Pourquoi le Front national ?
« Direction la présidentielle ! » : c’est surréaliste, mais après le 13 décembre 2015, le mot d’ordre reste le même pour MM. Hollande et Sarkozy, et tout continue comme avant à droite et à gauche. Pourtant chacun est convaincu que la déconfiture de l’extrême droite au second tour des élections régionales n’a rien résolu : ni la question de sa forte présence désormais en France, ni celle de sa progression dans les mois à venir. Selon toute probabilité, Marine Le Pen sera présente au second tour des élections présidentielles en 2017.
On a longtemps cru que la montée du Front national était conjoncturelle, liée avant tout à la crise économique et à sa démagogie pour en rejeter les conséquences (chômage, pauvreté, insécurité) sur les immigrés. C’est ainsi que Jean-Marie Le Pen a débuté et s’est renforcé au début des années 1980. Jusqu’en 2012, les scores du Fn aux élections sont restés en dents de scie – élevés aux présidentielles, beaucoup plus faibles aux législatives, départementales, régionales, européennes. Mais depuis trois ans et surtout depuis 2014, il est à un niveau très élevé et constant à toutes les élections. Il faut donc s’y résoudre : son implantation est de plus en plus consolidée, ce qui lui permet de se présenter comme une alternative aux deux grands partis dominant depuis longtemps la scène politique française – Les Républicains et le Parti socialiste. Le Fn l’emporte en les rejetant tous deux dans les ténèbres extérieures, comme un bloc unique en face de lui : ils ont fait et ils font ensemble, à l’en croire, la décomposition française. Si le Fn – parti irréprochable ! – ne gagne pas (encore) les élections faute d’alliés, ses idées gagnent du terrain politiquement et dans les têtes.
Raisons d’un succès
Il y a certainement des explications « essentialistes » à cette implantation, ou des raisons qui tiennent à la tradition et aux institutions politiques françaises. Elles sont importantes et intéressantes, mais leur limite vient de ce que d’autres pays européens avec d’autres traditions historiques et politiques ont aussi une extrême droite populiste très puissante. On s’en tiendra donc d’abord ici aux explications conjoncturelles, celles de la science politique et des instituts de sondage. Après les départementales de 2014, déjà très favorables au Fn, ils se sont évertués de concert à comprendre son succès. Que retenir de ces analyses ?
Droitisation, immigration, insécurité, pauvreté
On a, entre autres, parlé de « droitisation », pas seulement en France mais en Europe. Elle est à la fois évidente et non univoque1. Ainsi, la libéralisation culturelle (à propos des questions de sexualité, de genre, de mariage) ne recule pas et ne joue pas de rôle dans la faveur ou la défaveur de la gauche ou de la droite. Ce qu’on appelle l’« individualisme démocratique » – qui est peut-être malgré tout l’une des sources « cachées » du malaise – continue d’imprimer sa marque sur les comportements dans la vie intime, la consommation, etc. Comme on le sait, Marine Le Pen ne s’engage pas – en tout cas pas franchement – dans les combats éthiques pour la vie, le mariage exclusif entre un homme et une femme, etc. (dans un partage des rôles équivoque, ils sont soutenus par sa nièce Marion, plus fidèle sur ce point à son grand-père Jean-Marie).
La droitisation la plus nette porte sur les questions d’immigration et de sécurité. En France, depuis trois ou quatre ans, la « tolérance » face à l’immigration (au sens large) a ainsi baissé fortement et de façon continue, ce qui est inédit. Selon Vincent Tiberj, « depuis plusieurs années, le rapport de forces est nettement en faveur des prises de position xénophobes ». Le thème de la responsabilité des immigrés dans la crise économique a partie gagnée dans les esprits. L’accusation récurrente qui veut qu’ils viennent avant tout pour profiter des prestations sociales est répétée sans discontinuer. Malgré les nombreuses analyses qui s’efforcent de prouver le contraire, qui rappellent qu’émigrer est toujours une décision difficile, que la cause principale est la misère et que, pour les réfugiés, ce sont les menaces sur leur vie et celle de leur famille qui les motivent, que les immigrés apportent une contribution positive à l’économie française, rien n’y fait : avant et après les élections régionales, les électeurs Fn invités à s’expliquer sur leur vote ont dénoncé en boucle l’attribution aux migrants et aux réfugiés de subventions et d’aides qui devraient revenir à eux-mêmes et aux nécessiteux français. Les sentiments « xénophobes » s’expriment désormais sans retenue en toute affaire où l’étranger est peu ou prou en cause (viande halal, Roms, signes religieux…) : ils attestent du ressentiment – du « ras-le-bol », pour employer le mot courant – que suscitent les manifestations du « non-Français de souche », qui fait « comme s’il était chez lui » et ne s’aligne pas sur la loi commune.
En matière économique, la « droitisation » est ambiguë : les uns demandent moins d’État, plus de liberté, de libéralités et de libéralisme, d’autres (les plus pauvres et les plus touchés par la crise ?) plus d’État, plus de « présence » de l’État. Cela peut se comprendre : de bons observateurs incriminent l’écart matériel que la mondialisation creuse entre le peuple et les élites,
effet d’une mondialisation que l’on a dite heureuse, qu’on aurait même pu appeler bienheureuse tellement on a été tenté d’y voir un Avènement. Depuis trente ans, disent les statistiques, le niveau de vie de deux Américains sur trois a stagné alors que le Pib par habitant a plus que doublé : c’est vers le haut que le supplément de richesse s’est déversé. D’intensité différente selon les pays, cette tendance est structurelle dans tout le monde occidental. L’ouverture des frontières et des échanges a favorisé l’élément le plus mobile (le capital et les compétences rares) mais défavorisé le travail, facteur au contraire peu mobile. À cela, les gouvernements ont consenti quand ils ne l’ont pas organisé, tout en se donnant l’allure de maîtriser le processus grâce à des rectifications à la marge. Cette séparation des niveaux ne concerne pas seulement le train de vie. La formation de strates marque toute la vie sociale. On a parlé d’un apartheid subi par les musulmans2 – ou supposés tels – des banlieues, mais l’assignation territoriale produite par la spéculation foncière affecte tout autant les « petits Blancs » des périphéries lointaines3.
Peut-être faut-il réserver le mot « élites » à d’autres qu’aux bénéficiaires de la mondialisation matérielle, mais on comprend que les « perdants », devant l’incurie de la droite et de la gauche, cherchent d’autres remèdes.
Populisme
La « droitisation » est réelle, et cependant inexacte ou insuffisante pour expliquer la montée en puissance du Fn. En haut, du côté des dirigeants de ce parti, il y a aussi un populisme assumé ou une rhétorique populiste – si ce mot signifie d’abord et avant tout que « le Fn dit tout haut ce que les Français pensent tout bas », ou qu’il dit ouvertement ce que les autres partis occultent ou expriment par euphémismes (l’immigration, l’islam, l’identité française, le nationalisme, l’Europe). Ce thème de l’immigration est toujours fortement réactivé par le Fn au moment des élections. C’est toute la difficulté de la droite, car à l’évidence, « à droite de la droite », on pense comme le Fn et seule une retenue langagière, sans cesse mise en échec par des dérapages de militants et d’élus, l’empêche d’abonder dans le sens du parti de Mme Le Pen. La stratégie la plus récente de M. Sarkozy – condamner sans appel le Fn en reprenant sans hésitation plusieurs de ses thèmes de prédilection – peut-elle réussir aux Républicains ? La réponse des élections régionales n’a pas été concluante. On l’a assez dit : les électeurs ne sont pas bêtes au point de confondre l’original et la copie.
Là réside peut-être l’équivoque des intellectuels ou des pamphlétaires qui se veulent libérés des censures et des tabous de la gauche sur ces sujets. Ils sont très différents certes, et on ne fera pas ici l’amalgame entre Alain Finkielkraut – malgré des désaccords – et Éric Zemmour ou Philippe de Villiers et quelques autres, qui bénéficient de tribunes dans la presse. De plus, nul n’ignore que tout un chacun peut être instrumentalisé à volonté. Cependant, ces auteurs, très présents dans les médias, ne sont pas que des victimes de l’intolérance intellectuelle de gauche : si différents soient-ils, leurs thèmes de « réflexion » communs (immigration, laïcité, Europe, souveraineté) s’inscrivent dans un contexte populiste qui leur offre une large audience. Aucune question n’est taboue, évidemment : ni la question des flux et de la politique migratoires, ni celle de la venue d’étrangers en France, de leurs devoirs et de nos obligations envers eux, ni celle de la nation et de l’Europe (et de l’euro !), ni celle de la souveraineté, ni a fortiori celle de la laïcité. Mais que substituent ces auteurs au prêt-à-penser de gauche, comme ils disent ? Le prêt-à-penser inverse, au pire celui qui s’échange au zinc des brasseries, beaucoup de ressentiment, souvent des idées générales, des points d’histoire et de sociologie que les historiens et les sociologues de métier ne valident pas (mais comme ils méprisent les historiens et les sociologues, cela n’a pas d’importance). Qu’est-ce qui distingue encore Éric Zemmour ou Philippe de Villiers du Fn ? Peut-être ces auteurs pensent-ils que leurs succès de librairie et de couverture dans les médias ne sont dus qu’à leur talent de polémistes ou de « penseurs »… Il vaut mieux en rire. Dans la mesure où ces thèmes sont le champ de manœuvre du Fn et de ses « dérapages » verbaux, il vaut mieux mesurer ce qu’on dit et la façon dont on le dit. Qu’on pense à la laïcité par exemple : le Front national s’en sert comme marqueur identitaire de la France, pour, par exemple, dénoncer l’« occupation de la France » (par l’envahisseur musulman) ou célébrer les racines chrétiennes exclusives de la France, tout en prônant la neutralité religieuse des individus (et non de l’État). Or plus la laïcité républicaine se gendarme contre les signes publics des religions et prétend (à tort) que la laïcité « privatise » les religions, plus elle donne des armes au Front national.
Islam
Marine Le Pen a réorienté la ligne fondamentale du Fn sur l’immigration : au moins autant que l’étranger et l’immigré, c’est le musulman et l’islam qui sont dans le collimateur, l’islam en général, voire en soi, qui serait non seulement impossible à intégrer mais aussi une religion dangereuse. Est-ce la grande peur historique de l’Occident face à l’islam qui est ainsi ranimée (en miroir finalement de la dénonciation des « croisés » par les islamistes) ? En tout cas, la laïcité est devenue logiquement une arme lourde de l’arsenal du Fn – une laïcité comprise avant tout comme une digue contre l’« invasion » des manifestations islamiques dans l’espace public. Ce faisant, Marine Le Pen prétend incarner la vraie laïcité républicaine, celle qui résiste à l’arrogance publique et à la volonté de pouvoir des religions, alors qu’il s’agit largement d’une idéologie nationaliste en défense de l’Occident et de ses « valeurs ». Sans s’embarrasser d’analyses plus différenciées, elle considère globalement l’islam comme un fauteur de violences réelles et potentielles, et là encore les événements – les attentats en France et la cruauté inouïe de Daech en Syrie – mais aussi les multiples motifs d’irritation contre l’islam français (prières de rue, voiles dans les lieux publics, constructions de mosquées, abattage rituel) semblent à vue immédiate lui donner raison. Elle le faisait déjà avant le 13 novembre 2015, mais elle a eu beau jeu de dénoncer fortement, après les tueries, l’arrivée de djihadistes avec les réfugiés de Syrie (et l’accueil parcimonieux accordé, selon elle, aux chrétiens d’Orient persécutés et tués). Ce discours trouve à l’évidence un écho dans les sentiments de nombreux Français excédés par les dissonances dont, à tort ou à raison, « l’islam » ou « des musulmans », Français ou non, sont partie prenante. À l’inverse, les dénonciations diverses de la violence islamiste par les musulmans eux-mêmes et les signes concrets, si maladroits soient-ils, pour s’en distancier ne sont que faiblement perçus, en tout cas ne font pas encore le poids face aux perceptions négatives4.
Jeunesse : no future !
Un tiers des jeunes entre 18 et 24 ans ont voté pour le Front national – ce qui est énorme et semble « contre-intuitif » par rapport aux images de la « jeunesse ». Mais ce chiffre doit être tempéré : il s’agit de ceux qui se rendent aux urnes – et qui sont minoritaires, car le premier réflexe des jeunes est l’abstention et le désintérêt pour la politique : un quart seulement d’entre eux a participé aux élections départementales en 2015, soit deux fois moins, en moyenne, que l’ensemble des Français). Contrairement à une idée reçue, la majorité des jeunes de 18-24 ans ne pense presque pas autrement que ses aînés en matière politique, sociale, culturelle5. En revanche, toutes les enquêtes démontrent une forme de désespérance, une non-confiance absolue en l’avenir (c’est paradoxalement le « troisième âge » qui parie le plus sur un avenir meilleur). Ce no future est à l’inverse du slogan punk des années 1960-1970, qui avait des allures de provocation créatrice.
Menaces sur la démocratie ?
La rhétorique du Fn est gagnante sur fond de « fractures françaises », en partie connues et dénoncées mais sans qu’on les prenne vraiment au sérieux dans la classe politique, médiatique et intellectuelle : du « conjoncturel », là encore, en attendant des jours meilleurs ! On en a vu d’autres, n’est-ce pas ! Or le succès du Fn montre combien ces fractures ont fini par travailler les esprits. Une autre publication de la Fondation Jean-Jaurès, récente mais qui date d’avant les élections régionales, est instructive à ce sujet6. Les auteurs sont d’accord, avec des nuances, sur quatre « fractures » : la crise de la représentation politique et des pratiques politiques (« La confiance dans les partis comme envers les députés est incroyablement faible » – ce qui explique aussi, soit dit en passant, qu’on puisse « avoir envie d’essayer autre chose », comme le disent de nombreux électeurs du Fn) ; la déstructuration des clivages politiques, devenus très mouvants, à géométrie variable, avec des options différentes sur nombre de questions importantes au sein de la droite et au sein de la gauche ; la rétraction identitaire et le « repli sur soi » (contre la mondialisation, contre l’Europe, contre l’immigration), la méfiance face à « l’autre », l’« insécurité culturelle » ; et enfin la forte droitisation, même si l’on peut en discuter certains aspects (voir ci-dessus). Peut-on, faut-il alors aller jusqu’à parler d’une « crise de l’idée démocratique » ?
Individualisme sécuritaire et demande de « chefs »
Gilles Finchelstein pense que non. Gérard Courtois fait remarquer que dans les enquêtes d’opinion, Marine Le Pen est bien repérée, malgré ses dénégations, comme « d’extrême droite » et que 60 % de Français – un chiffre en hausse en 2015 – estiment que le Fn est un « danger pour la démocratie ». Les autres auteurs sont plus hésitants. Ainsi Pascal Perrineau constate que pour le moins, dans l’enquête de référence, « le jugement selon lequel la démocratie fonctionne de plus en plus mal est très présent ». Il note aussi la « demande d’hommes forts, de chefs », réclamée même par l’électorat de gauche, alors que localement on réclame une société plus égalitaire et moins autoritaire (au travail par exemple). Rappelant que le questionnaire tournait autour de la façon dont « les Français perçoivent Autrui, l’altérité en général et comment la réguler », Brice Teinturier s’interroge lui aussi sur une société particulièrement individualiste et en même temps particulièrement crispée « dans le rapport à l’autre et sur les questions identitaires ». Autrement dit, alors qu’on s’attendrait, dans le cadre de l’individualisme démocratique, à une plus grande « ouverture » à autrui au sens le plus large, ce sont au contraire la défiance et le rejet qui l’emportent.
L’individualisation de la société crée sui generis non pas davantage de tolérance dans le rapport à l’autre, mais une demande d’ordre et d’autorité, ne serait-ce que pour permettre à l’individu de disposer d’un cadre sécurisé à l’intérieur duquel il peut exercer son indépendance.
Une amélioration des indicateurs économiques ne changerait rien à cet état d’esprit. Dans ces conditions,
si le point de départ est certes une crise de la représentation et des pratiques politiques, son aboutissement est de plus en plus un ébranlement profond de l’idée démocratique elle-même. […] L’on peut parler d’un ébranlement progressif des fondements de la démocratie sous le poids de la défiance de l’autre, du sentiment de déclin, de l’individualisme et de la crise de la représentation et des pratiques politiques.
Brice Teinturier rappelle que si un Français sur quatre déclare que « d’autres systèmes peuvent être aussi bons que la démocratie », ils sont 31 % à le penser chez les moins de 35 ans, 35 % chez les ouvriers et 41 % chez les sympathisants du Front national.
Avec cet individualisme sécuritaire, on est loin des années 1980, quand Gilles Lipovetsky insistait sur l’individualisme, léger et humoristique, qui désinvestirait la sphère publique, ou quand Marcel Gauchet et Alain Finkielkraut s’interrogeaient sur les capacités de cet individualiste à s’engager encore contre un ennemi extérieur de la démocratie7… Désormais, c’est de son désir d’autorités, de chefs ou de guides qu’il est question, et dans l’affaire, sont moins en cause des dirigeants fascistes (populistes et démagogues oui, mais non pas désireux d’installer une dictature) qu’un peuple épuisé, « France d’en bas » cherchant à s’en sortir à tout prix et prête à « essayer autre chose ».
France d’en haut et France d’en bas
France d’en bas ? Oui et non, ou de moins en moins. On peut certes penser, comme Jacques Julliard8, qu’avec le Front national,
sociologiquement, nous sommes dans la lutte des classes du milieu du xxe siècle. Et le programme du Front national, revu par Marine Le Pen et Florian Philippot, ne dément pas cette posture : défense de l’emploi et des services publics, retraite à 60 ans, protectionnisme, hostilité à l’Europe libérale, laïcité. C’est, à des détails près, le programme de la Cgt, du Parti communiste et du Front de gauche. La seule différence notable porte sur l’immigration et la sécurité ; c’est là, à n’en pas douter, que se fait la décision chez les électeurs : 28 % pour le Fn, contre 4 % au Front de gauche, soit un rapport de un à sept.
On pourrait préciser que le vote Fn, plus marqué dans la moitié est du pays, semble davantage de nature sociale (lié au chômage) dans le Nord et l’Est, et plus identitaire (lié à l’immigration) dans le Sud méditerranéen. Mais Julliard ajoute à bon droit, à propos de l’immigration et de la sécurité :
C’est dire que c’est là le point décisif ; il ne sert à rien de tenter de l’escamoter en se retranchant derrière le conditionnement économique et social.
Il a eu raison de l’ajouter, car, sans surprise, la tentation d’excuser le « peuple » n’a pas tardé à venir, dès septembre, avec les propos de Michel Onfray :
Le peuple français est méprisé depuis que Mitterrand a converti le socialisme à l’Europe libérale en 1983. Ce peuple, notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micro-peuples de substitution : les marges célébrées par la pensée d’après 1968 – les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze, les homosexuels et les hermaphrodites, les fous et les prisonniers de Foucault, les métis d’Hocquenghem et les étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou. Il fallait, il faut et il faudra que ces marges cessent de l’être, bien sûr, c’est entendu, mais pas au détriment du centre devenu marge : le peuple old school, auquel parlait le Pcf (le peuple qui est le mien et que j’aime) et auquel il ne parle plus, rallié lui aussi aux dogmes dominants9.
Qu’il était beau, le temps du Pcf puissant, où le « peuple » était « bien » représenté ! Mais la démagogie d’Onfray, qui voudrait faire croire qu’on est dans les banlieues rouges ou la misère rurale des années 1950, n’impressionne plus. Il faut éviter de se laisser entraîner dans l’engrenage de l’excuse par le misérabilisme (qui est aussi à l’œuvre dans le raisonnement « social » qui excuse les jeunes des banlieues rejoignant le djihadisme). On peut discuter d’une politique de l’immigration, mais non prétendre « comprendre » la violence de la rhétorique anti-immigrés et anti-réfugiés du Front national (et d’une partie de ses électeurs) et ses solutions radicales (en paroles !) pour éliminer le problème. D’abord parce que, comparativement, la France reste loin des épreuves d’autres pays européens condamnés à la rigueur par le système financier (Grèce, Espagne, Italie…). Ensuite, parce que le fossé dû à la mondialisation entre des gagnants d’en haut et des perdants d’en bas qu’évoque Paul Thibaud n’est tout de même pas entièrement nouveau : avec un peu de mémoire, on se souvient encore de la « France à deux vitesses » des années 1970, à la fin des Trente Glorieuse, puis des « nouveaux pauvres » du début de l’ère Mitterrand, puis des « exclus » des années 199010, puis de la « galère » des jeunes, puis de la « relégation » pour finir par l’« apartheid ». Rappelons aussi que même dans les pays du Nord et dans d’autres encore opulents, l’extrême droite, avec le même discours que le Front national, fait des scores très élevés. Encore et toujours, la variable la plus explicative reste la tolérance ou l’intolérance à l’étranger, à l’autre.
*
Il ne sert à rien de diaboliser le Fn à coup d’insultes, d’injures, de commisération sur sa « bêtise », son « ignorance », son « incompétence ». Il est tiré vers le haut par des atouts de taille, qui, actuellement, se conjuguent : la mondialisation et ses effets délétères, le marasme économique et le chômage, les malaises identitaires et culturels, la désignation de boucs émissaires faciles : les étrangers, musulmans de préférence. Il faudrait aussi comprendre le génie familial des Le Pen, qui consiste, bien plus qu’en une volonté de fascisme, en son intuition sûre des inquiétudes culturelles et des passions rentrées, éventuellement belliqueuses, voire habitées par la haine, d’une France fragilisée par la longue crise sociale et économique. Le Fn se veut l’expression à voix haute de ce que cette France « abandonnée » par les politiques pense tout bas ; il réussit à la souder et la coaguler pour créer une nouvelle et inédite opposition de « deux France ». Il prétend lui donner le dictionnaire des mots et des thèmes qui expliquent son abaissement – et cela lui réussit, avec le coup de pouce des événements qui sourit toujours aux audacieux et aux vainqueurs. Il construit d’élections en élections et de crise en crise une contre-société et une contre-culture « citoyennes » qui vont à contre-courant ou qui sortent carrément du périmètre de convictions, des valeurs, des habitus de la démocratie française et de la démocratie en général11. La désignation des siens comme « les patriotes », laissant entendre que tous les autres ne le sont pas, est typique de cette rhétorique, qui repose finalement sur la distinction amis/ennemis chère à Carl Schmitt, le théoricien de l’État fort et des chefs capables de décision, qui ne passeraient pas leur temps à délibérer – à discutailler – avec des représentations nationales… Ce qui sortirait d’une victoire et d’une arrivée au pouvoir du Fn est en vérité incertain. Son discours est potentiellement source de violences bien réelles, mais l’histoire ne repasse pas les plats : cela n’aura pas grand-chose à voir avec les années 1930 du xxe siècle. Mais on aurait tort de sous-estimer ce que représenterait un tel événement dans une démocratie pleine de démocrates mal au point dans leur tête et leur corps.
- 1.
Voir Jérôme Fourquet, Fabienne Gomant, Ernst Hillebrand et Vincent Tiberj, Droitisation en Europe. Enquête sur une tendance controversée, Paris, Fondation européenne d’études progressistes et Fondation Jean-Jaurès, 2014 (colloque organisé après une enquête Ifop de mai 2013).
- 2.
Les Français musulmans, qui ont très majoritairement voté à gauche en 2012 (présidentielles) et 2015 (départementales), se sont nettement réfugiés dans l’abstention aux régionales de 2015. Certains ont même tenté de lancer un parti musulman, qui a eu quelque succès dans des agglomérations et des quartiers où les Français musulmans sont nombreux. Voir Jérôme Fourquet (sous la dir. de), Karim vote à gauche et son voisin vote Fn, Paris, Fondation Jean-Jaurès et Éditions de l’Aube, 2015.
- 3.
Paul Thibaud, « France : la décomposition civique à l’œuvre », Le Figaro, 28 décembre 2015.
- 4.
Jérôme Fourquet et Alain Mergier, Janvier 2015 : le catalyseur, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2015.
- 5.
Voir les 18-24 ans et l’avenir de la politique, Paris, Institut Diderot, coll. « Les entretiens de l’Institut Diderot », 2015.
- 6.
Gérard Courtois, Gilles Finchelstein, Pascal Perrineau et Brice Teinturier, Fractures françaises. I, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2015.
- 7.
Gilles Lipovetsky, l’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983 ; Alain Finkielkraut et Marcel Gauchet, « Malaise dans la démocratie. L’école, la culture, l’individualisme », Le Débat, no 51, 1988. Dans la Peur du vide. Essai sur les passions démocratiques, Paris, Le Seuil, 1991, Olivier Mongin répondait indirectement à Lipovetsky sur la persistance du tragique et de la « peur de l’autre ».
- 8.
Éditorial, Marianne du 11 au 17 décembre 2015. Au début de son article, Julliard parle du Fn devenu « un parti de classe, plus populaire et plus prolétarien que le Parti communiste ne le fut jamais au faîte de sa splendeur : 46, 5 % des ouvriers, 41, 5 % des employés, 41, 4 % des chômeurs, une place croissante chez les paysans et une forte domination chez les jeunes (34, 8 % chez les 18-24 ans) ».
- 9.
Interview de Michel Onfray, Le Figaro, 11 septembre 2015.
- 10.
Un Tunisien, professeur d’université, me disait récemment que dans la classe moyenne aisée de son pays, on vivait moins bien que dans les banlieues « pauvres » de France. Il connaissait les deux. Malgré la limite de ces comparaisons, on aimerait parfois que la classe politique ait le courage de tenir aussi ce langage, plutôt que de parler d’« apartheid ».
- 11.
Voir François Miquet-Marty, « Le vote Fn ou l’élaboration d’une contre-société », Libération, 11 décembre 2015, p. 23.