
« Traces du sacré » au Centre Pompidou
Dans son commentaire critique de l’exposition « Traces du sacré » - qui s’était tenue en 2008 au centre Georges Pompidou - Jean-Louis Schlegel interroge l’excessive malléabilité de la notion de « sacré ». Entre dérision, « fureur de destruction » et « reconstruction », que penser de notre rapport contemporain au sacré ?
Controverse
« Traces du sacré » au Centre Pompidou
Dans la Revanche des émotions. Essai sur l’art contemporain1, Catherine Grenier a intitulé deux chapitres « Pierre Huyghe, Manifeste de l’inachèvement » (p. 119-133) et « Maurizio Cattelan, Vivre vite » (p. 134-142). Il ressort de cette présentation que ces deux artistes encore jeunes (ils n’ont pas cinquante ans) restent dans un pur cadre d’immanence, celui des contradictions et des désorientations de la condition contemporaine marchant « cul par-dessus tête ». Rien n’oriente l’interprétation vers un « sacré », a fortiori vers une transcendance, même s’il est question de mort et de tragique (à conjurer). Au contraire, le scandale, devenu chez Cattelan « mode d’accès privilégié à l’impensé et aux pulsions refoulées », est ici opposé à celui de Pasolini, censé « réactiver le sacré ». Catherine Grenier veut manifestement éviter le sociologisme et le culturalisme qui inscriraient platement ces créations dans les incertitudes et les « forclusions du présent ». Il n’est pas sûr qu’elle y parvienne entièrement, mais elle maintient en tout cas assez fermement le cap de l’immanence et voit l’art de la fin du xxe et du début du xxie siècle placé avant tout sous le signe de l’émotion, du « passage du concept à l’affect ».
À la dernière page seulement, elle semble indiquer, comme une ligne de fuite, la tendance dans laquelle nous serions déjà :
L’homme contemporain, isolé dans son présent, ayant renié successivement l’une puis l’autre des instances traditionnelles de la transmission, la religion et la politique, déçu enfin par tous les systèmes de construction d’un futur, vit aujourd’hui la dissolution des systèmes normatifs comme une perte génératrice d’angoisse et de solitude.
Plasticiens, cinéastes, metteurs en scène de théâtre en viendraient à la reconquête d’une « origine réinstaurée ». En témoignait déjà, selon elle, Documenta 2002 de Cassel, où Annette Messager proposait une « allégorie aux résonances métaphysiques ». Le « mystère » médiéval, genre religieux « mouvant et polémique », serait de retour. L’humanisme ayant cessé d’être « le berceau naturel » de la création, réapparaîtraient aussi le « théâtre eschatologique du baroque » et le « vertige existentiel du romantisme », et ainsi serait réactivée « la fonction ontologique de l’art ». Mais globalement, Catherine Grenier n’accorde pas une grande importance à la quête spirituelle – pour faire court – des artistes cités.
Démultiplication du sacré
C’est pourtant ce qui semble ressortir de l’exposition de Beaubourg, « Traces du sacré », qui se tient jusqu’au 11 août. Les 350 œuvres de 200 artistes (allant de Goya aux artistes vivants) offriront certainement aux amateurs un bain d’art moderne et contemporain exceptionnel. Entreront-ils aussi dans les « traces du sacré » que les artistes, hors Église pour la plupart, furieusement contre l’Église pour certains, presque tous « post-chrétiens » en tout cas, auraient laissé derrière eux ? C’est la question. Huyghe, Cattelan et beaucoup d’autres sont là. Le catalogue2 de 456 pages, chargé en texte(s) (avec des caractères plutôt petits) et en illustrations, avec une présentation des auteurs de contributions, une bibliographie, une liste des œuvres exposées, un index de 33 pages, attestent de l’ampleur du travail et de l’ambition de l’entreprise. On ne fera pas la fine bouche devant cette quantité ou cet excès. A fortiori ne reprochera-t-on pas à l’exposition d’exister et de « trahir » une prétendue vocation initiale de Beaubourg dont la première exposition, consacrée à Duchamp, aurait donné le ton.
Mais dans le catalogue, l’avant-propos d’Alain Seban (président du Centre Pompidou), la préface d’Albert Pacquement (directeur du musée national d’Art moderne), les deux introductions de Jean de Loisy et Angela Lampe (commissaires de l’exposition) semblent pour partie destinés à anticiper et à désamorcer les critiques prévisibles de toutes parts – celle d’Art Press, évoquée à l’instant, celle de la France laïque, celle du camp des athées, celle des Églises, celle des sociologues de la religion… Et il est de fait difficile d’articuler une critique qui n’ait déjà sa réponse dans les textes d’introduction et aussi de présentation des deux grandes parties (« Religion de l’art et modernité », « L’absurde et le sublime »), elles-mêmes divisées respectivement en 14 et 8 chapitres, eux-mêmes subdivisés à leur tour en de nombreux sous-chapitres. Pour donner une idée du foisonnement, voici la liste des têtes de chapitre : « La trace des dieux enfuis », « La nostalgie de l’infini », « Les grands initiés », « Au-delà du visible », « Révélations cosmiques », « Élévations », « Absolu », « Homo Novus », « Éden », « Danses sacrées », « Spiritualités païennes », « Éros et Thanatos », « Offenses », « Apocalypse », « Homo homini lupus », « Art sacré », « Malgré la nuit », « Résonances de l’archaïque », « Doors of perception », « Sacrifices », « Sagesses orientales », « L’ombre de Dieu », et (pour conclure) « Traces du sacrilège ». Une soixantaine d’auteurs ont rédigé ces textes dont les titres laissent pressentir la diversité pour ne pas dire l’éclatement : il est difficile de trouver entre eux une unité de méthode et de perception des traces du sacré.
Un fil conducteur ?
Ce qui fait question, à l’évidence, c’est cette notion même : « traces du sacré ». Quelles traces, quel sacré ? Comment et à quoi les reconnaît-on ? À défaut de définition, et dès lors qu’il n’y a plus de pouvoir politique ou religieux pour imposer la sienne, l’exposition n’échappe pas, ne pouvait pas échapper, avec ses choix et son parti pris cumulatif, au grand fourre-tout ou au grand barnum du « sacré », une des notions les plus discutées en anthropologie sociale, en sociologie, en philosophie, en théologie. Un des axes de l’exposition consiste cependant à souligner que l’émancipation une fois réalisée par rapport aux religions historiques (en particulier l’Église catholique), on n’assiste pas à la fin mais plutôt à l’expansion universelle du sacré et dans toutes les directions – occultisme, sorcellerie, paganisme, nihilisme… Non pas les dieux enfuis, comme dit un titre de chapitre, mais le Dieu incarné disparu, dont l’existence est encore vouée aux gémonies, rarement objet de nostalgie, souvent sujet de dérision, d’horreur, de fureur de destruction, dépecé en pièces et en morceaux mais aussi objet de reconstruction, de détournement et de métamorphose.
De manière assez hégélienne, il est suggéré que même les oppositions les plus violentes au sacré, au spirituel, au religieux s’inscrivent dans une lignée de sacré et de spirituel voire de religieux : l’opposition est à la fois omniprésente et surmontée dans une persistance, visible ou cachée, masquée, dérivée, du sacré. S’il fallait, au terme de l’exposition et à la lecture du catalogue, malgré tout le définir « majoritairement », ou dans la perception majoritaire que j’en ai eue, je dirais : halo de mystère, invisible « derrière » le visible, croyance aux forces occultes et ésotériques, surface des phénomènes traversée et travaillée par des forces invisibles, dans l’homme ou dans l’artiste mais finalement souvent venues du Dehors. Cette « présence derrière » ou « au-delà de » ou « identifié à » la surface matérielle elle-même semble porteuse moins d’une altérité que d’une identité. Quand elle recrée un « arrière-monde », elle n’apparaît en tout cas pas nécessairement, aux philosophes et aux théologiens, comme l’idée la plus moderne du sacré et du divin.
Angela Lampe suggère, dans son introduction, que des expositions consacrées « au spirituel dans l’art » à l’étranger, depuis une trentaine d’années, ne furent pas accueillies avec enthousiasme dans la France laïque. Est-ce, sans le dire, aussi pour cette raison de prudence laïque qu’il a été fait choix d’additionner en quelque sorte les entrées ou les ouvertures vers le « sacré », y compris à travers les conciliations les plus improbables ? De ce point de vue, les traces du sacré sont si innombrables, si multiples, si contrastées et si contradictoires et, en même temps, quelque part si semblables, provenant d’une unique source et allant vers l’unique fleuve – l’homme et son « sacré » – qu’on pourrait avoir l’impression qu’on n’a surtout voulu oublier personne. Cependant qu’on s’excuse presque de n’avoir laissé qu’une place très modeste à « l’art sacré » du P. Couturier (pour faire bref : les commandes de gens d’Église à des artistes agnostiques après la Seconde Guerre mondiale, qui ont abouti aux chapelles de Ronchamp pour Le Corbusier, de Saint-Paul-de-Vence pour Matisse, de l’église du plateau d’Assy, aujourd’hui aux réalisations de l’église des Jésuites de Cologne devenue centre artistique Saint-Pierre…).
Artiste du sacré, garde-toi à droite, garde-toi à gauche ! Sauf pour les paroissiens du dimanche qui de toute façon n’iront pas à Beaubourg, sauf pour quelques survivants de la Libre Pensée qui verront dans cette exposition une entorse supplémentaire au principe de laïcité3, il n’y a pourtant aucune difficulté dans ce choix : l’« art sacré » fut un moment des relations entre l’Église et l’art moderne, et l’heure serait plutôt à la question de « l’Église et l’art d’avant-garde4 ». Qui peut (ou veut) encore croire à une grande nouveauté de l’idée selon laquelle le sacré ou le spirituel voire le transcendant n’appartiennent plus à la sphère des religions historiques et qu’il est devenu impossible de les assigner à des objets, des lieux, des communautés, des individus précis et désignés comme « religieux » ? En face, le problème n’est pas d’admettre l’existence d’une « spiritualité laïque » ou « athée » après la sortie du religieux chrétien. Ce serait plutôt, aujourd’hui, le trop-plein de revendications de sacré et de spiritualité – dont l’exposition est un bon témoin – qui rend difficile voire impossible l’interprétation et le discernement. On aboutit en effet en fin de compte à des surinterprétations ou à une inflation des interprétations – qui redoublent celles qui sont déjà si courantes sinon intrinsèquement présentes dans l’art moderne en général (et plus d’une fois de la part des créateurs eux-mêmes, assez prétentieux en la matière… L’exposition en fournit quelques bons exemples).
Que deviennent les conflits historiques ?
Cette position très œcuménique risque, à force de revendiquer du sacré et de la spiritualité partout, y compris laïque et athée, de gommer des oppositions qui furent historiquement puissantes5. On réconcilie et on concilie trop vite dans l’univers du sacré où l’on nous entraîne, on y pratique en tout cas la coexistence pacifique sans limites. L’anticléricalisme des surréalistes au tournant des années 1920 – plusieurs œuvres en témoignent – était pourtant virulent (même si on peut sourire aujourd’hui de leurs œuvres outrées – qui en effet restent prises dans le cercle de l’enchantement, en revendiquant d’ailleurs le « sur-réalisme » comme « supérieur » à la métaphysique chrétienne). Quand Cattelan montre Jean-Paul II en 1998 renversé par une météorite, on est d’abord dans la dérision, même si l’on peut ensuite commenter à l’infini et très sérieusement le sens de son tableau.
Par ailleurs, je reste un peu sceptique sur le rapport, ou les affinités, du protestantisme avec cet art moderne rempli de traces du sacré. Ou alors il faudrait rappeler, comme en atteste l’exposition, qu’il s’agit avant tout du luthéranisme (et non pas du calvinisme relu par Max Weber). Les films de Dreyer et Bergman pourraient être vus sous cet angle, mais plus encore d’une sécularisation si radicale que même la révolte contre Dieu a disparu. Dans la première modernité – xixe-xxe siècle – qui constitue largement l’horizon temporel des œuvres exposées, la coupure protestante entre libéraux et adeptes de la sola fides fermement maintenue comme pilier ne laissait pas beaucoup d’espace à la création artistique. L’exposition témoigne bien souvent plutôt d’un anticatholicisme déterminé, affiché, iconoclaste, et pourtant marqué par la tradition catholique de la figuration envers et contre tout, kitsch et mauvais goût compris – mais fidèle malgré tout par rapport au principe d’Incarnation. De ce point de vue, les représentations « scandaleuses » (par exemple la Vierge corrigeant l’enfant Jésus…, de Max Ernst en 1926, ou Piss Christ de Andres Serrano6) retournent invariablement à des débats médiévaux oubliés sur le « Christ homme » et sur la représentation fantasmée inévitable de sa condition en tant que né d’une femme et soumis aux nécessités de l’humanité.
Toute proportion gardée, le numéro d’Art Press de 2004, intitulé « Images et religions du livre », était plus convaincant du point de vue théorique, en choisissant un point de vue qui fait l’objet d’un débat. Jacques Henri et Catherine Millet reconnaissaient du reste qu’ils avaient changé d’avis en cours de route, en construisant le numéro. Ils avaient en vue, le faisant, la résurgence de la destruction violente des images à cause du caractère insupportable de certaines d’entre elles, en particulier pour certains religieux. Ils ont admis que le rapport des religions aux images, et réciproquement, étaient plus complexe et empruntaient des chemins moins balisés qu’ils ne le supposaient.
Sans vouloir les offenser, on mesure toutefois le chemin qui reste à parcourir quand on voit l’approximation du langage religieux et théologique – le seul « théologien » interviewé étant René Girard, entre autres pour défendre le film de Mel Gibson, La passion du Christ ! Des questions tranchées étaient cependant posées, comme celles de Jean-Joseph Goux :
Si le christianisme a affirmé, contre les iconoclastes, la figurabilité de Dieu, sous la forme incarnée et visible de son Fils ; si le voile de Véronique a « photographié » en direct le visage souffrant du Christ pendant l’une des stations de son calvaire, que devient cette religion de l’image vraie, quand le cubisme défigure tous les visages, et quand l’art abstrait les supprime ? Peut-on construire et décorer une église dans l’esprit de l’art moderne, quand l’art moderne défigure méchamment la face humaine jusqu’au chaos illisible des lignes et des couleurs ? N’y a-t-il pas le symptôme d’une fracture de l’Histoire qui, comme le voulait Breton, renie jusqu’à la fondation gréco-chrétienne de l’image réaliste ? La peinture moderne n’est-elle pas le corrélat plastique exact de la mort du Dieu chrétien ? Picasso n’est-il pas le Nietzsche de la peinture7.
Bien sûr, bien sûr… Mais – réponse provisoire – la liturgie d’église, comme « action liturgique », ne se réduit pas au bâtiment, ni les murs de celui-ci ne sont des cimaises. Il est même dit dans l’évangile de Jean (par la bouche de Jésus) que les vrais adorateurs adoreront le Père « en esprit et en vérité » « loin de Jérusalem », loin du « lieu sur la montagne » et des figures sensibles… D’autre part, sans prétendre qu’elle a abordé directement la question de l’art et de l’image modernes, une part importante de la théologie – protestante surtout, et plus tard aussi catholique – a posé le problème de la représentation – celle de Dieu et du divin, du « sacré » et de la foi (opposée, souvent, au sacré !), celle de la question qu’introduit une théologie conséquente de la Croix, fin de toutes les représentations.
Apparemment, l’exposition « Traces du sacré » donne des boutons à la rédaction d’Art Press, qui, dans le dernier numéro8, semble revenir à une ligne combative sur la question religieuse en général et celle du sacré en particulier. Le numéro spécial d’Art Press 2, qui reprend des textes publiés et inédits sur une trentaine d’années, est intitulé en toute simplicité polémique : « Le sacré, voilà l’ennemi ! » À titre personnel, je pourrais sans peine assumer ce programme. Le problème est que ce titre énervé, comme l’insistance sans appel, assez lourde pour tout dire, de Philippe Forest, dans son texte introductif sur l’opposition irréductible de l’art au sacré et sur son immanence subversive, ne rendent pas bien compte non plus de la réalité et obscurcissent autant le débat que le « tout sacré ». Le sacré, un « goût amer » (Jacques Henric) ? Soit, mais si nous nous mettons à cesser de penser voire à dénier tout ce qui a goût d’amertume… À tout prendre, je préfère Art Press version 2004, qui était sur une pente meilleure pour l’intelligibilité de l’art moderne… et du sacré.
Mais revenons à l’exposition. « Toute détermination est négation », disait déjà Spinoza. À l’inverse, toute indétermination ou tout manque de détermination risque d’être non pas position, mais effacement des limites qui aboutit à l’insignifiance. L’irénisme et l’ouverture spirituels des concepteurs de l’exposition mettent sous les yeux à la fois un panorama gigantesque de traces en tous genres – qu’il faut aller voir – et une égalisation de tout dont on sort un peu hébété, avec le tournis, plus sceptique que convaincu par le sacré, plus certain d’avoir vu des œuvres que d’avoir marché dans les traces du sacré.
Tout n’est pas réussi dans l’exposition : ainsi, L’horloge parlante de Christian Boltanski, avec son rire interminable en entrant (le rire de Nietzsche ?), n’est pas très accordée, justement, ni à l’entrée ni à la suite. La pantomime de la sorcière, bien qu’assez regardée, m’a semblé hors sujet. Dans le catalogue (je n’ai pas vérifié le texte de l’exposition), la présentation sur Garouste (qui réunit dans un même tableau, d’ailleurs très beau9, la traduction grecque de la Bible – la Septante –, un commentaire des Psaumes de saint Augustin et Mein Kampf) est inepte : il aurait dit que la Septante – écrite LXX, traduite de l’hébreu, selon la légende, par soixante-douze sages juifs au iiie siècle av. J.-C. – est antisémite : idée grotesque, comme le raccourci entre les trois livres. D’autres déclarations d’artistes et des commentaires auraient aussi mérité un peu de distance critique. Elles n’enlèvent rien, ou pas grand-chose, à une exposition imposante, qui donne aussi l’occasion de voir ou de revoir quelques œuvres célèbres (avis à ceux que l’art moderne laisse froids ou sceptiques).
Jean-Louis Schlegel
Coup de sonde
Les destinées municipales
Durant la dernière campagne municipale, nombre de quotidiens français se sont lancés dans des séries faisant le portrait de grandes et moyennes villes françaises ainsi que le bilan du ou des mandats des maires en place. À travers ce recensement des évolutions de Lille, Bordeaux ou Marseille mais aussi et de manière plus étonnante de la part de la presse nationale, de Roubaix, Montbéliard, Gap ou Moulins, on a pu avoir le sentiment que la société française souhaitait se prouver qu’au niveau des villes du moins, le politique peut encore infléchir le cours des choses, assurer dans le temps de grandes transformations, quitte à accroître les dépenses publiques, que l’élu est encore responsable de sa réussite et de son échec. Ce mouvement de curiosité pour les villes a sans doute revêtu plus de vigueur dans un contexte politique national où, depuis plusieurs années, les annonces de réformes et les lois semblent se succéder rapidement sans que le temps ou les crédits budgétaires leur soient donnés pour produire leurs effets, où le souci d’économie apparaît souvent comme la seule justification véritable des changements proposés.
Sibylle Vincendon souligne effectivement dans son livre que le paysage urbain, contrairement à celui de la nature, connaît de nombreux changements qu’une même personne peut constater le temps de sa vie. Mais la ville est-elle pour autant le lieu où le scepticisme politique peut être mis en échec à l’épreuve des faits ?
Un récit de l’impuissance
Pas vraiment si l’on en croit le bref roman de Jacques Jouet qui situe son intrigue dans une ville de banlieue dénommée La Chapelle, marquée par une certaine mixité sociale et religieuse. Du fait de la taille modeste de la commune, la maire, judicieusement nommée Marie Basmati au regard des caractéristiques bigarrées de son territoire, est soumise à un faisceau de contraintes très serrées : l’importance du choix d’implantation des grandes surfaces et donc la nécessité d’entretenir de bonnes relations avec elles, la logique propre aux établissements publics, illustrée par les décisions unilatérales en matière d’horaires et de dessertes de la Ratp, la condescendance du sous-préfet ou les initiatives des autres collectivités territoriales, la rivalité avec le deuxième adjoint… Son périmètre d’action est restreint : quelques actions concrètes – l’élargissement des trottoirs, l’accès de cinq jeunes capelliens à des stages qualifiants après discussion avec l’Anpe – ou symboliques comme la plantation d’un arbre pour le Sahel. Il s’exprime aussi négativement à travers sa faculté de résistance à la tendance spontanée à la ségrégation spatiale ; ainsi son refus de construire une deuxième piscine, plus éloignée du quartier difficile des Garnerets et… de ses garnements. En dépit de son appartenance au parti communiste, la doctrine politique de Marie est modelée par l’étroitesse de cette marge de manœuvre :
Marie Basmati ne fait jamais de promesses inconsidérées qu’elle ne pourrait pas tenir au jour du jugement. C’est pourquoi elle promet peu. Elle préfère décevoir en amont qu’en aval. Pour elle, c’est le b.a.-ba de la déontologie représentative.
Mais c’est encore trop et le roman va raconter le choc en retour que la réalité va infliger à celle qui ne se veut pourtant qu’une modeste pragmatique de gauche. À défaut de maîtriser totalement les ressorts de son territoire, Marie souhaite bien le connaître. C’est ce qui justifie son jogging quotidien qui l’amène à arpenter chaque matin les quartiers de sa commune. C’est aussi ce qui l’entraîne à nouer une relation audacieuse avec celui que certains de ses administrés considèrent comme un « étranger de l’intérieur10 », Masmaïl, jeune maghrébin, travaillant à la mosquée installée dans des préfabriqués des Garnerets. Lorsqu’il l’emmène visiter cette mosquée, elle comprend une première fois que sa propre ville recèle des mystères insoupçonnés : dans la salle des morts, Masmaïl fait chaque jour la toilette de musulmans décédés venant de l’ensemble des communes limitrophes et qui sont ensuite transportés au Maroc ou en Algérie afin d’y être enterrés en terre musulmane.
Marie se sent soudain accablée de tristesse. Rien ne s’est passé, et pourtant, soudain, voilà la fonction qui pèse trop lourd. Marie Basmati croyait connaître sa ville, et voilà que toute une vie de toute une partie de la population, de la naissance à la mort, lui échappe.
La désillusion se prolonge en humiliation quelques jours plus tard lorsqu’elle est alertée par les services des douanes et de la répression des fraudes en pleine nuit et découvre que la salle des morts et Masmaïl constituent en fait la plaque tournante d’un important trafic de viande venue par camion de Slovaquie et de Pologne. Marie n’a pas su décoder les signaux envoyés par certains commerçants comme la plainte récurrente du boucher au sujet de la diminution des ventes de viande et de la baisse de son prix ; un boucher dénommé Somport pour mieux symboliser les flux transnationaux d’économie souterraine par lesquels l’édile ne peut être que dépassée. Grâce à la lecture régulière des journaux, Marie pensait pourtant pouvoir comprendre la réalité et anticiper les événements ; un jour à Masmaïl à propos des quotidiens, elle explique ainsi :
Qu’y a-t-il d’intéressant ? : tout et rien. On ne sait pas forcément, au moment où on lit. Souvent, c’est après. On enregistre des tas de petites choses. C’est une sorte d’engrais de réel, de réserve de concret, lorsqu’on est responsable. Par exemple… cette histoire de semi-remorque polonais arrêté près de Colmar pour un contrôle et qui repartait à vide via la Forêt-Noire, et qui est un camion gigogne : camion dans le camion, partie frigorifique à l’intérieur de la remorque ordinaire, ça, c’est intéressant…
Dans cette fable politique, la maire maîtrise moins la réalité de sa ville que cette dernière ne la maîtrise : plutôt que ce stupéfiant trafic international de carcasses, c’est la rumeur locale autour de sa liaison avec Masmaïl qui la conduira probablement à ne pas briguer un nouveau mandat.
Plusieurs facteurs expliquent la dureté de ce bref récit d’impuissance municipale : la taille modeste de la commune (pas plus de 20 000 habitants sans doute), la présence d’un quartier « difficile », mystérieux parce que ceux qui n’y habitent pas n’ont pas l’habitude d’y aller, la personnalité de l’auteur enfin, contributeur de l’Oulipo et qui, en jouant sur les mots, se plaît à ce que la réalité se joue de ses personnages.
Qu’est-ce qu’un bon maire ?
Sibylle Vincendon, dans son livre de réflexions issu de ses reportages et de ses rencontres avec un grand nombre de maires de villes grandes et moyennes, rejoint en partie des constats de Jacques Jouet. Les villes s’étant bâties pour la plupart comme des carrefours d’échanges, elle décrit par exemple l’influence immense que fait peser sur leur développement la politique d’aménagement du réseau Sncf, autre établissement public national : certaines villes ont la chance d’être desservies par le Tgv, d’autres doivent se contenter du Teoz, et le maire n’y peut pas grand-chose.
Son livre, pourtant, accrédite l’idée que la plupart des impuissances municipales sont d’abord des renoncements. Elle souligne ainsi comment Michel Thiollière, le maire (non réélu) de Saint-Étienne, a su reconstituer au sein de cette ville à l’industrie sinistrée tout un tissu de petites et moyennes entreprises. « Qu’est-ce qui différencie un bon maire d’un mauvais ? » est la question qui structure l’ensemble de l’ouvrage. Le bon maire est d’abord celui qui se mêle de « l’art de la ville », à savoir l’urbanisme. La configuration et la composition de l’habitat doivent constituer sa première préoccupation. Or, trop d’élus abandonnent la structuration de leur ville au jeu de forces qui les dépassent : les intérêts économiques – dont ceux à court terme de leur propre collectivité, les incitations fiscales définies au niveau national, ou encore les intérêts individuels. La définition du plan local d’urbanisme est alors déléguée de fait aux opérateurs privés. La construction de logements destinés aux familles aisés, favorisée par la défiscalisation Robien, l’érection de centres commerciaux adossés à des galeries marchandes, il est vrai fructueuse en termes de taxe professionnelle, la multiplication de pavillons se propageant en tache d’huile sont d’autant plus facilement acceptées par certains édiles que leurs promoteurs proposent des opérations clefs en main, voirie et aménagement urbain compris. Nombre de villes se reconfigurent alors selon un schéma similaire : centre-ville piétonnier bordé de magasins de vêtements et de cafés-restaurants, peu de chose dans le reste de la ville sinon quelques banques, boulangeries et supérettes, enfin centre commercial et zone pavillonnaire en périphérie. Ces évolutions mettent à mal la mixité sociale et minent l’esprit de la ville fondé sur les échanges, les rencontres et la diversité.
Les bons maires au contraire ne renoncent pas à l’exercice de leurs compétences. Ils conservent au sein de leur administration des urbanistes et des architectes. Ils s’attachent d’abord à développer les espaces publics, à recréer des marchés, à revaloriser ce qui a toujours fait de leur ville un nœud d’échanges comme les ports ou les fleuves quitte à changer leurs usages, à favoriser la densité urbaine aussi bien pour des raisons sociales qu’écologiques. Sibylle Vincendon illustre ses propos : Louis Besson, le précédent maire de Chambéry rachetant des terrains ou des logements afin de sédentariser des gens du voyage et favoriser ainsi la mixité sociale ; Bertrand Delanoë relançant des projets de tours en plein Paris ; Le Havre qui cherche à inscrire dans un nouvel environnement les traces magistrales de son ancien port industriel ; la municipalité de Lorient qui s’attache à restructurer un important immeuble Hlm afin que ses habitants d’origine puissent continuer à y vivre.
Transformer plutôt que détruire et reconstruire, le bon maire comprend la vocation des villes à incarner le temps et ses inflexions aux yeux de ceux qui y vivent. Rien de pire que l’annihilation du passé comme la suppression systématique des anciens faubourgs d’Issy-les-Moulineaux, ou les forfaitures faites à l’histoire : ainsi du Plessis-Robinson détruisant ses cités-jardins pour construire des immeubles faussement hausmanniens ; gare au toc enfin avec, à Lyon, le projet de reconstruction de la darse de port-Rambaud, une darse toutefois dénuée de toute activité maritime. Des pans de ville « comme un lego sans mémoire » déplore Alain Bashung11.
Mais outre le passé, qui doit être conservé et revivifié, le bon maire doit aussi penser à inscrire sur sa ville les premiers signes de la vie future. Cela passe par la culture ou le geste architectural. Sibylle Vincendon souligne ainsi le travail au long cours de transfiguration culturelle de la ville de Nantes, notamment autour des arts de la rue, mais critique la tiédeur du maire de Paris quant au projet de rénovation des Halles. Le pouvoir du maire s’apprécie à l’aune des risques qu’il prend : le pari architectural peut être entièrement manqué comme à Montpellier ou Nîmes.
Les commentateurs se sont interrogés pour savoir si l’enjeu propre aux dernières élections municipales était d’ordre local ou national : les Français votent-ils en fonction du bilan de leur maire ou émettent-ils un jugement à l’égard de la politique gouvernementale ? Pour l’observateur, une troisième posture est possible, citoyenne sans être politicienne, combinant interrogations générales sur le devenir de l’action publique et attention à la nature des choix locaux. Les villes, en effet, deviennent une métaphore filée du projet politique. Le défi posé aux exécutifs municipaux est de savoir organiser la diversité de la manière la plus harmonieuse qui soit, aussi bien celle des époques qui s’incorporent dans l’habitat que celle des populations. L’action municipale s’incarne dans le temps : le bon maire est l’accoucheur des histoires de sa ville. Elle se traduit évidemment dans l’espace, même si la nécessaire appropriation de son territoire par le maire se heurte à des surprises et des désillusions, et s’inscrit dans des contraintes qui sont d’abord nationales (politiques fiscales, orientations propres aux établissements publics).
Par contraste, le rapport au temps du gouvernement paraît brouillé : en témoigne l’impulsion polymorphe de la « rupture » ou la multiplication actuelle d’initiatives peu crédibles relatives à notre rapport à l’histoire et à la mémoire. Les repères lui manquent aussi dans l’espace, notamment depuis mars 2004 et l’avènement, suite aux élections régionales, d’une situation inédite que Pierre Rosanvallon qualifiait alors de cohabitation entre l’État et les collectivités territoriales. Que la raison d’être et l’utilité de la politique se réfugient aujourd’hui derrière les enceintes de nos villes ne peut entièrement nous contenter. De même que dans une démocratie avancée les pouvoirs publics apprennent à travailler avec les partenaires sociaux, une nouvelle alliance de projet doit se faire jour entre l’État et les collectivités locales, fondée sur une reconnaissance mutuelle des logiques et des compétences de chacun et consistant en l’élaboration et la mise en œuvre concertées des politiques publiques. Il convient que l’ensemble des collectivités publiques se distancient de l’héritage jacobin pour accepter de penser et d’assumer leur hétérogénéité. Notre Constitution précise depuis 2003 que l’organisation de la République est décentralisée : à défaut de modeler déjà nos pratiques elle peut nous servir de guide pour dessiner l’avenir de l’action collective.
Jérôme Giudicelli
Librairie
Claire Marin, HORS DE MOI, Paris, Allia, 2008, 126 p.
Hors de moi est l’évocation d’un corps malade et souffrant par un esprit vif et clairvoyant. Son auteur, Claire Marin, est une jeune professeur de philosophie atteinte par une maladie du système immunitaire incurable. Le lecteur est d’emblée prévenu : « Il n’y aura pas de fin heureuse », et cette maladie qui bouleverse son existence, qui s’est emparée de son corps de façon aussi insidieuse qu’absurde, tend également à occuper le devant de la scène psychique en tant que pré-occupation angoissante. Un travail de sape qui ne connaît d’autre obstacle que la très saine colère qui anime l’auteur et son ouvrage. Car cette colère, du mot même de Claire Marin, est source d’« évidence ». Il est bien entendu qu’elle n’apportera nulle guérison ; mais elle permet de mieux voir, de discerner ce qui se joue dans cette expérience, de mettre à distance la maladie et de s’en éjecter alors même qu’elle prétend assimiler tout son être.
Hors de moi est donc le récit d’un emportement : une rage devant la contingence de la maladie et de son surgissement, devant l’impuissance et surtout la suffisance du corps médical. Polémique, ironique, parfois désespéré, cet emportement entraîne le lecteur avec force et permet une empathie qui ne doit rien à la complaisance pathétique.
Cet emportement se prolonge dans une impression de flottement : Claire Marin est « hors d’elle » parce que la maladie la fait évoluer dans un lieu et un temps qui ne sont plus ici et maintenant. Son existence flotte quelque part entre la nostalgie de l’avant et l’angoisse de l’après, dans l’entre-deux que constituent la santé insouciante d’un côté et la mort certaine de l’autre : là où elle est, Claire Marin contemple une santé qui n’est « déjà plus » et discerne une mort qui se découvre comme un « pas encore ».
Cette impression de flottement se retrouve jusque dans la construction du livre : Hors de moi n’est pas fondamentalement un récit qui nous emmène d’un point à un autre. Certes, l’auteur suit une ligne chronologique, revient en arrière pour évoquer le moment du diagnostic de sa maladie pour ensuite évoquer différents moments clefs de son expérience. Mais le récit ne constitue pas pour autant une histoire avec un début, un milieu et une fin ; à l’avancée chronologique et dramatique se substitue le suspens d’une existence. Une existence en arrêt depuis l’annonce de la maladie et de son incurabilité, comme stupéfaite de cette annonce, et qui, sous la contrainte, apprend peu à peu à trouver un nouvel équilibre. Balancée entre la stupeur, l’effroi et la colère, l’auteur regarde le gouffre qui s’est ouvert sous ses pieds et invite le lecteur à s’y arrêter avec elle.
L’intérêt pour le lecteur ne réside alors pas dans le caractère exceptionnel ou atypique de la maladie et de l’existence qui en découle, mais bien plutôt dans la découverte universelle que permet la maladie dans l’élucidation de l’existence. Car le livre ne recherche ni la plainte, ni la terreur, ni la pitié : le récit fidèle de la maladie se lit comme une méditation sur l’existence et la mortalité dont chacun reconnaîtra l’intérêt, quand bien même il ne connaîtrait pas le sort de l’auteur.
La méditation est ici commandée par le corps : le corps malade devient une sorte de Memento mori douloureux et permanent, un objet de méditation dont on ne peut se défaire et devant lequel on ne peut fermer les yeux. La souffrance physique rappelle l’auteur jusque dans ses nuits, lui fait éprouver physiquement sa mortalité, la contraint à se la remémorer sans cesse.
Hors de moi nous donne alors à voir comment une intelligence saisie par la pensée de la mortalité s’en saisit en retour : étrangement aiguisée et affûtée par la maladie, cette intelligence met au jour une contingence et une fragilité de l’existence qui sont généralement non vues ou qu’on préfère ne pas voir. Claire Marin a d’ailleurs appris à rejoindre les invisibles, et un chapitre remarquable du livre nous fait découvrir les sous-sols de la Pitié-Salpêtrière : l’hôpital apparaît ici comme un univers parallèle et souterrain, une seconde vie dont il faut apprendre les codes et souffrir les usages. Claire Marin est « hors d’elle » parce que son existence oscille entre la vie « réelle » et les séjours à l’hôpital qui apparaissent comme autant de parenthèses dans son existence : avec elle, nous plongeons dans le terrier kafkaïen de l’hôpital, nous retenons notre souffle jusqu’à la sortie, nous nous abandonnons au sommeil engourdi.
À cette vision de l’hôpital s’articule une expérience de la médecine comme entreprise de mortification : il y a sans doute de la rage dans cette évocation du médecin qui, droit dans ses bottes et vissé à son savoir, s’inscrit dans une relation de pouvoir, néglige et méprise son patient. À travers le témoignage de Claire Marin, nous découvrons dans la médecine une forme de bêtise parfois odieuse ou consternante, mais ces anecdotes ne sont pas simplement livrées pour elles-mêmes : elles permettent à l’auteur une analyse très subtile de la relation qui se joue entre le médecin et son patient. Le livre est une sorte de constat épouvanté et cinglant de l’absurdité du geste médical, qui, dans sa visée thérapeutique, commence par mortifier le malade : car un malade n’est plus une personne, il n’est même plus personne. Le malade n’est pas écouté, il est mesuré, palpé, quantifié, objectivé. La médecine ravale le corps à l’état de chose. Claire Marin est « hors d’elle » parce que l’expérience de l’examen médical est celle d’un dédoublement : le médecin vous ausculte, vous palpe et vous mesure comme si vous n’étiez pas là, ou déjà plus là, au point de vous faire tenir à distance de vous-même, face à votre propre demi-cadavre, dans une rage mêlée de détresse tragi-comique. C’est sans doute pourquoi est si cinglante la réplique du chirurgien qui s’exclame « qu’est-ce qu’elle fout à poil celle-là ? » en découvrant l’auteur dans la salle où on lui a demandé de se déshabiller et de patienter. En un sens, le livre fait entendre tout ce que l’auteur n’a pas pu dire ce jour-là : Hors de moi est l’expression de la colère contenue qui hurle silencieusement dans les salles d’examen des hôpitaux.
Cette mortification par objectivation du corps est enfin vécue et ressentie comme une désexualisation : le corps médicalisé et palpé est un corps « asexué », une simple « viande » manipulée. Claire Marin constate là encore avec consternation l’habitude peu à peu prise par le malade devant ces examens et ces manipulations parfois brutales : la honte de la nudité disparaît, l’insupportable est supporté, seule demeure « la colère de l’humiliation ».
Le témoignage de Claire Marin nous importe pour toutes ces découvertes, tous ces constats, toutes ces formulations permises par l’expérience qui est sienne. L’intelligence a beau faire le constat consterné de sa propre impuissance à contrer la maladie, elle dissèque l’expérience de malade avec force et lucidité. « Il n’y aura pas de fin heureuse » certes, mais pour le lecteur, l’occasion d’une rencontre avec une belle intelligence.
Benjamin Delmotte
Alain Corbin, L’HARMONIE DES PLAISIRS. Les manières de jouir, du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008
L’œuvre d’Alain Corbin accroît son identité de livre en livre. Et elle l’accroît à partir d’un choix précis : le sensible transformé en objet historique. Plusieurs questions reviennent au centre de ces textes : quelles sont les particularités des sensations anciennes ? Comment ont-elles coloré le monde ? Comment ont-elles changé ? Pourquoi ?
Œuvre exemplaire qui s’attarde aux traces les plus fragiles, aux situations, aux objets intensifiant le sensible et lui donnant sa densité, mais aussi aux mots objectivant ce même sensible et lui donnant son sens. Œuvre exemplaire qui transforme l’historien en anthropologue, révélant les manières d’être anciennes comme autant d’étrangetés, tout en aidant, au passage, à mieux comprendre notre présent. Les interrogations sur l’histoire de l’odorat, sur celle de la vue, de l’ouïe ont été au cœur de plusieurs de ses ouvrages. La jouissance physique, avec ses versants apparemment insaisissables, est au cœur de celui-ci. Les mots, bien sûr, aident à la cerner, ceux d’aujourd’hui en particulier donnant une épaisseur aux plaisirs « actuels », mais suggérant en creux, par leur absence, par leur inexistence même, les particularités des plaisirs « anciens ». C’est bien du présent qu’il faut partir pour comprendre l’entreprise ici proposée. C’est de la sexologie, de la psychanalyse, des innombrables thérapies du corps qu’il faut partir, avec leur attention aux avatars individuels, aux particularités intimes, aux traumas personnels. Il faut en partir pour mieux les oublier d’ailleurs, pour mieux faire taire « nos croyances, nos convictions, notre expérience, nous défaire de tous les concepts élaborés ultérieurement » (p. 10). D’où la question initiale : comment le plaisir était-il décrit et vécu loin des psychologies devenues aujourd’hui « évidentes » ou des références tout aussi évidentes à l’intime ? Loin des explications transposant l’itinéraire personnel en clef « transparente » des jouissances de chacun ?
La période historique choisie par Alain Corbin, 1770-1860, est toute à l’ignorance de tels repères. Période importante pourtant, elle ajoute à la persistance de convictions très anciennes un prestige nouveau accordé au médecin, comme une certitude précise : la jouissance jugée aussi nécessaire que souhaitable. Un naturalisme explicite traverse ces décennies : l’affirmation de la science, l’émergence d’une morale légitimant le plaisir. Ce qui s’accompagne d’inévitables injonctions sur le « bon usage » de cette jouissance, ses limites, ses risques néfastes ou incontrôlés. Les critères d’abord. Les médecins des Lumières comme ceux du début du xixe siècle cherchent les indices de la jouissance en épuisant les données jugées « objectives ». L’heure et le lieu : le chaud plus favorable à la montée du désir, la nuit plus favorable au ménagement du repos, le loisir plus favorable à l’effacement des fatigues. Les positions et les dimensions des sexes : les partenaires allongés pour éviter toute tension inutile, la femme sur le dos pour éprouver « la volupté par l’ensemble des sens » (p. 66), l’accord organique des parties génitales, volumes, consistances, longueurs, pour accroître l’accord des sensations et des mouvements. Une « correspondance » très concrète des partenaires encore : ajustement des âges, des tempéraments, des morphologies. Il n’est jusqu’au frisson tout particulier de la femme fécondée qui justifie cette recherche d’harmonie, garant d’une vaste gamme de sensations à venir. Les dangers peuvent alors s’étendre et se cerner. Tous tiennent à des disparités jugées « visibles », celles tirées de l’organique, des gestes, des objets, des corps : le « trop » de distance, par exemple, la dysharmonie entre les traits physiques, les enveloppes, les constitutions, les proportions, les positions… Autant de biais, autant d’obstacles censés contrarier les « manières de jouir ».
Ce qui autorise encore nombre d’injonctions traditionnelles. Celles des clercs par exemple, autre versant des normes longuement étudiées dans le livre : l’interdit de l’onanisme conjugal, celui d’une émission dans le « vase postérieur », celui de tout « adultère mental », le songe à « un être étranger pour se procurer un plaisir plus vif » (p. 281), celui de tout attouchement n’ayant pas pour but d’atteindre la copulation.
Il faut la fin de cette période de 1770-1860 pour que le médecin commence à questionner le plaisir féminin en dehors de toute perspective de fécondation. Une littérature se consacre alors à explorer longuement la « désobéissance » des organes. Une sexologie peut alors naître, qui s’affranchit du thème de l’engendrement. Entreprise imprécise, hésitante encore, révélant le lent exercice d’appropriation du sujet sur son propre corps. Le changement est identique, au même moment, lorsque le discours des clercs rend possible l’extension de la gestuelle conjugale, avec une restriction toutefois, celle de la sodomie et de la pollution. Rien d’autre qu’une prise de conscience précise de changements culturels plus vastes. Intermède fragile pourtant : un néo-rigorisme pontifical efface, dès les années 1860 et pour un temps, de telles propositions, confirmant combien la dynamique historique ne saurait être univoque, ni monolithique. La littérature libertine, voire pornographique, ici aussi étudiée, avait déjà laissé entendre d’autres types de dissonances ou de résistances. Il reste un point central : le plaisir, pour la période qui nous occupe, ne peut majoritairement s’entendre hors d’une « harmonie » supposée entre les organes, les êtres, les gestes, les imaginations, les situations. Il est fait exclusivement de correspondances, d’accords silencieux, tous dominés par la vision, tout imaginaire ou implicite bien sûr, de la fécondation.
La fin du xixe siècle, en revanche, a fissuré puis bouleversé un tel dispositif. Lorsque s’imposent le thème des perversions, celui de l’histoire personnelle, celui des fantasmes et des aventures abyssales, les repères ont alors totalement changé d’horizon. L’autonomie du sujet l’emporte sur toute vision bipolaire : « La science du sexe conduit à focaliser l’attention sur l’individu et à déborder l’étude conjointe des partenaires qui en composent le couple » (p. 454). Les sources prêtées au plaisir sont totalement déplacées. La jouissance et son émoi se disent autrement. La bascule du sensible rejoint bien celle de la culture, l’affirmation très spécifique de l’individu, dont il tire de part en part sa profondeur et son sens.
Georges Vigarello
Daniel Lindenberg, CHOSES VUES. Une éducation politique autour de 68, Paris, Bartillat, 2008. 237 p., 20 €
Cet ouvrage n’est pas une interprétation de Mai 68 par un de ses protagonistes devenu dans la foulée un historien des idées. Il se lit à la Pérec, comme un inventaire intellectuel et amical. Il évoque les personnes que Lindenberg rencontra, les lieux qu’il fréquenta, les livres qu’il lut et qui l’influencèrent le reste de sa vie. L’auteur se retourne sur cette période de jeunesse (la jeunesse devint dans les années 1950-1960 une catégorie politique et culturelle) avec tendresse, parfois avec rudesse, et sans juger. Le ton est juste.
Le lecteur rencontrera dans le livre de Daniel Lindenberg beaucoup de sigles : mouvements, syndicats, groupuscules, faisant ici de l’agit-prop, écrivant là, jouant sans doute beaucoup et s’amusant très sérieusement. Ils portent des noms improbables. Ils font des discours abscons. Ils poursuivent des buts indéfinis. Ils sont jeunes mais pas tous. Ils vivent dans les années 1960, et donc pendant le merveilleux mois de mai 1968. Ils sont vivants, ont envie de rencontres. Ils veulent que la vie change et sont lyriques. La vie monte, pleine de sève, puis descend.
Le lecteur lira aussi un texte sur l’amitié. La présence de Christian Bachmann occupe le livre. Le sociologue engagé continua de changer le monde après 1968. Il s’intéressa à ceux que la vie et le système relèguent aux marges : enfants pauvres et blessés, toxicomanes, gens de ces quartiers populaires qu’on appelle cités. Un voisin trouva Christian Bachmann mort sur son ordinateur en 1997 ; il travaillait.
On peut lire aussi le livre de Daniel Lindenberg comme une promenade dans un Paris, « capitale des signes » (Walter Benjamin, Karlheinz Stierle), qui n’existe plus. Une géographie affective et intellectuelle de la ville avec une échappée dans la campagne solognote, à La Borde, un lieu de vie créé par Oury et Guattari. Géographie de Flaubert, Pérec, Breton. Oui, 1968 fut un « hasard objectif » (Breton) : une feuille ronéotypée au langage abscons d’une des innombrables revues bordiguistes, pablistes, trotskistes… trouvée dans les kiosques du boulevard Saint-Michel. L’université de Nanterre compte moins dans la géographie de Daniel Lindenberg que les librairies du 5e arrondissement, avec leurs fonds spécialisés : La Joie de lire de François Maspero, rue Saint-Séverin, La Vieille Taupe, rue des Fossés-Saint-Jacques, Librairie Marcel Rivière, rue Soufflot. Les cafés, aussi : La Boule, place Saint-Michel, brasserie préférée de la bande de Christian Bachmann pour les éditoriaux du patron au comptoir et le billard électrique.
On peut lire aussi le livre de Daniel Lindenberg comme une archéologie intellectuelle et générationnelle de Mai 68. Ce fut un moment où convergèrent des idées, des utopies nées au xixe siècle. Unité de lieu, de temps et d’action : s’il y eut une règle en mai 1968, ce fut celle-là. Mai 68 fut le théâtre de la rue, plus tard, celui de la double scène de Vincennes : l’université et la Cartoucherie. Mai rejoua 1848 et le Front populaire. Daniel Lindenberg évoque assez peu la Résistance. Osons un pont entre le programme du Cnr et mai 1968. À la fin des années 1940 et 1950, les espoirs de transformation sociale suscités par le Cnr s’évanouirent. Les efforts de modernisation remirent sur pied un capitalisme français se projetant dans l’atlantisme (De Gaulle l’en sortit il est vrai) et dans une construction européenne à la dimension marchande. Quand on demandait à Jean Cassou ce qu’était la Résistance, il répondait dans la Mémoire courte que c’était l’un des moments les plus heureux de sa vie, comme « un songe » dans cette France pesante des années 1950. La génération de Mai 68 fut aussi celle de la guerre d’Algérie, des appelés, des réfractaires et des insoumis, de ceux qui prirent position contre la torture, plus rarement aidèrent le Fln. Enfin, ce mouvement fut porté par le refus de la bureaucratie dans les pays socialistes. Il ne naquit pas en 1968. Il existait déjà chez Jaurès, et dans les années 1920 chez Trotsky (encore que) ou Souvarine. S’y ajouta après 1945 le refus de la « société des directeurs », des appareils politiques communistes et du totalitarisme. Les années 1960 réactualisèrent des penseurs du xixe et du début du xxe siècle. Elles en fécondèrent d’autres. Daniel Lindenberg donne envie de découvrir des textes que l’on ne lit guère aujourd’hui, à l’exception des situationnistes qui connaissent une seconde jeunesse.
Mais 1968, les années 1960 et 1970, furent davantage un moment de convergence de ces expériences que leur commencement, parfois un achèvement. Ce fut le cas de nombreuses expériences sur la psychiatrie ou l’école, autour de nouvelles pratiques de soins (La Borde) et de nouvelles pédagogies (l’École émancipée de Freinet), fondées sur la volonté d’établir des rapports moins verticaux et normatifs, plus libres et plus égalitaires, entre patients et malades, entre enseignants et élèves. Le féminisme ne tient pas une place de choix dans ces Choses vues. Mai fut un mouvement de garçons, et Lindenberg l’un d’entre eux.
À lire Lindenberg, on se dit que finalement Mai 68 a tenté de répondre à la vieille question des rapports de l’individu et du collectif. Comment dire je, être un (le Rousseau des Confessions) et dire nous, faire société (le Rousseau du Contrat social) ? Ne pouvant être ni seulement augustiniens et pascaliens (un), ni seulement marxistes (nous), nous sommes rousseauistes. La question reste entière.
Jean-Pierre Peyroulou
Paul Ricœur, ÉCRITS ET CONFÉRENCES. 1. Autour de la psychanalyse. Paris, Le Seuil, 2008, 21 €
Rédigés entre 1962 et 1986, ces dix articles issus du Fonds Ricœur ont été réunis par Catherine Goldenstein et Jean-Louis Schlegel. Ils prolongent, en l’infléchissant légèrement, une réflexion entamée au tournant des années 1960 dans De l’interprétation. Essai sur Freud, et se développent autour de trois questions : quel est, d’abord, le statut épistémologique de la psychanalyse et qu’en est-il de la possibilité d’en proposer une reformulation linguistique ? Dans quelle mesure, ensuite, faut-il lier la reconquête du pouvoir de raconter sa propre histoire aux problématiques de l’identité et de la reconnaissance ? Quelle est, enfin, la position de la psychanalyse à l’égard des phénomènes de culture et quelles ruptures y opère-t-elle ?
Du côté des lacaniens, De l’interprétation avait été reçu comme une déclaration de guerre (Freud plutôt que Lacan, l’énergie pulsionnelle du sujet plutôt que la linguistique appliquée à la psychanalyse). Dans trois articles de 1977-1978 qui ouvrent le recueil, Ricœur, qui ne prétendait pas réfuter la reformulation linguistique de la psychanalyse, mais en montrer les limites, clarifie le débat en revenant au statut épistémologique de la psychanalyse : quel genre de science est-elle, quels sont ses objets, ses procédures ?
Selon la définition freudienne, la psychanalyse est une méthode d’investigation, une méthode de traitement et une théorie. Comme méthode d’investigation, elle établit des relations de signification entre les productions psychiques. Comme méthode thérapeutique, elle s’appuie sur les rapports de force dont l’âme humaine est le théâtre afin de lever des résistances. Elle présente une parenté avec l’herméneutique (le psychisme est comme un texte à déchiffrer), mais renvoie aussi à un modèle économique (c’est une théorie de l’investissement libidinal). Le désir s’inscrit à la fois dans le registre du sens et dans celui de la force, ce qui fait de la psychanalyse une discipline mixte : comme théorie, elle peine à coordonner ses métaphores exégétiques et énergétiques, mais atteint par cet effort même la profondeur qui lui est propre. Elle est la codification d’une pratique qui est elle-même une relation de parole, ce qui redonne tout son poids à la tentative lacanienne de reformulation linguistique de la psychanalyse.
Du fait de son caractère mixte, la psychanalyse ne saurait être soumise aux critères en vigueur dans les sciences de la nature : le modèle de l’explication (en termes de causes) n’exclut aucunement celui de l’interprétation (en termes de motifs). Ce qui vaut comme fait en psychanalyse n’est pas directement observable : une pulsion n’est connue que par ses « rejetons » (symptômes, rêves, etc.) ; l’analyste n’a pas affaire à des comportements mais à des « comptes rendus » livrés par le patient. Il ne peut appréhender le désir que par la médiation du langage. D’où quatre critères qui rapprochent la psychanalyse de la linguistique (« La question de la preuve en psychanalyse » ; « Psychanalyse et herméneutique ») : 1) n’est abordable que ce qui est susceptible d’être dit ; 2) et de surcroît dit à un autre ; 3) ce qui importe est moins la réalité matérielle (ce qui s’est effectivement passé) que la réalité psychique (ce que le patient fait de ses souvenirs et de ses fantasmes) ; 4) il s’agit pour le patient de parvenir à l’intelligibilité d’une histoire qu’il pourra assumer comme la sienne.
Ricœur n’insiste donc plus sur l’opposition de l’énergétique à la linguistique, mais sur l’irréductibilité de la sémiologie à la linguistique. Dans « Image et langage en psychanalyse », il rend justice à la thèse linguistique tout en marquant ses limites : tout ce qui existe aux yeux de la psychanalyse doit avoir une affinité avec le langage. Mais de ce que tout est signe en psychanalyse, on ne saurait conclure que tout est langage. « C’est une erreur de croire que tout ce qui est sémiotique est linguistique » (p. 124) : il y a aussi une « sémiotique de l’image » (p. 106) qui requiert une « fantastique générale » (c’est-à-dire une théorie de l’imagination), qui est l’univers propre de la psychanalyse. C’est faute d’une telle théorie que la psychanalyse s’enferme dans une alternative ruineuse (ou bien reconnaître la fonction de l’image au détriment de la dimension sémiotique ; ou bien reconnaître cette dimension sémiotique en l’assimilant au règne du langage).
Parce que nous ne disposons pas d’une théorie de l’imagination qui rende justice à cette dimension sémiotique, il est naturel que l’on cherche à rattacher au langage tout ce qui est sémiotique. La spécificité de la découverte psychanalytique est que le langage lui-même travaille au niveau figuratif. Cette découverte n’est pas seulement un appel à une théorie appropriée de l’imagination, mais encore une contribution décisive à une telle théorie (p. 138).
Ce faisant, Ricœur replace la psychanalyse dans une problématique plus générale de l’imaginaire et des éventuelles pathologies du symbole.
Un second groupe de textes plus tardifs relie la pratique analytique aux problématiques de l’identité narrative et de la reconnaissance, qui font l’objet d’œuvres à part entière comme Temps et récit (1983-1985) ou Parcours de la reconnaissance (2004), mais qui ne sont étrangères ni l’une à l’autre ni à la psychanalyse.
Pour Ricœur, on n’a pas prêté suffisamment d’importance à la dimension immédiatement intersubjective que la pratique analytique confère au désir.
Non seulement le désir parle, mais il parle à l’autre. […] Dès l’origine le désir humain est, selon l’expression de Hegel, désir du désir de l’autre et finalement désir de la reconnaissance.
Un texte de 1986 confronte la théorie psychanalytique de Heinz Kohut avec divers paradigmes philosophiques d’intersubjectivité (« Le Self selon la psychanalyse et la philosophie phénoménologique ») : le modèle hégélien de la dialectique du maître et de l’esclave, celui de l’épiphanie du visage proposé par Levinas et celui de la saisie analogique de l’autre élaboré par Husserl. Il ne s’agit pas d’arbitrer les conflits entre écoles analytiques, mais de
dégager l’instruction que seules la situation analytique, la pratique analytique, la théorie analytique sont en état de procurer à la philosophie. Cette instruction surgit du dialogue que l’analyste peut tenir avec le philosophe.
Mais le thème qui retient le plus l’attention de Ricœur dans les années 1986-1988 est celui de la structure narrative de l’expérience personnelle.
L’analysant raconte des rêves, raconte des épisodes du passé. Il raconte qu’il ne comprend pas, jusqu’à ce qu’il comprenne ce qu’il raconte. C’est ainsi que toute l’expérience analytique est traversée par cette modalité discursive qui exige de dire que l’analyse est une analyse narrative ou une narration analytique.
Deux articles explorent la question du récit (« La vie : un récit en quête de narrateur » ; « Le récit : sa place en psychanalyse ») : la psychanalyse n’est pas tant une manière de devenir entièrement l’auteur de sa vie que le narrateur de sa propre histoire.
Le patient qui s’adresse au psychanalyste lui apporte des bribes d’histoires vécues, des rêves, des « scènes primitives », des épisodes conflictuels ; on peut dire à bon droit des séances d’analyse qu’elles ont pour but et pour effet que l’analysant tire de ces bribes d’histoire un récit qui serait à la fois plus supportable et plus intelligible. Cette interprétation narrative de la théorie psychanalytique implique que l’histoire d’une vie procède d’histoires non racontées et refoulées en direction d’histoires effectives que le sujet pourrait prendre en charge et tenir pour constitutives de son identité personnelle.
La cure est donc une restructuration narrative de la personnalité et la psychanalyse une « herméneutique profonde » plutôt qu’une simple économie du désir.
Je dirai que la psychanalyse est une herméneutique en ce sens que l’homme est un être qui se comprend en s’interprétant, et le mode sur lequel il s’interprète est le mode narratif.
Cette structure narrative de l’existence, contrairement à celle de la littérature, est fragile et ouverte : Ricœur rattache cette entreprise à une longue tradition qui va de la sagesse grecque à la philosophie de l’existence, et dans laquelle s’inscrit sa propre réflexion sur l’identité narrative par opposition à l’identité substantielle – identité du soi (ipse) par opposition à l’identité du même (idem). « On ne se connaît pas soi-même, on ne cesse de s’interpréter » (p. 102). Or tout examen de soi est une remise en question. Comme philosophie du « soupçon », la psychanalyse démontre au philosophe que le mouvement qui va de la mécompréhension native à la reconnaissance (de soi, de l’autre, de la vérité) passe par un dessaisissement de soi, c’est-à-dire par un abandon de la prétention à dominer le sens.
Dans le dernier groupe de textes, Ricœur se penche sur la culture et quelques-unes de ses expressions (morale, art, religion).
L’objet de la psychanalyse n’est pas le désir humain en tant que tel […] mais le désir humain saisi dans une relation plus ou moins conflictuelle avec un monde culturel, que ce monde soit représenté par les parents – et plus particulièrement le père –, par les autorités, par des interdictions anonymes, externes ou internes, articulées par le discours ou incorporées dans des œuvres d’art, dans des institutions sociales, politiques ou religieuses : d’une manière ou d’une autre, l’objet de la psychanalyse est toujours le désir, plus la culture. […] La psychanalyse est la théorie de la dialectique entre désir et culture. Aucun phénomène humain ne lui est étranger, dans la mesure où toute expérience humaine implique cette dialectique.
Elle est donc fondée à démasquer les multiples formes que revêtent les pulsions dans les expressions les plus élevées de la culture, tout comme à s’interroger sur le renoncement à les satisfaire totalement – dans son principe (il est rendu nécessaire par la civilisation) comme dans ses moyens (le poids de la culpabilité sur l’individu).
Comme le rappelle « Post-scriptum : une dernière écoute de Freud » (1962), il faut aussi compter avec la reformulation de la théorie des pulsions, contemporaine de l’interrogation sur la tâche de la culture. La description de la présence diffuse de la pulsion de mort dans la culture a souvent été interprétée comme une forme de pessimisme, mais Ricœur analyse plutôt les dernières œuvres de Freud comme un dépassement du scientisme dans un sens spinoziste :
Une fois que l’on a rencontré les deux énigmes du « plaisir » et de la « mort », il faut vaincre le scientisme par lui-même ; il faut que la réalité, dont tout savant parle, devienne Anangkê et que le principe de réalité devienne résignation ; mais une résignation d’une qualité rare.
Comment cette résignation peut-elle ne pas tourner à la consolation ? L’opposition constamment faite par Freud entre création artistique et illusion religieuse en donne une idée. À l’égard de la création artistique, Freud a toujours témoigné une déférence non feinte : elle constitue un mystère qui n’est autre que celui de la capacité à sublimer les pulsions. C’est en ce sens, selon Ricœur, qu’elle peut avoir sa part dans la résignation active et lui conférer une dimension joyeuse. L’article « Psychanalyse et art » (1976) s’attache à montrer que chez Freud, « l’œuvre d’art ne se borne pas à exhiber l’objet du désir » (p. 253), mais permet également de surmonter un conflit et de dénier le malheur. Peut-être avons-nous l’art pour mieux nous préparer à la sagesse.
L’illusion religieuse est le pendant négatif car exclusivement régressif de la création artistique. C’est le sens de la critique freudienne, dont Ricœur donne ici une synthèse et discute la valeur dans « L’athéisme de la psychanalyse freudienne » (1966) : la psychanalyse peut fournir au croyant une leçon acceptée ici comme telle :
Il y a en effet deux types de consolation inextricablement mêlées : la consolation enfantine et idolâtre, celle même que les amis de Job professaient, et d’autre part la consolation selon l’esprit, qui ne comporte rien de narcissique et d’intéressé, qui n’est plus du tout une protection contre les calamités de l’existence et un refuge contre les duretés de la vie ; cette consolation n’est accessible qu’à la plus extrême obéissance à la réalité ; elle passe par le deuil de la première consolation. Celui qui serait allé jusqu’au bout de ce mouvement aurait véritablement assumé l’iconoclasme freudien dans le mouvement même de la foi.
Ricœur défend ce droit à l’iconoclasme, dans lequel il voit l’occasion d’une ascèse : il faut la puissance des philosophies du soupçon pour se déprendre de l’illusion, idée qui sera reprise dans la préface de Soi-même comme un autre. Il en va de même pour les valeurs morales (« Psychanalyse et valeurs morales », 1974) : l’analyse freudienne de la moralité ne doit pas être perçue comme une négation traumatisante ni comme une tentative de renversement des valeurs.
Sa force est celle du soupçon, non de la justification, de la légitimation, encore moins celle de la prescription.
Freud neutralise le point de vue axiologique au profit d’un point de vue généalogique qui place les valeurs morales parmi les falsifications possibles du désir. Aussi ne faut-il pas perdre de vue l’essentiel :
S’il paraît plaider tour à tour pour la diminution du sacrifice pulsionnel par le moyen d’un relâchement des interdits sociaux et pour une acceptation de ce même sacrifice au nom du principe de réalité, ce n’est pas parce qu’il croit à une action diplomatique immédiate entre les instances qui s’affrontent ; il attend tout du changement de conscience qui procédera d’une compréhension plus ample et plus articulée du tragique humain, sans souci d’en tirer trop vite les conséquences éthiques.
C’est donc le « choc en retour » de la psychanalyse sur l’herméneutique, sur la philosophie et sur toute la culture qui est au centre de ce recueil. Du travail de la psychanalyse, comme interprétation, comme thérapie et comme théorie qui les codifie conjointement, il se dégage une épreuve à traverser dans le chemin vers la vérité et la reconnaissance – ce qu’Eschyle exprimait en ces mots : « Par le souffrir, le comprendre » (cité p. 204). C’est pourquoi Ricœur estime que
la révolution freudienne, c’est celle du diagnostic, de la froideur lucide, de la vérité laborieuse. […] Plutôt que vers les options déchirantes, il tourne notre regard vers ce qu’il appelle lui-même, après le poète allemand, la « dureté de la vie ». Ce qu’il nous apprend, c’est qu’il est difficile d’être un homme.
Fabien Lamouche
Jean-Toussaint Desanti, UNE PENSÉE CAPTIVE. Articles de La Nouvelle critique (1948-1956), Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2008
Il y a bien des manières de lire ces textes que Desanti, philosophe des mathématiques et phénoménologue, a donné à La Nouvelle critique, titre phare de la pensée officielle du Parti communiste des années 1950. La lecture la plus superficielle sera probablement effarée : comment un esprit aussi fin – et compétent – a-t-il pu, en pleine affaire Lyssenko, donner dans l’opposition entre « science bourgeoise » et « science prolétarienne » ? Les textes abondent qui attestent de l’égarement d’un philosophe perdu dans les conflits de la guerre froide et dont tout le talent est mis au service de la propagande du Kominform. Ni Mounier, ni Sartre, ni surtout Merleau-Ponty (Desanti en éprouvera un remords définitif) n’échappent au reproche d’« idéalisme bourgeois », au nom d’une « science » aussi sûre de sa vérité que du mensonge des idéologies qu’elle condamne.
Une deuxième lecture, plus historienne, renseignera sur le mode de fonctionnement d’une revue et d’un groupe d’intellectuels engagés jusqu’à l’absurde dans un combat qui n’admet aucune nuance. On découvre que les collaborateurs de La Nouvelle critique admettaient toutes les interventions extérieures sur leurs propres textes. Comme dans cet article où un ajout (probablement inspiré par Jean Kanapa) conclut sans rire au caractère « superficiel » de l’interprétation heideggerienne de Kant, comparée aux trois pages que lui consacrent Rosenthal et Youdine dans le Dictionnaire philosophique alors en usage en Urss (ces trois pages, reproduites dans ce volume, justifient à elles seules l’acquisition de ce livre…). Il est hors de doute que Desanti savait ce qu’il en était, et tout aussi incontestable qu’il a laissé faire, jusqu’à sa démission du comité de rédaction de la revue en 1957.
D’où la troisième lecture possible de ce recueil, qui comporte des pages remarquables où Desanti revient sur son passé de philosophe militant. L’auteur y examine lumineusement la logique de l’« engagement » dans laquelle il se trouvait, comme on est pris dans un piège. C’est la conviction de ne pas pouvoir avoir raison contre le Parti qui l’emporte sur les doutes et sur les scrupules, comme si l’engagement, à mille lieux de la conception sartrienne, impliquait une dissolution de la subjectivité. Plus intéressantes encore sont les remarques de Desanti sur le style que le Parti communiste de l’époque l’autorisait à adopter dès lors qu’il s’agissait de stigmatiser l’ennemi bourgeois. Se dessine alors la figure d’un philosophe rigoureux et austère auquel on offre la possibilité de s’égailler dans des polémiques dont les gratifications sont immédiates, tout autant que les ruptures qu’elles produisent et qui donnent le sentiment du pouvoir. La philosophie stalinienne, une passion rhétorique ? La lecture de ces textes, courageusement réunis par les artisans de la publication des œuvres (vraiment) complètes de Desanti, finit presque par en convaincre.
Michaël Fœssel
Brèves
Sandro Veronesi, CHAOS CALME, Paris, Grasset, 2008, 512 p., 21, 90 €
Si l’on parle beaucoup de ce livre en raison de séquences particulièrement fortes (l’ouverture qui évoque le sauvetage d’une noyée et une scène sexuelle volontairement sauvage), c’est à décrire un état mental que ce roman est consacré. Un Milanais, Pietro Palladini attend, après la mort de sa femme, un événement qui ne survient pas. Convaincu que sa fille va s’effondrer, il ne veut pas la quitter, il veut être là quand elle s’écroulera. C’est pourquoi il décide de s’installer dans sa voiture, un habitat et un lieu de travail équipé, restant près de son école toute la journée. De son habitacle, il observe l’espace environnant et toute l’activité du lieu, mais il accueille également toute une population, collègues, membres de la famille, la femme qu’il a sauvée de la noyade qui lui rend visite pour parler de leur « chaos calme ». Car, à sa grande surprise, chacun se trouve, comme lui, dans cette situation d’attente d’un événement qui n’arrive pas. Dans cet espace circulaire, la voiture, la place qui jouxte l’école, on tourne en rond comme dans un asile de fous où il n’y aurait plus de fous ni de grands délirants. Le chaos mental est calme, il correspond à un « drôle d’état » (Nanni Moretti, le cinéaste de Journal intime qui arpentait Rome en vespa en faisant mille cercles, n’a pas été choisi par hasard pour incarner le personnage dans l’adaptation cinématographique du livre) où l’événement attendu ne se passe pas, où la proximité de la mort est sans conséquences. Comparable à Samuel Beckett, pour qui la scène de théâtre est une place où rien ne peut se passer dans un cercle parcouru dans tous les sens, l’auteur introduit néanmoins des éléments romanesques pour capter l’attention du lecteur. Il a peut-être tort car la force de sa description initiale d’un « état de folie impossible » n’avait guère besoin de s’éterniser en se répétant trop longtemps par le biais des rencontres successives. Un rythme plus beckettien et moins romanesque n’était pas un défi impossible à relever pour cet auteur qui capte bien le mental contemporain.
O. M.
Jérôme Garcin, SON EXCELLENCE, MONSIEUR MON AMI, Paris, Gallimard, 2008, 208 p., 16 €
Voilà un beau livre d’amitié. Ici, l’amitié se décline sous la forme du respect pour un homme disparu dont l’auteur continue l’histoire à sa manière. François-Régis Bastide, romancier, éditeur au Seuil, grand connaisseur de la littérature germanique et des libertins, diplomate, a longtemps animé avec Michel Polac « Le Masque et la plume », une émission mythique dont les joutes entre critiques de cinéma (Jean-Louis Bory et Georges Charensol), ou les discussions vives entre critiques de théâtre (Gilles Sandier, Alfred Simon, Guy Dumur) résonnent encore dans les oreilles. Mais, loin de se confondre avec son émission, François-Régis Bastide était un personnage qui cultivait un style caractérisé par l’élégance vestimentaire et la maîtrise « précieuse » du langage, par la séduction, le romantisme mais aussi par l’inquiétude et l’angoisse. C’est de ce style dont parle bien ce livre où l’amitié de l’un pour l’autre ne revient pas à épouser le style de Bastide mais à en saisir la singularité pour mieux s’inscrire dans son sillage car Garcin est aujourd’hui l’animateur du « Masque et la plume ». « Notre amitié devait beaucoup à ce qui nous opposait et la tranquille, la moqueuse certitude que nous avions de ne pouvoir jamais nous convertir l’un et l’autre aux musiques qui nous étaient étrangères. » L’amitié réside ici, par-delà la vie et la mort, dans l’art de respecter le style d’un homme sans vouloir le copier ni le mimer. Une belle leçon qui passe par un récit dont « le style » propre, limpide et vif, fait durer l’amitié.
O. M.
Pierre Veltz, LA GRANDE TRANSITION. La France dans le monde qui vient, Paris, Le Seuil, 2008, 264 p., 18 €
Les lecteurs d’Esprit ont eu la primeur en février dernier du chapitre qui ouvre cet ouvrage synthétique de l’auteur de Mondialisation, villes, territoires. L’économie d’archipel, un ouvrage pionnier qui analysait les métamorphoses rapides de l’économie et de la société françaises dans le contexte de la mondialisation et anticipait déjà les réformes politiques indispensables. Soucieux de prendre en compte les caractéristiques des transformations en cours, endogènes et exogènes, Veltz insiste sur deux des spécificités françaises : la nécessité de valoriser une industrie en mutation et l’urgence de répondre à l’imbroglio institutionnel sur le plan des échelles et des territoires. Tout d’abord, la sortie des trente glorieuses ne signifie pas une entrée brutale dans un monde postindustriel. Au contraire, la transition en cours exige de miser, dans un pays qui « maîtrise la gamme complète des techniques productives les plus modernes » et où « la productivité horaire est l’une des meilleures du monde », sur ses capacités dans ce domaine de l’industrie. Mais Pierre Veltz insiste sur les obstacles à cette valorisation : « Le poids de la sphère publique, le mode de sélection des élites (y compris des ingénieurs…), les médiocres capacités de communication du monde manufacturier font que cette industrie est à la fois mal connue et mal aimée. » Ensuite, dans un pays où « le territoire réel est de plus en plus mal représenté par l’image pyramidale et hiérarchique que nous lui associons spontanément », la transition passe par des reconfigurations territoriales qui ne se résument pas aux grandes agglomérations urbaines susceptibles de favoriser une culture de l’innovation. C’est pourquoi, parallèlement à la description critique des transitions effectives, l’auteur s’interroge sur les acteurs et les institutions susceptibles de les rendre possibles. Ce qui le conduit à valoriser le rôle de la région dont les moyens sont paradoxalement faibles. « Comment articuler pouvoir d’agglomération, pouvoir régional et pouvoir d’État ? Diverses options sont possibles. Elles vont du niveau régional intégré dans l’organisation de l’État, avec un président élu, à des schémas se situant en continuité avec la structure actuelle, mais élargissant fortement les compétences du niveau régional. » Au final quatre révolutions apparaissent nécessaires pour réussir la grande transition : celle des modes productifs émergents qui doit permettre de faire surgir des branches nouvelles en déstabilisant les filières établies, celle des options en matière d’organisation territoriale, celle des modèles politiques et celle des choix en matière de cohésion sociale. On lira parallèlement à cet ouvrage la postface inédite de Pierre Veltz à la réédition du Nouveau monde industriel (Gallimard) qui propose cinq éclairages recoupant l’analyse d’ensemble de la Grande transition : le devenir de l’organisation du travail, la dynamique d’ensemble des réseaux productifs en voie de mondialisation, les implications de ces dynamiques de fluidité et de fragmentation à l’échelle sociale, les effets de la connectivité généralisée sur la forme « entreprise » et l’analyse de la rencontre entre ces nouveaux contextes et l’individualisme contemporain. Avec Veltz le discours de la réforme trouve un sens effectif.
O. M.
Éric Kerrouche, L’INTERCOMMUNALITÉ EN FRANCE, Paris, Montchrestien, 2008, 160 p., 12 €
Au 1er janvier 2007, la France comptait 2 588 groupements intercommunaux à fiscalité propre (communautés urbaines, communautés d’agglomération et communautés de communes) rassemblant plus de 33 000 communes et 54, 5 millions d’habitants. Tel est le bilan de ce que l’on nomme la révolution silencieuse de l’intercommunalité qui passe par tous ces établissements publics de coopération intercommunale (Epci). Voilà une révolution mal connue que cet ouvrage a le grand mérite de décrire (au-delà du double constat que le choix de l’intercommunalité est volontaire et qu’il ne repose pas sur une élection démocratique, ce qui favorise les stratégies de cumul des mandats) en l’inscrivant dans l’histoire française où la commune (à savoir l’ancienne paroisse) demeure l’institution pivot. Mais il propose également des réflexions politiques portant sur les échelles territoriales et sur le déficit démocratique. « Les intercommunalités oscillent entre deux pôles. Le premier est celui de la communauté cosmétique caractérisée par une fragmentation des compétences, il s’agit d’un organe de coordination sans légitimité politique forte. Le second est celui de la super-municipalité dans laquelle l’institution acquiert une vocation générale au détriment des communes. » Parallèlement à cette opposition entre une intercommunalité polarisée par la commune et une intercommunalité favorisant les Epci, ce qui recoupe le vieux couple rural/urbain, l’auteur souligne que les Epci sont, plus encore que les communes, « les lieux privilégiés d’une évolution vers des modes de gestion reproduisant ceux de l’entreprise et s’insérant dans le cadre de la nouvelle gestion publique caractéristique de la transformation des États occidentaux ». Si les élections municipales ont revalorisé le local, il serait temps de débattre des faiblesses démocratiques de l’intercommunalité.
O. M.
Richard Sennett, LA CULTURE DU NOUVEAU CAPITALISME, Paris, Albin Michel, 2006, 160 p., 16 €
Le sociologue Richard Sennett poursuit ici ses réflexions, toujours subtiles et lucides, sur les transformations du travail, de la compétence et de la consommation dont le nouveau capitalisme – issu de la globalisation financière, du poids de la valeur actionnariale et du rôle des nouvelles technologies – est le moteur mal contrôlable. Mais, loin de se contenter d’une description, il cherche des issues susceptibles de répondre à l’éclatement de la cellule entrepreneuriale, à la rapide dévaluation des compétences et à la fragmentation sociale et mentale qui en est la conséquence. N’imaginant pas que la solution miracle est un retour volontariste de l’action politique, il en appelle à une réflexion sur la durée et sur la nécessité de réinventer des fils narratifs en vue de pallier le déficit des « institutions ». Retrouvant les accents de Paul Ricœur et de Hannah Arendt pour lesquels la condition humaine est indissociable de la narration, il insiste sur la nécessité de valoriser des parcours qui ne succombent pas à l’instantané, respectent talents et œuvres, et il en appelle à la nécessité de renouer les fils du récit afin de relier le présent et le passé. S’interroger sur le respect de la durée et le rôle de la narration a pour but de freiner les effets néfastes d’un nouveau capitalisme que l’auteur de Travail sans qualités traque avec constance. « À en croire les apôtres du nouveau capitalisme, leur version de ces trois sujets – travail, talent, consommation – équivaut à davantage de liberté. Ma querelle ne porte pas sur la question de savoir si leur version du nouveau est réelle car les institutions, les compétences et les formes de consommation ont bel et bien changé. Ma thèse est que ces changements n’ont pas libéré les individus. »
O. M.
Pierre Musso, LE SARKOBERLUSCONISME, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2008, 176 p., 16, 50 €. Philippe Ridet, LE PRÉSIDENT ET MOI, Paris, Albin Michel, 2008, 240 p., 17 €
Le parallèle entre le style de Nicolas Sarkozy et celui de Silvio Berlusconi est a priori tentant : communication médiatique et affichage ostentatoire du succès. Telle n’est justement pas la définition du « sarkoberlusconisme » proposée par Pierre Musso qui a déjà décrypté dans Berlusconi, le nouveau prince l’originalité du président du conseil italien. Cela reviendrait en effet à négliger une analyse politique de leurs victoires électorales et de se contenter d’une analyse en termes de « manipulation » par les médias. On ne peut pourtant pas confondre l’homme d’affaires le plus riche d’Italie avec l’homme politique français dont tout le parcours a été mené au sein du Rpr. Leur point commun réside plutôt dans la manière de développer un discours de la réussite qui fait appel à l’imaginaire du petit entrepreneur : « La théâtralisation de l’imaginaire entrepreneurial s’opère sur deux registres complémentaires du gouvernement des hommes par le rêve structuré autour du travail, de la réussite, du plein-emploi, et par la peur suscitée par son inverse, l’échec, la précarité et, finalement, l’insécurité au sens large. » Chargé de suivre le président Sarkozy pour le journal Le Monde, Philippe Ridet est bien placé pour analyser les stratégies de connivences et de durcissement du président vis-à-vis des journalistes. D’une plume alerte, il raconte les difficultés du professionnel à faire face à cette double relation du président aux journalistes et à son évolution entre le moment de la campagne électorale et l’installation à l’Élysée. Sous des airs de fausse naïveté, ce livre décrit l’enfermement progressif de la communication présidentielle qui se distingue de la pipolisation et de la privatisation, et il raconte la déception d’un professionnel qui se demande désormais ce qu’il fait à l’Élysée. Mais s’il éclaire les coulisses de son métier, il se garde bien de laisser croire que toute la politique du président pourrait s’expliquer par son style médiatique.
O. M. et M.-O. P.
Stéphane Hessel, CITOYEN SANS FRONTIÈRES Conversations avec Jean-Michel Helvig, Paris, Fayard, 2008, 330 p., 20 €
Dans les Mémoires de Pierre Vidal-Naquet évoquées dans le présent numéro, la figure de Stéphane Hessel est souvent présente, tout comme celle de Germaine Tillion. Ce sont des histoires, des courages, des destins exceptionnels qui ne sont pas l’occasion d’une « héroïsation » hâtive ou abusive. Stéphane Hessel est discret sans être secret, on le connaît comme l’un de ceux qui ont accompagné avec ténacité le combat des sans-papiers. On sait également qu’il est le fils de Franz Hessel, l’auteur de Souvenirs de Berlin, et de Helen Grund, le couple cher à Truffaut dans Jules et Jim. Pour le reste, on a entendu parler de sa fausse mort dans un camp nazi, du résistant, du diplomate, du politique (homme de clubs, depuis le club Jean Moulin jusqu’au collège Millénium) mais aussi du poète qui connaît la langue germanique à merveille (voir Ô ma mémoire, la poésie, ma nécessité, Le Seuil, 2006). Homme de langue et de culture, cosmopolite européen, Hessel est un politique qui regarde toujours du côté de la morale et du monde international. Voilà ce qui explique sa proximité avec Pierre Mendès France dans ce livre où il raconte de nombreux épisodes liés à la décolonisation, en Indochine ou ailleurs, qui sont autant d’éclairages originaux sur l’histoire française.
O. M.
Jacques Doillon, LE PREMIER VENU, Paris, École des loisirs, coll. « Médium/Cinéma », 2008, 207 p., 11 €
C’est une idée superbe et un superbe instrument de travail. Une idée ludique aussi. Bref, de quoi satisfaire les cinéphiles de tous poils : étudiants en cinéma, fans de l’auteur ou du film, simples curieux. Le scénario intégral constitue plus de la moitié du livre, avec description précise des mouvements des personnages et des jeux de scène. Malheureusement, il ne tient pas compte des modifications du dialogue survenues pendant le tournage. Or, avec Doillon, il y en a beaucoup. Et pourquoi diable les personnages ne sont-ils pas systématiquement désignés par leur nom ? La chef opératrice Hélène Louvart décrit ce que fut son travail à la caméra. Le synopsis du film raconté par Jacques Doillon révèle ce qui peut rester sous-jacent. Suivent la comparaison entre le premier état du scénario et le dernier, ainsi que l’analyse plan par plan d’une séquence. Quant à l’entretien avec Jacques Doillon qui clôt le livre, il est d’autant plus passionnant que l’intervieweuse, Chloé Mary, a eu la discrétion de gommer ses questions. Elle l’a fait précéder d’une critique comme on n’en fait pas et comme on en rêve : à mi-chemin entre le poème et l’analyse. Un enchantement. Dans la même collection, trois autres films de Jacques Doillon sont déjà parus : les Doigts dans la tête, le Petit criminel et le Jeune Werther. À venir : Ponette. On l’attend avec impatience.
C.-M. T.
En écho
PROJET ET LA PLAINE-SAINT-DENIS – La revue Projet s’est installée il y a quelques années de l’autre côté du périphérique, en première couronne, à La Plaine-Saint-Denis, dans l’un de ces territoires qui devraient modifier les dynamiques entre Paris intra-muros et sa banlieue. C’est un fait suffisamment rare pour qu’on le souligne à l’heure où nos élites académiques hésitent à se déplacer dans les marges ou hors du centre de la capitale. Dans ce numéro hors série (avril 2008), la revue arpente les territoires de La Plaine-Saint-Denis hier marginalisés et s’interroge sur les connexions et coopérations entre les communes. À l’heure où le débat sur le Grand Paris (devenu Région Capitale) annonce des débats politiques indispensables sur les échelles territoriales, ce numéro est fort utile et instructif. Dans un article substantiel, Daniel Béhar développe l’hypothèse suivante : « La Seine-Saint-Denis n’est plus l’espace “à part” de l’Île-de-France, concentrant les difficultés, elle est plutôt l’épicentre des contradictions métropolitaines, et souffre davantage d’une intégration accélérée que d’une mise à l’écart persistante. N’est-il pas temps de déployer les controverses, de « construire » les désaccords à même de faire de la Seine-Saint-Denis un laboratoire pour l’action collective face au défi métropolitain ? »
DE LA MARCHE URBAINE ET DES MUNICIPALES – Dans sa livraison de mars-avril 2008 (no 359), la revue Urbanisme donne la parole dans un long entretien à Jean-François Augoyard, un proche de Michel de Certeau, qui a initié dans Pas à Pas des interrogations sur le rôle de la marche et sur la place des sens dans le monde urbain. Alors qu’aujourd’hui la question de « la ville passante » revient au-delà des centres-villes, ce dont témoignent les travaux de David Mangin sur les périphéries urbaines, les approches de la marche sont multiples. Dans le même numéro on peut lire un dossier sur les modalités de la marche qui fait écho au dossier de la revue nantaise Place publique (no 8, mars-avril 2008) qui est consacré à Julien Gracq, l’auteur de la Forme d’une ville, un ouvrage où la ville de Nantes est mise en forme grâce à la marche. Si la ville est aujourd’hui à plusieurs vitesses (marche, vélo, scooter, voiture, tramway…), la marche n’en reste pas moins la dimension corporelle essentielle. Dans le dernier numéro de Place publique un entretien avec Daniel Delaveau, le nouveau maire de Rennes, se focalise sur la dynamique des liens entre deux grandes aires urbaines comme Nantes et Rennes. Quels liens nouer pour éviter les conflits inutiles et favoriser les synergies ? On peut également lire un article de Goulven Boudic (qui prolonge et actualise ses propos publiés dans Esprit en février 2008) sur les résultats des municipales qui éclaire la question des alliances à gauche : « Contrairement à ce que peuvent écrire certains observateurs, comme Pierre Marcelle dans Libération, l’opposition n’est peut-être pas aussi simple entre une alliance souhaitable à l’extrême gauche et une alliance contre-nature au centre. L’électeur n’a pas opté pour le PS quand il fait l’unité à gauche et contre lui quand il découvre ses alliances contre-nature avec le MoDem. »
CRITIQUE ET BERGSON – « Ce ne devait être qu’une commémoration parmi tant d’autres : celle de la publication de l’Évolution créatrice en 1907. À la surprise générale, à celle des nouveaux bergsoniens eux-mêmes, ce fut bien autre chose qu’une déférente commémoration : le grand retour de Bergson en personne. » Voilà ce qu’écrit Philippe Roger en ouverture de ce dossier de Critique (no 732, mai 2008) qui met en avant « La querelle autour de Bergson » (un seul exemple : reprochant à Roger Caillois son « irrationalisme absolu », Marcel Mauss impute ce « déraillement général » à la double influence délétère de Bergson et de Heidegger, « bergsonien attardé dans l’hitlérisme »), et de nouvelles interprétations de Bergson qui se distinguent du Bergson de Deleuze (voir à ce propos les trois lettres imaginaires de Bergson à Deleuze à propos du Bergsonisme de ce dernier et de Différence et répétition, présentées par Elie During) comme du Bergson de Jankélévitch.
TRAFIC ET L’ACTEUR – En consacrant un dossier à l’énigme l’acteur (Trafic, printemps 2008, no 65, revue de cinéma, Pol), les animateurs de la revue fondée par Serge Daney se penchent sur des corps, des corps individuels et des corps collectifs, mais aussi sur des imaginaires corporels indissociables de nos histoires en cours. Voici ce qu’écrit Sylvie Pierre en ouverture : « Les acteurs sont donc porteurs de chronologie en courte période, en longue période. Témoins d’un temps, indicateurs de son évolution, pris dans un espace en dilatation, à la fois dans des singularisations et des uniformisations de figures liées à la mondialisation dont le cinéma fut incontestablement l’un des vecteurs d’imaginaire essentiels. Comme il est étrange par exemple que le physique des acteurs indiens, en si peu de temps, ait tellement évolué vers un look de top-models internationaux […] On s’en étonnerait moins à penser les coïncidences entre l’émergence d’une puissance économique mondiale en quelque coin du monde et l’imposition de ses acteurs comme canons universels de la désirabilité. C’est bien ce qui est arrivé aux États-Unis d’Amérique du Nord au xxe siècle : le corps de l’acteur américain s’est imposé dans le monde avec la puissance américaine en tant que modèle non exotique puisque universel. Le corps asiatique a fait récemment en ce domaine une nette percée mondiale […] Le corps africain a plus de mal à partir […] Enfin disons que le John Wayne africain n’est pas encore né au monde mondialement visible. »
Avis
Pendant les mois d’été, nous nous interrogerons sur la signification de la généralisation de la demande de reconnaissance dans les sociétés contemporaines. Ce sera une occasion de revenir sur les travaux philosophiques d’auteurs comme Axel Honneth ou Paul Ricœur mais aussi de proposer des analyses plus précises de telles demandes dans le contexte du travail, par exemple (François Dubet). Nous nous consacrerons également à l’actualité internationale, pour en saisir les lignes de force au moment où ni le thème de la société des nations ni celui de l’« hyperpuissance » américaine ne peuvent rendre compte des rapports de force entre pays. Nous suivrons plus particulièrement ce qui se passe au Liban, en Russie et bien sûr en Chine, pays qui sera sous l’attention générale tout au long de l’été. À la rentrée, la manière dont l’État réorganise sa manière de gouverner retiendra notre attention sur plusieurs dossiers : débat sur le grand Paris, recours aux agences, effets de la revue générale des politiques publiques (Rgpp).
- 1.
Catherine Grenier, la Revanche des émotions. Essai sur l’art contemporain, Paris, Le Seuil, mai 2008. C. Grenier a également écrit L’art contemporain est-il chrétien ?, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003.
- 2.
Mark Alizart (sous la dir. de), Traces du sacré, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 2008.
- 3.
À la lecture des textes d’introduction et de conclusion, on a parfois l’impression que les responsables de l’exposition se justifient du choix du thème à la fois au regard d’expositions anciennes à Beaubourg qui tenaient le religieux-spirituel-sacré à l’écart – et du retour conservateur au religieux auquel on semble assister actuellement. Outre le texte de A. Lampe, voir la conclusion, assez étrange par ses allusions et sa lecture du xxe siècle, de Mark Alizart. D’une certaine manière, il n’est rien dit d’autre que ceci : la culture laïque et la culture catholique en France débordent chacune pour son compte l’espace public et l’espace privé que la loi de laïcité est censée leur assigner.
- 4.
Voir Gilbert Brownstone et Mgr Albert Rouet, l’Église et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue, Paris, Albin Michel, 2002. Ce livre a provoqué quelques vagues – non pas à cause de l’avant-gardisme dialoguant avec l’Église, mais à cause du réalisme cru et glauque (exposé grâce à un cahier de reproductions dans le livre et sur internet) des rapports entre la Chair et Dieu…
- 5.
Voir par exemple Paul Thibaud, « Du moderne au contemporain (propos d’amateur) » dans notre dossier : « La peinture, avec ou sans image », août-septembre 1999. Voir aussi le dossier « Aux confins de l’art et du sacré », Esprit, mars-avril 1994.
- 6.
Voir Traces du sacré, op. cit., p. 242-243, la revue, sur dix ans, des vandalismes dans des expositions et des menaces de religieux contre les artistes. Les responsables de l’exposition de Beaubourg craignent-ils ce genre d’incident ?
- 7.
Art Press, numéro cité, p. 110-111. Voir aussi ce qui est dit par Eleanor Horney, « Art et politique religieuse aux États-Unis » (p. 101-106) à propos de la création artistique due à des catholiques d’origine, Jean-Michel Hirt, « L’affiche vierge » (p. 12-17), Abdelwahab Meddeb, « Les figures de l’art islamique » (p. 18-24), Pierre Guyotat, « Tout commence par les textes » (p. 25-30) et Gérard Haddad, « L’image et le prophète » (p. 74-79).
- 8.
N° 345, mai 2008, avec un entretien de Jean de Loisy et un article, ironique et plus que réticent, de Catherine Francblin (p. 36-48).
- 9.
Reproduction dans Traces du sacré, op. cit., p. 237.
- 10.
L’expression est de Robert Castel dans la Discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Paris, Le Seuil, 2007.
- 11.
Comme un lego, album « Bleu pétrole », 2008.