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Paul Ricœur, penseur des institutions justes. Introduction

novembre 2017

#Divers

« Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » : la célèbre formule par laquelle Paul Ricœur définit la « visée éthique » se trouve dans la septième étude de Soi-même comme un autre1, l’un de ses livres majeurs. Elle y est longuement explicitée et incluse dans la réflexion plus vaste sur la philosophie du sujet qui occupe l’ensemble de l’ouvrage. Ricœur l’a commentée à plusieurs reprises par la suite, avec des variantes dans la formulation : ainsi, à la place de la vie « bonne », on trouve une « vie accomplie » ; « autrui » devient parfois « l’autre » ou « les autres » ; les « institutions justes » apparaissent aussi au singulier.

Les réflexions de Jean-Louis-Schlegel et Alain Cordier proposées ci-dessous sont issues d’interventions lors d’un colloque tenu en avril 2017 à la mairie du 4e arrondissement de Paris, organisé par l’Association Paul Ricœur, qui promeut la mémoire et la diffusion de la pensée du philosophe. Le sujet du colloque était précisément la formule par laquelle Ricœur définit la visée éthique. Les deux textes ont été réécrits pour la publication dans Esprit, mais ils restent fidèles à leur contenu initial. Ils ne constituent pas un commentaire direct de la définition de Ricœur, mais de libres prolongements pour tenter d’en comprendre le sens et d’en expliciter la fécondité possible dans les « diverses sphères de justice ». Bien que les trois strates (la vie bonne – avec et pour les autres – dans des institutions justes) doivent toujours être présupposées simultanément comme l’objectif total de la visée éthique, ce sont d’abord les institutions justes, si souvent oubliées par les philosophes, qui sont au cœur de ces deux textes.

Au moment où paraissent de nombreux articles et livres sur les rapports entre « le philosophe et le président », la réflexion sur les « institutions justes » selon Ricœur renvoie de fait à une ou des facettes importantes de la pensée politique ricœurienne, comme le souligne Michaël Fœssel dans sa préface au recueil d’entretiens et de dialogues récemment paru2. Les institutions posent la question générale du rapport entre la théorie et la pratique, mais aussi celle de l’application des distinctions philosophiques de Ricœur à des situations concrètes. Les deux textes proposés – sur la « nature » des institutions justes et sur la « décision juste » – reviennent sur ces deux aspects, celui des principes et celui des applications. L’un et l’autre montrent bien que « Ricœur marque les limites des conceptions procédurales de l’État de droit en s’installant dans les apories ouvertes par la démocratie. Le moment des institutions est fondamental parce qu’il organise la confrontation sans jamais y mettre un terme définitif. La stratégie ricœurienne demeure celle de la “voie longue” : l’impossibilité (moderne) de trancher entre des conceptions substantielles du bien incline vers une culture du conflit ». On notera que ce dépassement du procédural implique chez Ricœur l’utopie d’un dépassement qualitatif, dans le cadre démocratique, du juste compris comme égalité – sans pour autant transiger sur la nécessité du combat pour l’égalité.

Le texte sur « Paul Ricœur, philosophe et protestant » reprend pour sa part une conférence tenue lors de l’assemblée générale de la même association, en mai 2017, et intitulée « Ricœur protestant ». La « justification par la foi », que Daniel Frey y évoque logiquement, peut se rattacher au thème de la justice, mais son thème avait d’autres motifs : d’une part, la célébration du 500e anniversaire de la Réforme de Luther, du 31 octobre 2016 au 31 octobre 2017 (date officielle de l’anniversaire, en mémoire de l’affichage des 95 thèses sur les indulgences3) ; d’autre part et précisément, l’appartenance confessionnelle de Ricœur, jamais déniée par lui mais souvent objet de soupçons discréditant le caractère proprement philosophique de sa pensée, que Ricœur revendiquait.

Il était justifié, en cette année de rappel d’un tournant majeur de l’histoire de l’Europe, de préciser ce que fut l’évolution du philosophe sur ce point discuté. Daniel Frey montre en effet – et c’est le grand intérêt de son texte – que l’assignation à Ricœur, sans plus, d’une identité protestante, la même durant plus de cinquante ans de vie philosophique et imposant sa loi à sa pensée, manque d’esprit de finesse.

Il est vrai aussi que le vent a tourné : il semble bien qu’il n’est pas ou qu’il n’est plus méprisable ou condamnable, en un temps où le scientisme et le positivisme célèbrent de nouveaux triomphes face aux philosophies de la liberté, que des philosophes s’intéressent aussi à la théologie et à la tradition religieuse, à ses intuitions et à ses ressources, pour penser le présent.

Note

  • 1.

    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 (rééd. coll. « Points Essais », 2015).

  • 2.

    Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, Paris, Seuil, 2017.

  • 3.

    Sur cet anniversaire, voir l’article de Jean-Louis Schlegel, « La Réforme de Luther. Origines et sens d’un héritage », Esprit, mars-avril 2017.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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