
Du religieux autrement
Les chiffres confirment une réduction de la base sociale du christianisme en Europe. Mais il est difficile de parler de déclin tant l’appartenance religieuse connaît des mutations : elle relève de plus en plus d’un choix personnel, s’affirme par une fierté identitaire et devient multiculturelle.
Le christianisme, première religion en nombre (31 % de la population mondiale, devant l’islam qui en représente 24 %) est-il en déclin[1] ? En Europe occidentale, selon diverses enquêtes et même s’il faut apporter plusieurs nuances, c’est manifestement le cas. Mais remarquons d’entrée de jeu que si, en 1910, 66 % des chrétiens vivaient en Europe, en 2010, soit cent ans après, ce n’était plus le cas que de 26 % des chrétiens. Le destin du christianisme est donc aujourd’hui plus lié à son évolution en Afrique, dans les Amériques et en Asie qu’à son évolution en Europe.
Deuxième remarque préliminaire : si, en France, on perçoit le christianisme essentiellement à travers son expression largement majoritaire dans notre pays, à savoir le catholicisme, à l’échelle mondiale, le christianisme, c’est 50 % de catholiques, 37 % de protestants, 12 % d’orthodoxes et 1 % d’autres chrétiens. Il faut donc prendre garde à ne pas évaluer l’évolution du christianisme à l’aune du seul catholicisme même si, et particulièrement en Europe occidentale, celui-ci en est l’expression la plus importante.
Troisième remarque enfin, concernant la démographie. Si, dans le monde, les musulmans et les chrétiens ont des taux de fécondité supérieurs à ceux des autres religions et des sans-religion, ce taux était en 2015 plus élevé chez les musulmans (2, 9 enfants par femme) que chez les chrétiens (2, 1)[2]. La proportion des musulmans dans la population mondiale devrait donc augmenter et celle des chrétiens diminuer. Mais le taux de fécondité diminuant plus vite parmi les musulmans que parmi les chrétiens, la remarque précédente doit, elle aussi, être relativisée.
Un net recul de l’identification au christianisme en Europe de l’Ouest
Les enquêtes européennes sur les valeurs (European Values Survey : Evs), effectuées tous les huit-neuf ans depuis 1981, permettent, à partir de quelques indicateurs – comme l’appartenance et la pratique cultuelle –, de suivre les évolutions du rapport des Européens aux religions ces dernières décennies[3]. Les principaux enseignements de ces enquêtes Evs sont les suivants : « La part des sans-appartenance s’est beaucoup développée dans les pays de l’Europe de l’Ouest en trente ans : pour les neuf principaux pays de l’Europe de l’Ouest, les sans-appartenance sont passés de 15 % en 1981 à 34 % en 2008. Mais c’est dans deux pays de l’ex-bloc soviétique que leur part est la plus forte, atteignant plus de 70 % de la population en République tchèque et en Estonie[4]. »
Claude Dargent, analysant les évolutions de 1981 à 2008, distingue trois groupes de pays en Europe[5] : 1) dix pays, essentiellement d’Europe de l’Ouest (la France, la Grande-Bretagne, la Suède…), caractérisés par un recul rapide de l’appartenance et de la pratique cultuelles ; 2) treize pays, dont l’Italie, l’Allemagne, le Portugal et la Grèce, caractérisés par des évolutions contradictoires de l’appartenance et de la pratique, qualifiées de « résistance ou fluctuations » ; 3) dix pays, essentiellement de l’Europe orientale (Russie, Bulgarie, Ukraine…), caractérisés par une croissance de l’adhésion religieuse.
En France, on est passé de 70 % de la population se déclarant catholiques en 1981 à 42 % en 2008. Une évolution encore plus marquée chez les jeunes de dix-huit à vingt-neuf ans : 55 % de catholiques en 1981, 23 % en 2008[6].
Selon les enquêtes Evs, et l’on verra si les résultats de l’enquête 2018 le confirment, il y a donc bien un déclin du christianisme dans plusieurs pays d’Europe occidentale à dominante catholique ou protestante, même si, dans quelques pays de cette part de l’Europe, la tendance au déclin est moins nette.
Le rapport Les Jeunes Adultes et la religion en Europe [7], qui se fonde sur les résultats de l’enquête sociale européenne de 2014-2016 sur les seize-vingt-neuf ans, va dans le même sens. Stephen Bullivant, l’auteur du rapport, ne se voile pas la face : « Globalement, dans douze des vingt-deux pays étudiés, plus de la moitié des jeunes adultes déclarent ne pas s’identifier à une religion ou à une confession en particulier. » (64 % en France et 70 % au Royaume-Uni). Parmi les jeunes adultes ayant déclaré n’avoir aucune appartenance religieuse, un sur cinq en avait une auparavant : c’est ce que le rapport qualifie du néologisme des « nonvertis », c’est-à-dire des personnes qui, tout en ayant été élevées dans une religion, n’en déclarent aucune aujourd’hui. « Les “nonvertis” français sont principalement d’anciens catholiques et, dans une proportion beaucoup plus faible, d’anciens musulmans », précise le rapport. En France et au Royaume-Uni, respectivement 26 % et 21 % des jeunes adultes se déclarent chrétiens. Il est incontestable que, dans ces deux pays et quelques autres de l’Europe de l’Ouest, la base sociale du christianisme se réduit nettement.
Alors que penser de l’enquête du Pew Research Center (Prc) réalisée en avril-août 2017 dans quinze pays de l’Europe de l’Ouest et qui révèle que 71 % des Européens de l’Ouest se disent actuellement chrétiens, 64 % des Français ? Assisterions-nous à une inversion des courbes allant dans le sens d’une réidentification croissante au christianisme après des années de baisse ? Et, si oui, comment l’interpréter ? Les auteurs de l’enquête en ont conscience : la formulation même de la question sur l’appartenance religieuse n’est pas sans influence sur les résultats. On sait en effet que, lorsque la question est formulée en une seule fois (one step question)[8], comme c’est le cas ici, cela donne des pourcentages plus élevés que lorsque la question est formulée en deux fois (two step question) [9], comme c’est le cas dans les enquêtes Evs. Par rapport aux autres enquêtes européennes, il y a donc sans doute une surestimation du pourcentage de chrétiens en raison même de la formulation de la question.
Par ailleurs, l’enquête Prc a d’abord interrogé sur l’appartenance au christianisme en général avant de différencier selon les confessions chrétiennes. Obtiendrait-on un pourcentage aussi élevé si l’on additionnait les réponses à une première question invitant les enquêtés à s’identifier d’emblée comme catholique ou protestant ? On sait que, de facto, des catholiques et des protestants préfèrent s’identifier comme « chrétien » plutôt que comme « catholique » ou « protestant ». On verra si les résultats de l’enquête Evs de 2018 confirment cette tendance. L’hypothèse a été émise d’une identification réactive au christianisme face à l’importance prise, dans la perception du monde des Européens de l’Ouest, par le fait musulman et les problèmes qu’on y associe : migrations, terrorisme, autres mœurs… Selon l’enquête Prc, l’identification au christianisme est en tout cas associée à des niveaux plus élevés de sentiment négatif à l’égard des immigrés et des minorités religieuses. Confrontés à la mondialisation et à la multi-culturisation des sociétés européennes, certains se redécouvriraient chrétiens, au moins culturellement. Cette résurgence d’une identité chrétienne étant, dans plusieurs pays, l’une des dimensions de réaffirmations nationalistes anti-européennes.
Changements dans la condition sociétale
du christianisme
Si la base sociale du christianisme devient plus étroite, si les Églises ont moins de membres et de pratiquants, si les ordinations à la prêtrise sont moins nombreuses, on pourrait reprendre, au moins pour l’Europe et même s’il y a une croissance du protestantisme évangélique, l’interrogation de Jean Delumeau en 1977 : « Le christianisme va-t-il mourir [10] ? » Il est certain que le poids démographique d’une religion est un facteur important. Mais il n’est pas le seul. Le message et l’éthique que propose une religion sont également importants, ses contenus pouvant être plus ou moins pertinents dans la société contemporaine et avoir plus ou moins d’échos. Et puis on n’appartient plus aujourd’hui comme on appartenait hier : toutes les appartenances, syndicales, politiques, religieuses, sont actuellement plus fluides, moins rigides, on « participe à » plutôt qu’on « appartient à », et ces participations peuvent être plus sporadiques, moins régulières[11].
Déculturation
La baisse de l’appartenance au christianisme s’accompagne de la progression des « sans-religion » et des « athées convaincus » et, dans une mesure bien moindre, de l’augmentation de l’identification à d’autres religions : en France, 10 % des jeunes de 18-29 ans en 2008 contre seulement 4 % en 1981 (il s’agit surtout de l’islam). Claude Dargent fait, pour la France et toujours à partir des données Evs de 2008, ce constat très significatif : « Sur cent jeunes de 18-29 ans qui déclarent appartenir à une religion, si les deux tiers (68 %) se rattachent au catholicisme, un quart (23 %) aujourd’hui se dit musulman. Mieux : chez les 18-29 ans pratiquants réguliers, il y a en France aujourd’hui presque autant de musulmans (37 %) que de catholiques (41 %) [12]. » La baisse de la transmission et de l’appartenance chrétiennes s’accompagne d’une profonde déculturation : les croyances et pratiques chrétiennes, les personnages, les récits, les textes et les images à travers lesquels ces croyances et pratiques s’expriment, sont de moins en moins compris.
Le christianisme est devenu
un langage symbolique étranger.
Pour un nombre croissant de nos contemporains, notamment parmi les jeunes générations, le christianisme est devenu un langage symbolique étranger. L’indifférence religieuse progresse et définit un nouveau conformisme : ne pas avoir de religion, cultiver la sécularité de son existence, éventuellement en l’associant à une forme de spiritualité laïque, est devenu tendance. L’athéisme militant reprend aussi de la vigueur, particulièrement en réaction à certaines prises de position catholiques ou au prosélytisme ostentatoire des évangéliques (dans plusieurs capitales européennes, des bus faisant du prosélytisme athée sont venus concurrencer les bus prônant la conversion à Jésus).
Évangélicalisation
Un deuxième changement concerne l’« évangélicalisation » sociologique du catholicisme[13]. J’entends par là non pas une adhésion aux conceptions théologiques et ecclésiologiques de l’évangélisme des born again, et pas davantage l’adoption, par les prêtres et les fidèles catholiques, des formes évangéliques de la piété individuelle et collective. Je veux signifier par cette expression que, la condition sociétale du christianisme ayant évolué d’une religion par héritage à une religion par choix, le catholicisme est de plus en plus amené à se penser et à se vivre comme un groupe religieux qui n’est plus coextensif à la société globale et rassemble des personnes ayant fait le choix individuel d’être chrétien. Là où il est majoritaire, le protestantisme luthéro-réformé connaît les mêmes changements.
Je parle d’évangélicalisation du christianisme pour désigner le fait que, dans une société englobante qui est plus attestataire de la non-religion que de la religion, dans une société englobante où le fait d’être chrétien est devenu un non-conformisme, les personnes qui se qualifient de chrétiennes dans une société qui ne l’est plus adoptent une posture évangélique. Elles manifestent clairement un engagement convictionnel volontaire qui les rapproche formellement de la posture professante des évangéliques, soit une posture qui assume explicitement l’engagement chrétien et l’extériorise sans complexe. Pour les chrétiens, ce n’est plus le temps de l’enfouissement dans le séculier, c’est le temps du témoignage visible dans une société radicalement sécularisée.
À certains égards, on peut dire que le christianisme gagne en qualité ce qu’il perd en quantité : des chrétiens moins nombreux mais plus conscients de l’être et plus engagés. Cette situation se traduit aussi par l’affirmation ostentatoire de catholiques traditionnalistes et charismatiques comme de protestants évangéliques et pentecôtistes très zélés en matière d’évangélisation.
Trans-confessionalisation
L’œcuménisme, ce n’est pas céder à l’irénisme que de le dire, transforme la situation même du catholicisme et du protestantisme[14]. L’implication du pape François dans la commémoration en 2017 du cinquième centenaire de la Réformation l’a récemment montré. En dépit des incontestables limites de l’exercice, les catholiques et les protestants ne sortent pas indemnes de l’engagement œcuménique : on l’observe en France, mais encore plus dans d’autres pays européens, notamment en Allemagne. Leur christianisme s’en trouve quelque peu transformé et il y a des hybridations réciproques : certaines messes catholiques et certains cultes protestants ne sont plus aussi différents qu’ils ne l’étaient. Cela est moins valable pour les Églises orthodoxes qui, tout en étant, elles aussi, engagées dans l’œcuménisme, cultivent plus leur identité (notamment liturgique). Je dis cela sans ignorer tous les freins et mouvements contraires qui existent dans le monde catholique comme dans le monde protestant. Mais le fait est que les chrétiens sont désormais entrés dans une ère post-œcuménique.
Qu’est-ce à dire ? La phase pionnière de l’œcuménisme, puis sa phase d’institutionnalisation à travers la création d’instances et la multiplication de toutes sortes de rencontres et d’initiatives, sont derrière nous. Ces rencontres et ces initiatives ne disparaissent pas, elles continuent mais elles se sont banalisées. De fait, l’œcuménisme chrétien éclate aujourd’hui en deux tendances contraires, telle une mère qui donnerait naissance à deux rejetons opposés : la re-confessionnalisation et la trans-confessionnalisation. Ces deux tendances caractérisent la situation du christianisme actuel.
La re-confessionnalisation s’observe à travers l’affichage de quelques « cocoricos » confessionnels tant du côté catholique que du côté protestant (le jubilé des 500 ans de la Réformation n’y a pas échappé). À l’heure où il est chic d’être différent et où l’on valorise la pluralité, se réaffirment des fiertés catholiques et des fiertés protestantes. Cela peut prendre des tournures hostiles à l’œcuménisme, comme on l’observe chez les catholiques traditionnalistes et chez certains protestants évangéliques. Mais cela s’observe aussi chez ceux qui voient l’œcuménisme comme une diversité relativement réconciliée, permettant des relations de bon voisinage, voire de coopération, tout en continuant à chérir son identité confessionnelle. Il y a donc une re-confessionalisation soft et une re-confessionnalisation hard.
Mais il y a, en même temps, une autre tendance, celle qui se manifeste par l’émergence d’un christianisme trans-confessionnel. Tant dans certaines franges du monde catholique que dans certaines franges du monde protestant, on observe une tendance à estomper les différences confessionnelles et à privilégier le qualificatif de « chrétien » par rapport à celui de « catholique » ou de « protestant ». Dans le monde catholique, j’ai constaté que, dans de nombreux cas – dans les médias ou dans des échanges individuels –, des personnes catholiques s’affichaient plutôt chrétiennes que catholiques. Est-ce un moyen pour elles de ne pas endosser les positions du magistère romain, un moyen de se distinguer d’une institution, l’Église catholique, sérieusement éclaboussée par les scandales de la pédophilie ? Ces éléments interviennent sans aucun doute mais il y a, je crois, une tendance plus profonde, la volonté de dépasser le christianisme comme institution au profit d’un christianisme personnel, autrement dit la tendance à authentifier le christianisme à travers la qualité des personnes qui s’en font les témoins plutôt qu’à travers les autorités qui prétendent l’incarner.
Dans le monde protestant, cette évolution s’observe chez les protestants évangéliques, qui préfèrent se qualifier de « chrétiens » ou de « chrétiens évangéliques » plutôt que de « protestants ». L’évangélicalisation du christianisme participe de cette tendance. Cette relative dé-confessionnalisation du christianisme s’atteste par toute une série de faits. En voici quelques exemples. Les parcours Alpha où « des chrétiens invitent tous les Français à expérimenter l’échange, la rencontre gratuite et à partager leurs interrogations sur le sens de la vie, sur Dieu » dans une ambiance conviviale et à l’occasion de dîners (on parle d’« apostolat par la fourchette », certains ont parlé de « christianisme pour les nuls »).
Dans son avant-propos au livre de Marc de Leyritz présentant ce mouvement, le cardinal André Vingt-Trois, tout en saluant « un bel exemple d’œcuménisme pratique » prenait soin de préciser que « personne n’a jamais pensé que le parcours Alpha serait une sorte de laboratoire de “manipulation génétique” qui permettrait de faire surgir une nouvelle Église trans-confessionnelle[15] ». N’en déplaise au cardinal, il y a bien aujourd’hui différents lieux qui sont de facto, c’est-à-dire sans que cela soit forcément leur intention, des laboratoires de réinvention trans-confessionnelle du christianisme. La communauté œcuménique de Taizé en est un autre exemple. Chaque année, entre Noël et le Nouvel An, Taizé anime une « rencontre européenne de jeunes » dans l’une des villes principales de l’Europe (la prochaine aura lieu à Madrid). Ces rencontres mobilisent des dizaines de milliers de jeunes venant d’Europe et d’autres continents. D’autres exemples significatifs de trans-confessionnalisation peuvent être évoqués[16]. Le fait qu’un hebdomadaire catholique, fondé en 1945 sous le titre de La Vie catholique, s’appelle, depuis 1977, La Vie et se présente comme un « hebdomadaire chrétien d’actualité ». Des témoignages individuels confirment la tendance. Le fondateur du mouvement Coexister, Samuel Grzybowski, après avoir avoué que l’épithète catholique était un « un peu compliquée » pour lui, affirme ainsi : « Me définir comme chrétien – au sens étymologique de “qui appartient au Christ” – est beaucoup plus aisé [17]. »
Multiculturisation
Comme en témoignent les chiffres, le christianisme est aujourd’hui devenu une religion plus extra-européenne qu’européenne. Né au Proche-Orient et dans le bassin méditerranéen, le christianisme est devenu une religion européenne et l’on a parlé de « chrétienté ». Fort de sa dimension missionnaire, il s’est ensuite répandu dans les Amériques puis, avec le développement des entreprises missionnaires aux xixe et xxe siècles, en Afrique, en Océanie et en Asie. Aujourd’hui, la vitalité du christianisme s’est déplacée de l’Europe vers d’autres continents. Le déclin constaté concerne, comme on l’a vu, surtout l’Europe.
Je voudrais insister ici sur deux caractéristiques consécutives à cette mondialisation du christianisme : d’une part, la religion chrétienne est significativement présente dans un nombre plus important de pays que les autres religions, à commencer par l’islam. Globalement, elle est majoritaire dans les Amériques, en Europe et en Afrique sub-saharienne, minoritaire en Asie-Pacifique, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. À l’échelle du globe, elle reste la religion qui s’est le plus acculturée, de façon plus ou moins intense, à une très grande diversité de langues et de cultures. Il y a certes des musulmans, des bouddhistes et des hindouistes occidentaux, mais il y a beaucoup plus de chrétiens non occidentaux. Autrement dit, et même si des territoires revendiquent toujours leur rapport privilégié au christianisme, celui-ci est une religion qui s’est plus déterritorialisée que d’autres (c’est moins vrai pour l’orthodoxie). D’autre part, cette déterritorialisation se traduit aussi par le fait que le christianisme en Europe est clairement devenu multiculturel avec la présence, aussi bien parmi les laïcs que parmi les clercs, de personnes originaires d’Afrique, des Antilles ou d’Asie. Ces chrétiens issus de l’immigration sont en général plus engagés que les chrétiens issus de l’Hexagone depuis plusieurs générations. Les populations pratiquantes ont un profil plus multiculturel que les populations non pratiquantes.
Plus de modernité,
ce n’est pas moins de religieux mais du religieux autrement.
Les mutations religieuses contemporaines ne se mesurent pas seulement à l’évolution des taux d’appartenance, elles s’évaluent aussi en prêtant attention aux changements dans la façon d’être religieux. Si plus de modernité, ce n’est pas moins de religieux mais du religieux autrement, toutes les catégories à travers lesquelles on étudiait en sociologie l’évolution des religions doivent être révisées.
La situation du religieux en ultra-modernité est paradoxale. L’hyper-sécularisation de nos sociétés s’accompagne en effet de certaines formes de recomposition du religieux. On peut être profondément séculier et, en même temps, religieux. On se réfère à des vérités moins comme des doctrines à croire et plus comme des horizons de sens permettant d’espérer et d’agir. À l’échelle sociétale, les autorités chrétiennes prennent leur part aux débats publics en acceptant de se situer dans le cadre de la laïcité et de sociétés nationales fortement bousculées par les mondialisations. Le christianisme est aussi fortement engagé, à travers ses fidèles, ses pasteurs et ses théologiens, dans les relations et initiatives inter-religieuses. Ce qui l’amène à se redécouvrir au contact des autres religions. Entre ces reconfigurations à l’échelle individuelle et ces reconfigurations à l’échelle sociétale, les articulations ne sont pas évidentes. L’avenir du christianisme se jouera aussi dans sa capacité à dégager des interactions positives entre ce qui se vit au niveau individuel et ce qui se vit au niveau sociétal.
[1] - Ces pourcentages et ceux qui suivent proviennent de l’enquête Global Christianity. A Report on the Size and Distribution of the World’s Christian Population du Pew Forum on Religion and Public Life. Ces pourcentages portent sur l’année 2010 (www.pewforum.org).
[2] - Données de 2015 : “The Changing Global Religious Landscape”, 5 avril 2017 (www.pewforum.org).
[3] - Les enquêtes ont été effectuées en 1981, 1990, 1999 et 2008. Une nouvelle enquête a été effectuée en 2018 mais les résultats n’en seront disponibles qu’en 2019.
[4] - Pierre Bréchon, « Appartenance et identité religieuse », dans Pierre Bréchon et Frédéric Gonthier (sous la dir. de), Atlas des Européens. Valeurs communes et différences nationales, Paris, Armand Colin, 2013, p. 88.
[5] - Claude Dargent, « Changements religieux, espace public et croyances en Europe », dans Pierre Bréchon et Frédéric Gonthier (sous la dir. de), Les Valeurs des Européens. Évolutions et clivages, Paris, Armand Colin, 2014, p. 106-110.
[6] - Pierre Bréchon, « Appartenance et identité religieuse », dans Pierre Bréchon et Frédéric Gonthier (sous la dir. de), La France à travers ses valeurs, Paris, Armand Colin, 2009, p. 229 et suivantes.
[7] - Stephen Bullivant, Les Jeunes Adultes et la religion en Europe. Présentation des résultats de l’enquête sociale européenne (2014-2016) en vue d’informer le Synode des évêques 2018, Twickenham Londres, St Mary’s University, Benedict XVI Centre for Religion and Society/Institut catholique de Paris, 2018 (www.stmarys.ac.uk).
[8] - En une seule question, l’enquête Prc de 2017 interrogeait de la façon suivante : « Quelle est votre religion actuelle, si vous en avez une ? Êtes-vous chrétien, musulman, juif, bouddhiste, hindouiste, athée, agnostique, quelque chose d’autre ou rien en particulier ? »
[9] - En deux questions, les enquêtes Evs interrogent ainsi : « Considérez-vous que vous appartenez à une religion ? Si oui, laquelle ? »
[10] - Jean Delumeau, Le christianisme va-t-il mourir ?, Paris, Hachette, 1977.
[11] - Voir notre étude « Sociologie de l’affiliation », dans Francis Messner (sous la dir. de), L’Affiliation religieuse en Europe, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2017, p. 13-25.
[12] - Claude Dargent, « Déclin ou mutation de l’adhésion religieuse ? » dans Pierre Bréchon et Olivier Galland (sous la dir. de), L’Individualisation des valeurs, Paris, Armand Colin, 2010, p. 218.
[13] - Partant d’evangelical, « évangélique » en anglais, nous utilisons ce terme d’évangélicalisation pour bien signifier qu’il s’agit de la diffusion de certains traits du christianisme de conversion qu’incarne le protestantisme évangélique. Nous préférons ce terme à celui de « protestantisation » car l’évangélicalisation a des effets trans-confessionnels qui touchent tous les christianismes établis, le catholicisme comme le protestantisme luthéro-réformé et l’anglicanisme.
[14] - Voir Jean-Paul Willaime, « Les œcuménismes chrétiens au défi des mutations sociétales et religieuses contemporaines », dans Michel Mallèvre (sous la dir. de), L’Unité des chrétiens. Pourquoi ? Pour quoi ?, Paris, Cerf, 2016, p. 13-35.
[15] - André Vingt-Trois, « Avant-propos » à Marc de Leyritz, Devine qui vient dîner ce soir ? Découvrir Jésus-Christ avec le parcours Alpha, Paris, Presses de la Renaissance, 2007, p. 9-10.
[16] - Le Forum chrétien mondial a tenu cette année son troisième rassemblement à Bogota (Colombie). Un premier Forum chrétien francophone se tient à Lyon fin octobre.
[17] - La Croix, 24 septembre 2018.