
Une nouvelle Terre, de Dominique Bourg
Desclée de Brouwer, 2018, 240 p., 16, 90€
De même qu’elle a déjà produit ses effets en théologie (et au plus haut niveau) avec l’encyclique Laudato si’, la crise environnementale touche peu ou prou l’édifice de la philosophie et l’oblige à prendre le tournant écologique. « Crise environnementale » veut dire au premier chef époque de l’Anthropocène, celle où les atteintes de l’environnement sont arrivées à un degré tel qu’elles paraissent désormais irréversibles, alors que les multiples applications de l’intelligence artificielle détruisent la vie privée et les liens interpersonnels et participent du délitement de la vie démocratique. Comment en est-on arrivé à ce « désordre déprimant » ?
La réflexion de Dominique Bourg ne consiste pas à refaire le parcours critique de la philosophie (occidentale) de la « maîtrise », qui a abouti à cet irréparable dévoiement. Il a été fait, et bien fait, par l’École de Francfort et d’autres. Sa question porte plutôt sur ce qu’il faudrait penser ou repenser aujourd’hui pour changer le regard et la relation avec le « milieu » extérieur, qui nous accueille avant d’être produit par nous. C’est plutôt cet effort conceptuel renouvelé que D. Bourg propose dans cet ouvrage mais, ultimement, la visée serait celle d’une « spiritualité » antérieure aux religions : elle relèverait d’un « sentir » autant que d’un « penser », d’une attitude fondamentale plus que des concepts et de la logique philosophique, d’une expérience vécue du monde mutilé – à sauver, à restaurer, à respecter. Parmi les « fils interprétatifs » de la crise de la Terre, retenons l’« exosomatisation », c’est-à-dire la théorisation et l’abstraction qui ont permis l’extériorisation et l’objectivation croissante du monde pour aboutir au stade actuel, l’Anthropocène : un monde de plus en plus artificialisé, qui accumule les déchets de façon exponentielle, transforme la composition de l’atmosphère, multiplie les gravats de nos destructions et défait le corps géologique de la planète… Le résultat est notre soumission non plus à des risques occasionnels ou globaux, mais à un risque « transcendantal », qui touche la possibilité même d’habiter la Terre et d’y vivre.
Face à « notre obsession à vouloir transformer toute espèce de donné naturel » – obsession qui est elle aussi une sorte de « transcendantal », une seconde nature pour ainsi dire (mais qui serait devenue une « première nature » universelle, indépassable mais inavouable) –, D. Bourg cherche les voies d’une « spiritualité » : il évoque (sans s’y attarder) d’autres expériences spirituelles (comme celle du chasseur sibérien qui voit dans le tigre une « entité sacrée »), d’autres « idéaux d’accomplissement de notre humanité », des expériences « d’élévation », le développement de la « part divine » en nous (Aristote), la dynamique chrétienne de la charité, de l’éveil bouddhiste… On pourrait dire : contre la compulsion à transformer, le réflexe de recevoir, de s’autolimiter pour s’élever. D’où une longue et complexe réflexion de l’auteur pour récuser, d’un côté, un monisme simple, purement physique ou « physicaliste », et de l’autre, réfuter le dualisme, cartésien ou autre, pour prendre la défense d’un « monisme réflexif », « psychophysique », qui éclaire « les relations de la pensée humaine au système Terre ». À la « modernité à bout de souffle » est consacré un autre long développement, où sont évoquées des « libertés contradictoires », la fin de la croissance, la pertinence d’un programme d’autolimitation.
Fascinant par les idées qu’il brasse et les synthèses de nombreux travaux qu’il propose, le livre a quelque chose de plus dispersé ou de plus incertain à propos de la « spiritualité », dont il veut pourtant marquer l’importance. Il me semble que l’auteur aurait pu développer plus qu’il ne le fait l’idée de « réception » (ou de « donation »), en particulier quand il note l’importance du tournant phénoménologique dans ses diverses variantes (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty…), dans la mesure où ce tournant est en rupture avec les philosophies de la « maîtrise » et de la transformation. « Spiritualité » signifie alors précisément que cette visée d’accueil ne peut être atteinte de façon purement conceptuelle, théorique, « désincarnée », car c’est la « chair » de la Terre qui est en cause, et pas seulement son « Idée ». Il manque aussi une réflexion critique sur le rôle et le sens d’« exercices spirituels ». Il existe aujourd’hui nombre de textes dits de « sagesse » ainsi que des techniques d’amélioration psychocorporelle qui ne sont finalement que des avatars individualistes de la volonté de transformation et de maîtrise. Il leur manque la fin et l’attitude fondamentales de la réception d’un « Dehors ». Faudrait-il renverser le « comme possesseurs de la nature » de Descartes par un « comme possédés par la Terre » ? Peut-être, à condition de ne pas évacuer de la pensée écologique toute pensée, comme y invite ce livre de forte raison.
Jean-Louis Schlegel