Reconfigurations ultramodernes
L’opposition entre religion et modernité laisse désormais place à une situation « post-séculière » où se combinent pluralisme, choix personnel et recherche du sens.
Les sociétés européennes se caractérisent aussi bien par une hypersécularisation que par certaines formes de reconfigurations du religieux. C’est l’indice, selon nous, que l’on sort d’un certain cycle structuré autour de l’opposition entre religion et modernité au profit d’un autre, que nous qualifions d’ultramoderne. C’est à l’exploration de cette importante mutation que ce texte est consacré.
Une Europe post-chrétienne et post-séculière
La désaffiliation des Européens par rapport au religieux institutionnel est particulièrement frappante, notamment chez les jeunes. Dans le Pèlerin et le converti1, Danièle Hervieu-Léger a particulièrement souligné cette mutation contemporaine des formes de la religiosité et la dissémination des phénomènes de croyance.
Contrairement à ce que l’on nous dit, ce n’est donc pas l’indifférence croyante qui caractérise nos sociétés. C’est le fait que cette croyance échappe très largement au contrôle des grandes églises et des institutions religieuses2.
Les évolutions des attitudes religieuses des Européens, ce ne sont pas seulement en effet des données quantitatives relatives aux appartenances et aux pratiques – données qui permettent de bien mesurer la baisse de la religiosité institutionnelle3 –, ce sont aussi des éléments qui permettent de mesurer des changements importants dans la façon d’être religieux. Ainsi, les enquêtes attestent de l’intégration du pluralisme dans la façon même de se rapporter à une vérité religieuse :
En France, le taux de ceux qui pensent qu’il existe une seule vraie religion est tombé de près de 50 % en 1952 (Ifop-Réalités) à 15 % en 1981 et à 6 % en 19984.
Le sondage Csa/Le Monde des religions d’octobre 2006 a confirmé cette tendance : seulement 7 % des Français se déclarant catholiques estiment que « le catholicisme est la seule religion qui soit vraie », alors que 50 % pensent qu’« on trouve des vérités dans différentes religions même si elles ne se valent pas » et que 39 % vont jusqu’à considérer que « toutes les religions se valent ». Certaines croyances, comme celles en l’après-mort, ont tendance à remonter chez les Européens, en particulier chez les jeunes. Quant aux personnes qui se déclarent « sans religion », il est maintenant nécessaire de distinguer entre les « sans religion croyants » et les « sans religion incroyants », le fait de se déclarer « sans religion » ne signifiant pas absence de croyances et d’intérêts pour le spirituel. Les personnes qui s’identifient comme religieuses sont moins nettement croyantes qu’auparavant tandis que les personnes qui s’identifient comme « sans religion » sont moins athées qu’auparavant. Bref, les frontières entre les non-religieux et les religieux tendent quelque peu à s’estomper, ces derniers se sécularisent tandis que les premiers se spiritualisent. Les enseignements que l’on peut tirer des enquêtes tant quantitatives que qualitatives sur les attitudes des Européens en matière religieuse sont en tout cas loin de pouvoir se réduire à un schéma d’évidement de la religion.
Globalement, l’on peut dire que le religieux en Europe est aujourd’hui pris entre une logique d’individualisation d’un côté, une logique de mondialisation de l’autre. Une logique d’individualisation qui se traduit par une sorte de do it yourself, incitant les uns à renoncer à toute démarche religieuse, les autres à découvrir ou expérimenter d’autres religions. Une logique de mondialisation ouvrant la perception du religieux au vent du large et rendant plus proche des religions réputées lointaines. Les espaces politiques et sociaux sont de moins en moins assignables à une religion donnée. C’est le temps des rencontres et des heurts entre les différentes expressions religieuses de l’humanité, rencontres qui nourrissent aussi bien des dialogues fraternels et de haute tenue spirituelle que des peurs, des stéréotypes et des antagonismes. Moins intégrés institutionnellement et culturellement dans un monde religieux donné, les Européens refusent le menu religieux que proposent les Églises au profit d’un religieux à la carte où chacun, puisant ici ou là, compose l’univers religieux qui lui convient. Moins stables dans leurs appartenances et leurs croyances, nos contemporains se sentent libres de pratiquer une sorte de zapping parmi les offres religieuses ou para-religieuses qui leur sont accessibles. Cette dérégulation institutionnelle génère une situation d’anomie caractérisée par une dispersion sociale et culturelle du religieux, tout particulièrement du religieux chrétien.
Autrement dit, le religieux contemporain est beaucoup moins structuré socialement et culturellement. Pris entre la mondialisation et l’individualisation, ces pays symboliques que sont les religions voient leurs frontières érodées et devenir floues : l’identité religieuse des individus est beaucoup plus incertaine et flottante. Nous sommes à l’heure des syncrétismes, du mélange des traditions : les frontières symboliques sont devenues très poreuses et les individus sont exposés à toute sorte d’offres. Les identités religieuses héritées sont fragilisées au profit des identités par choix.
Dans la gestion publique du religieux et la mise en œuvre de la laïcité, c’est le rôle de l’État qui se trouve questionné. Émile Poulat a bien vu que dans les évolutions actuelles de la laïcité, ce qui est en jeu, ce n’est pas « un simple rapport de force entre laïques et catholiques » ou entre « laïques et musulmans » ajouterions-nous :
C’est beaucoup plus en profondeur, une redistribution et une restructuration de l’espace public ; nous vivons sur une distinction du public et du privé de plus en plus obsolète, autant sinon plus que notre notion de « souveraineté nationale » ou celle de « service public5 ».
L’État national se voit tout d’abord relativisé tant par le haut que par le bas ; il est contraint à redéfinir ses fonctions entre la mondialisation/européanisation d’une part, les régions et l’affirmation des collectivités locales d’autre part. Philippe Portier écrit que l’État est
en voie de « différenciation ». Porteur de la transcendance républicaine, il se plaçait hier en surplomb de la société, et reléguait, du coup, l’instance religieuse en dehors de la sphère publique. Or, ce modèle s’efface : le politique s’ouvre de plus en plus volontiers au social, et multiplie, de là, les zones de contact avec les Églises6.
Même si cela suscite résistances et difficultés, la France est de fait engagée dans un nouveau régime de l’action publique, où le rôle de l’État central est moins important. Le fait que des questions comme les unions homosexuelles, la parentalité homosexuelle, l’euthanasie, le clonage thérapeutique soient à l’agenda des débats politiques tendent à ramener les intervenants religieux dans la sphère publique et à structurer le débat politique selon des clivages philosophico-religieux.
Le passage de la religion par héritage à la religion par choix signifie pour le christianisme en Europe, la fin de la « christianitude », c’est-à-dire la fin du christianisme comme culture englobante de la société, même sous forme sécularisée, et l’évolution vers un christianisme comme sous-culture particulière dans une société globale. Ce n’est pas donc pas seulement la séparation du politique et du religieux, en particulier la séparation entre État et Églises chrétiennes, c’est aussi la séparation de la culture globale et de la religion. C’est en ce sens fort que l’on peut parler de sociétés post-chrétiennes. Individualisation, déprise institutionnelle et atomisation d’une part, quêtes identitaires et affirmations communautaires de l’autre. La mondialisation et la déterritorialisation du religieux entraînent sa reconfiguration comme sous-cultures et comme communautés-réseaux dans des sociétés sécularisées et pluralistes. Les religions constituent désormais des sous-cultures offrant à leurs membres un sens leur permettant de s’orienter dans une société pluraliste, des groupes de référence, des enceintes de conviction que les individus choisissent individuellement. Le religieux, ce n’est plus le dais sacré des sociétés (sacred canopies de Peter Berger), ce sont les sacred umbrellas, dont parle Christian Smith7, ou plutôt de ce que l’on pourrait qualifier de « chapiteaux sacrés » ou de « tentes sacrées » pour mieux marquer le caractère communautaire et individuel à la fois de ces sous-cultures religieuses dans les sociétés pluralistes.
C’est aussi ce que montre Olivier Roy dans son livre sur la Laïcité face à l’islam8. Selon lui, la vitalité des mouvements islamistes, loin de contredire la thèse de la sécularisation, la confirme au contraire : « la sécularisation renforce la spécificité du religieux », provoquant une reconstruction de l’identité religieuse comme identité minoritaire et transnationale découplée de l’État9. La sécularisation renforce donc la spécificité du religieux, elle entraîne la reconstruction de l’identité religieuse comme identité minoritaire, l’installation du religieux comme sous-cultures et cadres communautaires dans une société globale sécularisée et pluraliste. Si cela peut donner naissance à des niches communautaires et à diverses formes de radicalismes religieux, il ne faut pas les surestimer sociologiquement, mais il ne faut pas les sous-estimer non plus. Face à la macdonaldisation culturelle, il est devenu chic d’incarner sa différence alors qu’elle tendait à être taxée de « retard culturel » dans une période de modernité triomphante.
Tant pour les groupes religieux majoritaires que minoritaires, le religieux se recompose sous la forme de groupes militants auxquels les individus adhèrent par un choix personnel et non par héritage. Le protestantisme évangélique offre, parmi d’autres réalités religieuses contemporaines (catholiques, juives, musulmanes …), un bon exemple de la reconstitution de la religion comme ressource symbolique dans des sociétés sécularisées et pluralistes. Comme le montrent les travaux de Sébastien Fath10, ce protestantisme constitue une sous-culture religieuse minoritaire de « convertis » prenant acte d’emblée du caractère sécularisé et pluraliste de la société. Une sous-culture qui offre à ses adeptes un sens leur permettant de s’orienter dans une société pluraliste, société dans laquelle ils pratiquent un entrisme convictionnel. Ce protestantisme constitue l’une des figures de la recomposition moderne de la religion, celle qui se déploie sous la forme de groupes militants auxquels les individus adhèrent par un choix personnel et non par héritage. Sous la forme, donc, d’une religion individuelle de convertis qui est moins liée à des territoires qu’à des réseaux transrégionaux et transnationaux de militants.
Cette thèse de la religion ressource dans des sociétés post-séculières ne signifie pas à notre sens que l’idée de sécularisation soit devenue obsolète. Il y a bien un réaménagement profond et durable tant de la place de la religion dans les sociétés modernes que de la façon d’être religieux dans ces sociétés, un réaménagement qui n’est pas réductible à un effacement des pratiques religieuses. L’ultramodernité, ce n’est pas moins de religieux, c’est du religieux autrement. Il est significatif que, si l’on parle de « sociétés post-chrétiennes », Jürgen Habermas, lui, parle de « sécularisation dans une société post-séculière11 », ce qui n’est pas contraire à la première qualification. On est ainsi invité à se demander ce qu’il advient aussi bien du religieux dans des sociétés européennes « post-chrétiennes » que de la sécularisation dans des sociétés « post-séculières », le séculier, comme le religieux bouge et il est plus que jamais nécessaire de rompre l’illusion d’une étanchéité entre ces deux sphères. On ne peut plus penser la sécularisation en termes de triomphe d’une modernité face à des traditions religieuses considérées comme obsolètes.
De la modernité sécularisante à l’ultramodernité sécularisée
La sécularisation, comme cadre général d’interprétation des évolutions religieuses des sociétés modernes, a longtemps dominé les travaux de sociologie des religions même si, dès le départ, ce paradigme fut discuté par ceux-là mêmes qui le développèrent12. Aujourd’hui, un des éminents représentants de la thèse de la sécularisation, le sociologue américain Peter Berger13, s’est désolidarisé de cette thèse en parlant de la « désécularisation » des sociétés modernes. La sociologue britannique Grace Davie14, quant à elle, soutient que, du point de vue religieux, l’Europe sécularisée, loin d’être le modèle du devenir du religieux dans les sociétés contemporaines, constitue au contraire une exception à l’échelle du monde. Pour notre part, nous préférons sortir de ces schémas de « désécularisation » et d’« exception européenne » pour les deux raisons suivantes : 1) les sociétés européennes sont en réalité aussi bien « post-chrétiennes » que « post-séculières », non à cause d’une désécularisation, mais à cause d’une radicalisation de la sécularisation : c’est dans le contexte d’une hypersécularisation des sociétés européennes que s’effectue un certain retour du religieux, un religieux qui, pour sa part, tend à se reconfigurer profondément aussi bien dans ses rapports aux vérités qu’ils revendiquent que dans ses modes d’existence sociale ; 2) en cela, il n’est pas du tout sûr que les sociétés européennes constituent une exception. Ce processus associant hypersécularisation et reconfiguration du religieux est en effet à l’ œuvre dans d’autres aires culturelles que l’Europe.
Les interprétations du devenir de la religion dans les sociétés modernes15 ont souvent été dominées par un concept de sécularisation-transfert, généralisant, au niveau de l’analyse sociologique, la signification historique et juridique du concept selon laquelle la sécularisation constitue un transfert de propriété ou de tutelle du religieux au séculier. Ainsi a-t-on pu parler de la sécularisation de la science, du politique, de l’éducation, de la famille pour désigner un processus d’autonomisation de ces institutions et sphères d’activité par rapport à une tutelle religieuse. Façon de souligner une des dimensions classiques de la modernité occidentale, à savoir la différenciation fonctionnelle des institutions et des activités, l’exemple de l’autonomie respective du religieux et du politique étant paradigmatique de ce processus. La sécularisation-transfert a nourri une représentation de la modernité comme sortie du religieux, comme si l’on avait à faire à un jeu à somme nulle selon lequel plus de modernité signifiait moins de religieux. Dans ce schéma, c’est le séculier qui, tant en capacité normative qu’en domaine d’influence, prend la place du religieux, ce dernier se trouvant dès lors de plus en plus restreint dans sa portée sociale et ses prétentions normatives. C’est la thèse, développée de façons diverses par de nombreux sociologues, de l’individualisation-privatisation du religieux (ces deux dimensions ne se recouvrant pas forcément) et de la perte d’influence sociale du religieux en modernité occidentale. Mais si la sécularisation-transfert a été caractéristique de la modernité dans son institutionnalisation (société industrielle) et son déploiement (modernité triomphante des « Trente glorieuses »), c’est la sécularisation de la sécularisation qui est caractéristique de ce que nous appelons l’ultramodernité, une ultramodernité qui associe hypersécularisation et un certain retour du religieux et qui définit une Europe aussi bien post-chrétienne que post-séculière.
En nous inspirant librement des analyses d’Anthony Giddens et d’Ulrich Beck, nous avons défini l’ultramodernité comme le mouvement plus l’incertitude en opposition à la modernité définie comme le mouvement plus la certitude. Si les logiques modernes de certitudes (du progrès scientifique, économique, politique, moral, éducatif …) ont entraîné le heurt de différents magistères séculiers et religieux et une opposition assez directe entre modernité et religion, les logiques ultramodernes d’incertitudes engendrent des mutations concomitantes du séculier et du religieux qui reconfigurent leurs rapports. Et si nous parlons d’ultramodernité, c’est pour signifier qu’il s’agit d’une radicalisation de la modernité et non d’une sortie de la modernité. L’âge ultramoderne de la modernité, c’est le temps d’une modernité désenchantée et problématisée, d’une modernité qui subit le contrecoup de la réflexivité systématique et désacralisante qu’elle a enclenchée : celle-ci n’épargne rien, pas même les enchantements que la modernité a pu produire dans sa phase conquérante. L’ultramodernité, c’est donc la désabsolutisation de tous les idéaux séculiers qui, dans un rapport critique au religieux, s’étaient érigés en nouvelles certitudes et avaient été de forts vecteurs de mobilisations sociales. Par rapport à la sécularisation comme transfert de sacralisation du religieux à d’autres sphères d’activités (économique, politique, morale) qui correspond particulièrement à la phase de la modernité sécularisatrice, l’ultramodernité apparaît comme une modernité sécularisée où la sécularisation s’applique aux forces sécularisatrices elles-mêmes.
Ainsi, d’une école laïcisée (sécularisation-transfert) est-on passé à une école sécularisée, c’est-à-dire à une sécularisation de l’institution séculière elle-même (ce que nous appelons la sécularisation au carré). Une première sécularisation de l’école, sa laïcisation, a consisté en un transfert de magistère éducatif sous tutelle cléricale à un magistère éducatif sous tutelle étatique. C’est la phase de l’école sanctuaire, phase où l’école a pu apparaître comme un véritable séminaire laïque marqué par l’autorité des maîtres et de leur savoir. Or, aujourd’hui, on assiste à une seconde étape de la sécularisation où c’est l’école elle-même qui se trouve désacralisée : son magistère éducatif se voit relativisé dans son caractère national d’une part, dans son autorité cognitive d’autre part. Autrement dit, c’est la sécularisation de l’école elle-même, la désacralisation de cette institution séculière et de son magistère. L’éducation scolaire est prise, comme la religion, dans les processus d’individualisation et de mondialisation, concernée, comme la religion, par la question du pluralisme. La société moderne a été un projet éducatif (et colonisateur) : on prétendait et osait apporter « la civilisation ». La société ultramoderne, quant à elle, relativise tous les magistères éducatifs.
Cette évolution d’une modernité sécularisatrice à une ultramodernité sécularisée, on l’observe bien entendu dans la sphère du politique. La modernité européenne a été portée par une croyance forte, tant à gauche qu’à droite, en la capacité du politique à assurer le bonheur de l’homme, le salut céleste s’étant mué en salut terrestre. Or la situation actuelle des démocraties occidentales est tout autant marquée par la montée de l’incroyance en politique que par la montée de l’incroyance en religion. Dans une telle conjoncture, il n’est pas étonnant d’observer une véritable sécularisation du politique, la désintrication du politique par rapport aux grandes visions de l’homme et de la société. Ainsi, après avoir évoqué la « transcendance par la citoyenneté » dans son ouvrage sur la Communauté des citoyens16, Dominique Schnapper parle significativement dans un ouvrage ultérieur de « l’épuisement de la transcendance collective17 ». Et en réfléchissant à « l’épuisement de la transcendance collective » tant religieuse que politique, Schnapper note que cet épuisement risque en France plus qu’ailleurs, « de contribuer au délitement du lien social », car c’est dans notre pays qu’a été poussé « le plus loin l’effort pour créer, sur le modèle religieux et contre lui, une forme de transcendance politique18 ». C’est la fin de la sécularisation-transfert du religieux au politique, les idéologies politiques étant aussi démythologisées que l’ont été les religions. Après une sécularisation-transfert où la croyance politique a pu être une alternative de la croyance religieuse, c’est la fin du magistère politique et de la transcendance collective, en particulier avec de profondes reconfigurations de la gouvernance politique nationale confrontée à l’importance croissante des régulations supranationales et infranationales.
L’école et la politique, deux exemples de sphères où l’on observe un processus de sécularisation de la modernité. Comme le souligne Ulrich Beck, il s’agit d’une évolution où la modernisation atteint les principes mêmes de la société industrielle. Cette société, qui s’est posée comme moderne en opposition à des sociétés réputées traditionnelles, apparaît elle-même de plus en plus comme une société traditionnelle qui se trouve aussi ébranlée que les sociétés qu’elle avait prétendu moderniser. Si chacune des grandes institutions de la société industrielle (l’école, l’État républicain et démocratique, la famille, le travail …) a pu paraître modernes en s’émancipant de références ou de tutelles religieuses, elles étaient en fait restées très traditionnelles sous des formes sécularisées. Avec l’ultramodernité, ce sont les sacralisations séculières de ces institutions qui se trouvent également atteintes, le mouvement même de modernisation qui avait frappé le religieux atteignant désormais toutes les sphères d’activités et toutes les institutions, y compris la modernité elle-même. Tout ceci engage une désinstitutionnalisation du sens et une pluralisation des morales qui affectent aussi bien l’exercice de la gouverne politique que celui de l’autorité religieuse. Tant le politique que le religieux, ainsi que leurs rapports, sont concernés par ces évolutions. Dans cette conjoncture, il est d’ailleurs frappant d’observer que des instances religieuses viennent au secours d’institutions séculières ébranlées par la radicalisation de la modernisation à travers l’individualisation et la réflexivité généralisée.
En ultramodernité, nous sommes donc à un tournant où le religieux apparaît à certains comme une ressource symbolique possible pouvant contribuer à ce que le politique ne se meuve pas en une simple gestion des aspirations individuelles et à ce que la modernité ne s’autodissolve pas dans un relativisme généralisé. L’ultramodernité politique, qui rend plus difficile l’exercice de toute souveraineté collective, entraîne en tout cas des reconfigurations des rapports entre religions et politique. Si la démocratie politique s’est historiquement construite dans un rapport souvent conflictuel avec les religions, la sécularisation du politique et le désenchantement démocratique amènent les religions à soutenir des démocraties en quête de légitimité. Dans l’anomie politique et religieuse de l’ultramodernité, dans des sociétés modernes désenchantées caractérisées par des quêtes de sens et des recherches de liens, institutions politiques et institutions religieuses reconfigurent leurs rapports. Il ne s’agit plus de se concurrencer pour exercer la transcendance collective comme au bon vieux temps où le politique et le religieux se disputaient la place, mais de reconfigurer ses relations dans une tout autre conjoncture civilisationnelle marquée par l’incertitude et la subjectivisation des valeurs. L’heure n’est plus où la communauté des citoyens devait être conquise en émancipant les individus de leurs ancrages symboliques ; aujourd’hui c’est bien plutôt ces ancrages symboliques qui peuvent contribuer à former des communautés de citoyens alors que celles-ci sont menacées par les effets croisés de l’individualisation et de la mondialisation. Autant les religions ont pu paraître comme des expressions traditionnelles résistant à une modernité conquérante qui tendait à les percevoir comme des réalités obsolètes en voie avancée de déliquescence, autant elles apparaissent aujourd’hui à certains comme des groupes de référence socialement signifiants dans le contexte d’une société ultramoderne tellement sécularisée qu’elle en est devenue impuissante à signifier un sens collectif au nom d’une mythologie mobilisatrice. L’ultramodernité est le temps de la sécularisation pluraliste telle qu’Yves Lambert l’a définie, c’est-à-dire un modèle de sécularisation où, sans exercer d’emprise sur la vie sociale, la religion « peut jouer pleinement son rôle en tant que ressource spirituelle, éthique, culturelle ou même politique au sens très large, dans le respect des autonomies individuelles et pluralisme démocratique19 ». C’est donc l’hypersécularisation de l’ultramodernité qui permet un certain retour du religieux. Ce retour ne signifie pas – sauf dans ses expressions extrémistes – une remise en cause du processus d’autonomisation des sociétés modernes par rapport aux autorités religieuses. Il manifeste, dans le contexte de la mondialisation, une reconfiguration globale du religieux, du politique et du culturel.
- *.
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne), directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (Paris, Ephe/Cnrs).
- 1.
Danièle Hervieu-Léger, le Pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.
- 2.
Ibid., p. 42.
- 3.
Yves Lambert, « Des changements dans l’évolution religieuse de l’Europe et de la Russie », Revue française de sociologie, 45-2, 2004, p. 307-338. Voir également Olivier Galland et Yannick Lemel (sous la dir. de), « Sociologie des valeurs : théories et mesures appliquées au cas européen », Revue française de sociologie, 47-4, 2006, p. 683-968.
- 4.
Y. Lambert, « Des changements dans l’évolution religieuse de l’Europe et de la Russie », art. cité, p. 335.
- 5.
Émile Poulat, Notre laïcité publique. « La France est une République laïque », Paris, Berg international, 2003, p. 406-407.
- 6.
Philippe Portier, « De la séparation à la reconnaissance. L’évolution du régime français de laïcité », dans J.-R. Armogathe et J.-P.Willaime (sous la dir. de), les Mutations contemporaines du religieux, Turnhout, Brepols, 2003, p. 22.
- 7.
Christian Smith, American Evangelicalism. Embattled and Thriving, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1998, p. 106.
- 8.
Olivier Roy, la Laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005.
- 9.
Ibid., p. 114.
- 10.
Sébastien Fath (sous la dir. de), le Protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion. Entre ruptures et filiations, Turnhout, Brepols, 2004 ; Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France 1800-2005, Genève, Labor et Fides, 2005.
- 11.
Jürgen Habermas, Glauben und Wissen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2001, p. 12 (prix du livre de la paix 2001 des libraires allemands).
- 12.
Nous nous permettons de renvoyer à notre article « La sécularisation : une exception européenne ? Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions », Revue française de sociologie, 47-4, octobre-décembre 2006, p. 755-783.
- 13.
Peter L. Berger (sous la dir. de), le Réenchantement du monde, Paris, Bayard, 2001.
- 14.
Grace Davie, Europe: The Exceptional Case. Parameters of Faith in the Modern World, Londres, Darton, Longman and Todd Ltd, 2002.
- 15.
Voir notamment notre étude “Religion in ultramodernity”, dans James A. Beckford et John Wallis (eds), Theorising Religion : Classical and Contemporary Debates, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 73-85.
- 16.
Dominique Schnapper, la Communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994, p. 83-114.
- 17.
Id., la Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Paris, Gallimard, 2002, p. 263-278.
- 18.
Ibid., p. 267-268.
- 19.
Yves Lambert, « Le rôle dévolu à la religion par les Européens », dans Sociétés contemporaines, no 37, 2000, p. 32.