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Affiche de Alfons Mucha - F. Champenois Imprimeur-Éditeur
Affiche de Alfons Mucha - F. Champenois Imprimeur-Éditeur
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L’art de la Belle Époque, un miroir et des mirages

Pourquoi l’art des années 1900 éveille-t-il notre curiosité ? Le succès public alimente la récurrence des expositions sur cette période. Tel fut le cas, encore cet automne à Paris, avec Picasso. Bleu et rose[1], Egon Schiele[2] et Alphonse Mucha[3]. Bizarrement, associer ces trois noms, précisément contemporains, paraît presque incongru. À les regarder comme des génies autonomes, nous n’ignorons pas leur contexte historique, mais nous tenons ce dernier pour un décor qui en serait dissocié. Or ce temps « d’avant 1914 » est précédé de son propre récit. Et l’ombre portée de la «  Belle Époque  » est profondément ambivalente. D’un côté, son imaginaire optimiste, son pari technique et son progressisme entretiennent encore une continuité tacite entre la révolution industrielle et celle du numérique aujourd’hui. De l’autre, nous avons appris à reconnaître l’acuité prémonitoire des artistes, dès avant la Grande Guerre. La discontinuité historique est criante. Un abîme s’est creusé entre la Belle Époque, qualifiée de «  Renaissance  », et la nôtre, teintée de collapsologie. Alors, à quoi rêvons-nous auprès de ces artistes ? Quel(s) imaginaire(s) Picasso, Schiele et Mucha ont-ils créé pour leurs contemporains ? Comment nous habitent-ils encore ?

Ces deux débuts de siècles se ressemblent comme moments pivots, turbulents à vivre et à penser. Les années 1900-1910 comme nos années 2000 atteignent un seuil de développement technique dont les conséquences sur la vie quotidienne font voler en éclats les repères collectifs. Hier comme aujourd’hui, la traversée du présent est tiraillée entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore. L’expérience en est troublée. Elle se cherche une boussole dans l’histoire, une mémoire pour éclairer son avenir. Nos prédécesseurs de 1900 sont, eux aussi, en quête de nouvelles grilles de lecture et la diversité de l’art à l’époque témoigne d’un effort périlleux.

Concerné par ces peurs, Mucha invente précisément le visage radieux auquel ses contemporains rêvent de s’identifier. Moins familier que Picasso et Schiele, il tente ce pari pionnier : servir de son talent l’industrie naissante de la publicité. C’est à lui que nous devons l’image même de la Belle Époque, incarnée par les silhouettes enjôleuses de ses femmes-fleurs.

Au départ, comme Picasso et Schiele, il éprouve l’effet direct des mutations industrielles sur son métier. Les recettes de l’Académie comme celles des impressionnistes sont une impasse face aux nouveaux moyens de production, reproduction et fréquentation des images (cinéma, publicité et design). Le même impératif s’impose à cette génération d’artistes : réinventer l’art, dans ses fondements techniques comme dans sa vocation. Or Mucha excelle à concilier tradition et modernité. Sans en avoir l’air et sans heurts, il démode les codes existants et défriche un nouveau terrain artistique. Son esthétique réjouit ses clients comme les passants, c’est ­l’anti­dote bienvenu aux décors vieillots et un atout commercial redoutable. Applicables à n’importe quelle marchandise à la mode (affiches de spectacle, bijoux, meubles, champagne, savons,  etc.), ses lignes fluides et végétales lissent à merveille les aspérités du quotidien. Ses tons pastel allègent le poids des incertitudes ambiantes.

Dans cet Art nouveau inventé par Mucha, la vie citadine respire de fraîcheur, le brouhaha s’estompe. Savamment domptée, dame Nature vient saluer les avancées techniques. Cette vision nouvelle inscrit les mutations dérangeantes dans une continuité. Mieux, elle les sublime comme le prolongement évident de l’assurance humaniste de la Renaissance et de l’optimisme des Lumières. Elle met à jour l’imaginaire visuel classique pour devenir celle d’un enthousiasme insouciant, dopé au Progrès. Avec Mucha, la Belle Époque se rêve elle-même en oubliant ses peurs.

Mais à l’heure de l’Exposition universelle de 1900, la scène artistique vibre d’une intense émulation collective d’un bout à l’autre de l’Europe. Plutôt qu’une unité, ce sont des imaginaires hétérogènes qui émergent simultanément, non réductibles à quelques visionnaires isolés. Des fauves aux expressionnistes allemands, des Nabis aux cubistes, ils constituent autant de possibles en devenir, souvent dissonants par rapport au récit auquel on veut croire. L’art de Picasso et Schiele dresse ainsi un diagnostic radical, plus au diapason des doutes latents.

Picasso scrute l’envers de ce décor en même temps qu’il le découvre. Fêtée par cinquante millions de visiteurs à Paris, la mise en spectacle du Progrès déchante brutalement dans ses toiles : la nuit bleue dégrise la fête électrique. Les solitudes peinent à se rencontrer pour s’étreindre. Les saltimbanques s’exilent loin des boulevards et de leurs divertissements. Des déserts roses surgissent comme ultime refuge à leur vulnérabilité. Au même moment, à Vienne, le trait de Schiele imprime aux corps une tension presque insoutenable, à rebrousse-poil de la bienséance bourgeoise et policée. ­L’artiste dépouille la figure de tout affect et traque les pulsions à l’état brut. L’homme est-il vraiment maître de lui-même ou un animal sauvage ? Au-delà de leur singularité propre, Picasso et Schiele travaillent à rebours du rêve progressiste. Dans leur regard critique, des menaces inédites prennent forme pour l’individu. Leurs figures esseulées et contorsionnées subvertissent la convention idéalisée des corps. Les contemporains hérissés rejettent ce miroir trop cru. Depuis, nous l’avons intégré dans notre imaginaire comme avant-gardiste. Mais à quel titre au juste ? Et comment nous agit-il ?

À un siècle de distance, les hurlements de Schiele et les « gueules cassées » de Picasso dès 1906-1907 nous touchent comme les alertes annonciatrices de la Grande Guerre. A posteriori, nous nous sommes approprié leur lucidité en jetant l’opprobre sur l’aveuglement de leurs contemporains. Mais une certaine nostalgie continue de nous ensorceler avec Mucha. Il nous coûte de nous arracher au rêve de la Belle Époque, tout en n’étant pas dupes. Dans cette identification rétrospective, la fréquentation de leurs œuvres risque de nous enfermer dans l’imminence d’une catastrophe à prévenir. Regarder isolément les imaginaires de Mucha, Picasso et Schiele, c’est aussi cultiver une forme d’impuissance, l’impossibilité de croire à toute projection d’avenir, sauf à être un génie. « Avoir conscience de façon désespérément lucide de se trouver dans une crise décisive est un phénomène chronique dans l’histoire de l’humanité [4]. » L’histoire est un mirage si elle ne nous propulse pas vers des possibles au-delà de la tentation du désespoir, traversée par Benjamin en 1939.

Dans cet effort qui est le nôtre, les projections sur l’art de la Belle Époque sont multiples et restent à démêler. Car Mucha n’est pas un mystificateur, et ni Picasso ni Schiele ne sont des prophètes de la catastrophe. Toujours à l’affiche ce printemps, 1900 a pris le visage des Nabis[5] et des allemands Marc et Macke[6]. Envisagées comme synchrones, ces œuvres disent la difficulté de vivre et d’exprimer un monde en métamorphoses, d’abandonner un référentiel partagé pour en investir de nouveaux. En rêvant auprès d’eux, nous trouvons des compagnons de route dans les tensions qui nous bouleversent au présent, entre rêve et cauchemar, entre désir et désarroi. Mais nous devinons aussi combien notre manière d’être au monde reste attachée à la leur, non sans ambivalence.

 

[1] - Picasso. Bleu et rose, commissaire général : Laurent Le Bon, musée d’Orsay, du 18 septembre 2018 au 6 janvier 2019.

[2] - Egon Schiele, commissaire général : Suzanne Pagé, fondation Louis Vuitton, du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019.

[3] - Alphonse Mucha, commissaire général : Tomoko Sato, musée du Luxembourg, du 12 septembre 2018 au 27 janvier 2019.

[4] - Walter Benjamin, Paris. Capitale du xixesiècle, trad. par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1993, p. 562.

[5] - Les Nabis et le décor, commissariat : Isabelle Cahn et Guy Cogeval, musée du Luxembourg, du 13 mars au 30 juin 2019.

[6] - Franz Marc/August Macke. L’aventure du Cavalier bleu, commissaire général : Cécile Debray, musée de l’Orangerie, du 6 mars au 17 juin 2019.

Hélène Mugnier

Hélène Mugnier est historienne de l’art de formation. Elle est diplômée de l’école du Louvre, et conférencière du ministère de la Culture. Pionnière du management par l’art, elle a créé et dirigé pendant quatre ans l’agence de communication par l’art, Artissimo. Depuis 2005, elle est consultante en profession libérale avec son cabinet de conseil auprès des entreprises, HCM Art & Management.…

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