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Penser l’Anthropocène, sous la dir. de Catherine Larrère et Rémi Beau

Sciences Po/Fondation de l'écologie politique, 2018, 554 p., 29€

Ces actes d’un colloque tenu au collège de France en novembre 2015, un mois avant la conférence de Paris sur le climat, composent un ouvrage passionnant, où la variété des contributions, du scientifique au littéraire, permet de mesurer combien la notion d’Anthropocène mérite d’être débattue. Philosophes, anthropologues, écologues, géographes, spécialistes de l’épistémologie, climatologues, juristes et avocats décrivent le paysage de l’Anthropocène dans la multiplicité de ses facettes, tout en soulignant à l’unisson la nécessité d’aborder de front la responsabilité humaine dans les dérèglements actuels. Des auteurs engagés de longue date sur ces sujets y côtoient une nouvelle génération de chercheurs, et la liste des contributeurs montre que les réflexions sur l’Anthropocène prennent de l’ampleur un peu partout : en Europe, aux États-Unis, en Chine, au Mexique, au Canada…
Popularisée par le géochimiste Paul Crutzen, la notion d’Anthropocène émet l’hypothèse que la planète serait entrée dans une nouvelle ère géo­logique à cause de l’action humaine. Celle-ci, en créant un accroissement de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, modifie l’ensemble des équilibres terrestres, du climat à la biodiversité. Mais de quoi l’Anthropocène est-il le nom ? Entre récits et contre-récits, plusieurs auteurs nous rappellent que ­l’Anthropocène ne vaut que s’il ­s’accompagne d’un nouveau regard, où destin de l’humanité et de la nature seraient liés à bon escient, ainsi que l’indique Clive Hamilton plaidant pour une nouvelle philosophie de l’histoire. Philippe Descola invite à repenser les catégories de l’appropriation et de la représentation en y incluant les écosystèmes, ou à se méfier d’une adaptation considérée d’un point de vue trop étroitement humain. Simon L. Lewis et Mark A. Maslin livrent leurs arguments pour une datation des origines de l’Anthopocène autour de l’année 1610 (Orbis Spike), «  moment où les conséquences de la collision entre l’Ancien et le Nouveau Monde ont été ressenties pour la première fois à l’échelle planétaire  ».
La responsabilité du progrès technique et du capitalisme est identifiée, mais aussi celle d’autres formes de domination : Émilie Hache évoque ainsi la figure de la sorcière et les mobilisations éco-féministes face au dérèglement climatique. Mais comme l’écrit Dominique Bourg, «  reconnaître l’Anthropocène ne signifie pas pour autant adhérer à un modèle de société plus écologique ; car plusieurs récits se côtoient et s’affrontent (transhumanisme, éco-modernisation, récit écologiste postmoderne) dont la relation au progrès technologique et à la nature constituent les deux variables  ». Catherine Larrère estime, pour sa part, que les deux grands récits proposés aujourd’hui sont «  soit celui de la commande, soit celui de la perte de contrôle  », soit la géo-ingénierie à l’échelle planétaire, soit le catastrophisme. Or l’un et l’autre récit esquivent la question de la responsabilité, et aucun n’organise l’interaction entre humanité et nature. C’est dans la recherche de cette inter­action et de ses conséquences sur la pensée du progrès («  piloter plutôt que fabriquer  ») que pourra s’élaborer un autre récit. Quant à Hiav-Yen Dam et Sébastien Scotto di Vettimo, ils ouvrent une perspective différente encore, rappelant que la Chine, qui a connu un développement précoce et intensif de son agriculture et de son industrie dès le viie siècle, est aujourd’hui un acteur et une victime particulière de l’Anthropocène (un «  Sinocène  » ?). Enfin, Yannick Rumpala ou Tommaso Guariento nous entraînent dans un voyage littéraire, esthétique, cinématographique où les angoisses de l’Anthropocène peuvent rejoindre celles représentées dans les tableaux de Bruegel l’Ancien, des films et romans de science-fiction des années 1970, de Melancholia de Lars von Trier (2011) ou de Snowpiercer de Bong Joon-ho (2013).
Comment habiter la Terre à l’âge de l’Anthropocène ? La question du care inspire Marie-Hélène Parizeau qui repense la santé en montrant que la définition actuelle de l’Organisation mondiale de la santé ne correspond plus aux enjeux d’aujourd’hui. La santé «  améliorative  » et le trans/post-­humanisme devraient être délaissés au profit d’une santé écologique qui fasse place aux enjeux culturels et environnementaux. Pour Michel Lussault, il s’agit de remettre la vulnérabilité au centre de l’existence, avec le développement d’un «  spatial care  » fondé sur l’approche de Joan Tronto : «  Le care est une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.  » L’évocation de la reconstruction de la zone de Fukushima sans réelle prise en considération des enseignements des catastrophes récentes et passées fournit un exemple a contrario de ce care : une politique des espaces habités et une éthique de la cohabitation, où les habitants sont associés à la décision dans un processus démocratique et de mise en valeur des savoirs citoyens inédit. Virginia Garcia-Acosta rejoint cette approche en évoquant les «  catastrophes non naturelles  » qui se multiplient et la nécessité d’une construction sociale de la résilience. La cohabitation inspire également Baptiste Morizot qui, en s’interrogeant sur la persistance du sauvage, trace les principes d’une diplomatie entre êtres humains et non humains, autour de la figure du loup resté «  sauvage par soi-même  » mais dans une interdépendance équilibrée avec l’humain. Virginie Maris, quant à elle, invite à renforcer la protection de la nature en étudiant des conceptions américaine et européenne et l’exemple des aires protégées, alors que certains prédisent la transformation de la forêt amazonienne en savane et l’abandon d’une nature condamnée. Enfin, le changement climatique dans les Andes péruviennes inspire à Geremia Cometti une réflexion sur les limites de l’Anthropocène à l’épreuve du terrain, celui de la vie des Q’eros, révélant une rupture de réciprocité entre les êtres humains, la terre et les êtres non humains.
Les liens entre sciences et sciences humaines sont à l’évidence au centre des interrogations sur l’Anthropocène. Pierre De Jouvancourt évoque ainsi la lente mise en place d’un récit naturel pour se demander selon quelles modalités cet Anthropocène, «  entre roche et temps historique  », pourra être daté, compris, interprété et tout simplement vécu. Même constat chez Sébastien Dutreuil qui rappelle les méandres de l’étude du système-Terre pour insister sur son aspect politique. Mais alors quel rôle donner à la politique ? Si elle est bien au cœur des enjeux scientifiques, comme le rappelle Vincent Devictor, les indicateurs de bio­diversité et le système d’alerte et de médiation constituent «  un panoptique déterritorialisé et désincarné  ». Ce dernier signale autant l’impuissance et «  une stratégie sans stratège  » qu’une alerte fondée. Il est temps de retrouver des lieux, des habitats, des plantes, des bactéries et des êtres humains et non humains pour porter un élan de transformation. C’est à cette forme d’exercice que se livrent Bernadette Bensaude-Vincent et Sacha Loeve lorsqu’ils nous racontent l’odyssée du carbone, évoquant le caractère culturel de cet ennemi à abattre qui prenait à l’époque romaine le visage de Méphitis, déesse des mares et des sources sulfureuses.
Si le politique peine à s’inscrire dans une éthique de la responsabilité, faut-il alors faire du droit un recours ? Pour l’avocate Bronwyn Lay, rien n’est moins sûr. Le droit est un champ de bataille et sert un système où la nature est encore soumise à de multiples «  violences matérielles  », sans que soient reconnus les liens entre la matérialité, l’humanité et l’habitat. Mais le droit ne peut-il pas, en théorie au moins, permettre de montrer la nécessité de penser autrement le territoire, les frontières, à considérer les océans autant que le terrestre, le Sud comme le Nord ? C’est ce que soutient Isabelle Delpla autour de différentes hypothèses qui font intervenir la «  fiction du pays vide  », celui ayant disparu dans le cadre du réchauffement climatique. Plus que vers le droit, c’est vers l’éthique et la justice qu’il convient sans doute de se tourner. En s’interrogeant sur les apports de l’Anthropocène à la justice climatique, Lydie Laigle montre que cette notion renforce le lien entre inégalités environnementales et sociales, car certaines d’entre elles seraient directement à l’origine du changement climatique (exploitation économique Nord/Sud).
Enfin, le philosophe américain Dale Jamieson se tourne vers la question démocratique. Pour repenser les liens entre pouvoir, société et nature, il désigne une difficulté particulière de l’Anthropocène : malgré la reconnaissance de la gravité de la crise écologique, il n’existe aucune garantie que les actions nécessaires soient prises par le politique. Cela tient «  aux difficultés particulières que nous éprouvons à appréhender une discontinuité qui nous vient de l’extérieur (nature)  ». C’est dans une forme de revitalisation démocratique que doit être recherchée la solution à cette atonie du pouvoir. Il existe donc une forme d’analogie entre la révolution industrielle et la révolution climatique au sens où une véritable réorganisation politique est nécessaire pour agir. Et cette réorganisation devrait être menée «  sous l’impulsion de ceux qui font réellement l’expérience de ces transformations  », loin de la virtualité qui envahit aujourd’hui l’espace de nos vies.


Lucile Schmid

Lucile Schmid

Haut-fonctionnaire, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Lucile Schmid s'est intéressée aux questions de discrimination, de parité et d'écologie. Elle a publié de nombreux articles pour Esprit sur la vie politique française, l'écologie et les rapports entre socialistes et écologistes. Elle a publié, avec Catherine Larrère et Olivier Fressard, L’écologie est politique (Les Petits…

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