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 Marc Wathieu
Marc Wathieu
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Jeff Koons : on ne peut qu'approuver

Il n’y eut pas un pli critique dans les articles et émissions présentant la rétrospective Jeff Koons1 qui vient de s’ouvrir au Centre Pompidou, et il n’y en aura aucun d’ici sa clôture le 27 avril 2015. C’est tout simplement impossible. Indicible, et vain ; on entend d’avance le discours qui s’empresserait de couvrir la libre appréciation de l’œuvre. En veut-on une preuve ? Il n’y a que cela : il suffit de relire l’appareil critique déployé pour présenter, comme artiste majeur de notre temps, le créateur du Balloon Dog, du Balloon Flower, des Tulips, du Hanging Heart ou du Michael Jackson and Bubbles.

Voici les arguments, toujours un peu sur la défensive. Il est l’artiste vivant le plus coté au monde. Pourquoi pas ? Le Bernin le fut. Mais, de nos jours, c’est problématique pour la doxa néo-avant-gardiste, qui stipule que l’art contemporain doit être provocateur, «  dérangeant  ». Dérangeant, comment le rester lorsqu’on est le chouchou des grandes fortunes ? Celles-ci doivent être devenues soudain très éclairées et, comment dire cela… anticonservatrices. François Pinault n’arborait-il pas le souriant Jeff à son bras lorsqu’il inaugura son Palazzo à Venise ?

Objection : Koons n’a pas toujours été si coté. C’est vrai, courbes à l’appui. Il a mis un peu de temps. Fort peu. L’objection consiste donc à dire qu’un artiste très cher ne le fut pas dès le berceau de son œuvre.

Oui, mais toutes ses œuvres n’atteignent pas les chiffres de 21, puis 22, 9, puis 33, 6, puis 58, 4 millions de dollars pièce. Pas toutes en effet. La nuance est, comment dire… de taille.

Jeff Koons, sourire constant et affabilité bien huilée, eut le malheur d’être trader autrefois, ce qui ne fait pas tout à fait «  genre  » dans la mythologie de l’artiste perturbateur. Oui mais, petit trader fut Koons, qui le fut, qui plus est, pour financer ses matériaux précieux et novateurs, lesquels en jettent en effet «  comme notre monde de consommation  ». Cet artiste obligé de «  faire trader  » pour y arriver, c’est touchant pour Margot. Que l’historien seconde vite, inversant la charge avec ce détail érudit qui tombe à pic pour une rétrospective en France : Koons commença trader comme Gauguin courtier en Bourse… Filez l’analogie et vous tenez la ligne, historique.

Avec son argent, Jeff Koons achète des chefs-d’œuvre. Un Courbet par exemple. Ça prouve. Il est d’ailleurs connaisseur enthousiaste de Courbet et de Duchamp. Manquerait plus qu’il parle de la Cicciolina. Jeff Koons n’est pas bête, mais gentil. Il gère en pro son statut de star, ce qui a priori n’est pas un problème depuis le star-system artistique lancé par Andy Warhol. Mais là où celui-ci inventa la coolness d’ironie au strict premier degré2, son épigone la joue fashion, entertainment. Ce bon chic promotionnel pourrait faire mauvais genre en logique de Contemporain qui ne cherche rien tant que la réprobation – réactionnaire, forcément réactionnaire… «  il en reste  » (sic), nous prévient-on, pour nous annoncer tout de go que l’affable star «  cache un artiste dérangeant  » (sic), et pour cause : cet artiste est totalement cohérent avec son œuvre puisqu’elle exhibe les formes premières de l’entertainment.

Vient la visite de l’exposition. On sent certains commentateurs un peu embarrassés, qui consacrent la moitié de leur compte rendu au descriptif des salles, à la «  mise en page  » muséographique – bref, les murs.

Enfin, après tant d’arguments et de préliminaires, il faut bien aborder l’œuvre. Toutes les appréciations esthétiques tournent autour de : cette œuvre offre une représentation nouvelle, directe, violente, de notre fascination pour les objets de consommation. Ce qui fait beaucoup d’affirmations méritant examen. «  Nouvelle  », cette représentation ? Le pop art l’a fournie depuis un demi-siècle. «  Représentation  » ? Non, présentation. Dont la mise en œuvre relève de procédés vite repérables : agrandissement et travail ouvragé sur les matériaux à effet obnubilant, effet miroir (les commentateurs ne manquent pas de signaler que nous nous voyons dans les cœurs géants et Balloons – nous nous voyons… Décisif). Et sommes-nous vraiment fascinés par l’entertainment consumériste, depuis le temps ? Nous le subissons, et nous avons un regard dessus. Dommage donc que l’artiste ne nous offre pas un ou des regards sur ces natures mortes du commerce mondialisé.

Oui mais, lit-on, notre époque est ainsi et Stendhal disait bien que «  le roman est un miroir que l’on promène le long du chemin  »… À ceci près que Stendhal fut aussi le premier romancier à introduire dans le réalisme le point de vue du personnage, qui mime notre re-présentation constante du réel. Aucun point de vue sur et dans les objets érigés par Jeff Koons (dont il est libre de choix, évidemment). Une de ses grandes œuvres, New Shelton Wet/Dry Triple Decker, expose trois aspirateurs sous plexiglas. Du coup, certains commentateurs font observer, timidement, que Jeff Koons pourrait s’aviser qu’il y a d’autres réalités de notre monde contemporain… Effectivement, il y a la guerre et la faim dans le monde. Comme si le sujet faisait l’art.

Quand même, des suiveurs d’opinion jouent les «  lanceurs d’alerte  », envisageant l’art de Koons sous l’angle des combats de prestige et des campagnes autopublicitaires auxquels se livrent les hommes d’affaires (Arnault versus Pinault, en France). Il était temps de s’aviser de cette évolution spéculative marchande. Là, la mimesis sociologique est directe.

L’avenir admirera toutes ces stratégies de consentement auxquelles nul n’était contraint. Signalons, pendant ce temps et entre autres artistes qui mériteraient la consécration en question pour ce qui est de la représentation des objets de production contemporaine, le peintre Konrad Klapheck, certes connu, qui montre comment nos fantasmes investissent les objets de notre industrie pourtant indifférents et froids ; mais il mériterait une rétrospective bien plus que le trade-artiste, qui a bien le droit d’avoir été trader comme d’autres forgerons, mais dont c’est la cote qui fait l’œuvre, et en cela il figure notre temps.

  • 1.

    « Jeff Koons, la rétrospective  », Centre Pompidou (Paris), du 26 novembre 2014 au 27 avril 2015.

  • 2.

    Marc Le Bot, «  Andy Warhol : le dandysme d’aujourd’hui  », Esprit, octobre 1990.

Jean-Philippe Domecq

Romancier et essayiste   Dans un souhait d'effacement ironique de l'auteur derrière l’œuvre, Domecq a pris pour pseudonyme ce nom d'un auteur imaginé par J.L. Borgès – « et imaginaires ne le sommes-nous pas tous? », précise-t-il. D'abord connu pour son Robespierre, derniers temps en 1984, où la littérature sert d'éclairage complémentaire aux travaux des historiens spécialistes de la période, il…

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