa place dans l’histoire, Genève, Labor & Fides, 2016.

  • 3.

    « Électeur », après la mort de l’empereur du Saint Empire romain, de son successeur.

  • 4.

    Il bénéficia aussi tout au long de sa vie des illustrations de Lucas Cranach l’Ancien et de son atelier, installé à Wittenberg. Cranach resta un ami intime de Luther et de sa famille, ils furent mutuellement parrains de leurs enfants. Et grâce à Cranach, les illustrations de toutes sortes ne manquent pas sur les débuts de la Réforme : tableaux, portraits de Luther, illustrations de livres de Luther, caricatures anticatholiques, etc.

  • 5.

    La « diète » est l’assemblée d’Empire chargée de régler les litiges et les affaires en cours : elle comprend les princes-électeurs, d’autres princes religieux et laïques et des délégués des villes.

  • 6.

    Voir, entre 1527 et 1530, les querelles très dures autour de la « présence réelle » du Christ dans l’eucharistie.

  • 7.

    Le sac de Rome, d’avril 1527 à février 1528, par des troupes de Charles Quint, en représailles d’une alliance entre le Pape et François Ier, fut effroyable.

  • 8.

    Jusqu’en 1523, deux ans avant sa mort, il avait gardé sa collection de reliques, l’une des plus belles d’Allemagne, avec 17 000 pièces…

  • 9.

    Il a cependant failli dans deux affaires d’importance : en 1539, dans l’histoire du double mariage ou de la bigamie du margrave Philippe de Hesse, fervent soutien de la Réforme, il n’osa pas prononcer une condamnation pourtant logique ; en 1525, lors de la « guerre des paysans », craignant que les paysans ne piétinent sa Réforme, il appela les seigneurs à une répression impitoyable (100 000 morts en quelques semaines). L’autre grande faillite de Luther est sa haine ignoble des juifs à la fin de sa vie (dans le livre intitulé Contre les juifs et leurs mensonges). Voir T. Kaufmann, les Juifs de Luther [2014], trad. Jean-Marc Tétaz, Genève, Labor & Fides, 2017.

  • 10.

    T. Kaufmann, Histoire de la Réformation, op. cit., p. 498.

  • 11.

    H. Schilling, Martin Luther, op. cit., p. 682-683.

  • 12.

    Voir les justes réflexions à ce sujet de Bernard Sesboüé, « 1517-2017. 500 ans après Luther », Études, octobre 2016.

  • 13.

    H. Schilling voit aussi dans les Journées mondiales de la jeunesse une invention rendue possible par Luther.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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