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Le Burundi n’est pas un nouveau Rwanda

janvier 2016

#Divers

La tentation est grande de confondre la situation actuelle du Burundi avec la tragédie du génocide des Tutsi au Rwanda. Pourtant, malgré la similitude des langues et la présence du clivage hutu-tutsi dans les deux sociétés, le Burundi n’est pas un autre Rwanda.

Occasions manquées

À l’indépendance en 1962, la question « ethnique » ne se posait pas. Mais le voisinage géographique et culturel du Rwanda ne pouvait que se faire sentir : le populisme racial opposant « le peuple bantou » (les Hutu) et « les féodaux hamites » (les Tutsi), qui a inspiré la révolution rwandaise de 1959, a gagné le Burundi. Après les massacres de 1963-1964 au Rwanda, les vagues de réfugiés ont entraîné une véritable contagion idéologique, nourrie de peurs et d’ambitions rivales. Avec le putsch hutu d’octobre 1965, la « catastrophe » de 1972 et la crise d’août 1988, les massacres se multiplient1. Le meurtre du président hutu Melchior Ndadaye par des officiers tutsi en octobre 1993, cinq mois après son élection, donne lieu à une nouvelle vague de violences2.

Depuis les années 1960, on avait donc assisté au transfert au Burundi des obsessions des extrémistes rwandais : les Tutsi décrits a priori comme des « envahisseurs » venus de Bisinya (Éthiopie) ou de Misiri (Égypte), selon les schémas racistes de l’anthropologie coloniale, et traités de « cafards » (inyenzi) ; l’emploi du terme akazi (« travail ») comme euphémisme pour désigner le massacre. Dans les années 1990, la propagande raciste diffusée au Rwanda par le journal Kangura se retrouve chez des extrémistes hutu burundais : par exemple le mythe d’un « empire hima » censé menacer « les peuples bantous », le terme kinyarwanda icyitso (« complice ») appliqué aux Hutu qui ne partagent pas la vulgate raciale ou encore la menace d’un simusiga, c’est-à-dire d’une « extermination3 ».

Néanmoins, les Burundais des collines sont souvent restés attachés aux valeurs de leur propre culture. Et, le 6 avril 1994, le pays a échappé à la propagation du génocide des Tutsi du Rwanda, grâce à un sursaut de conscience nationale4. Mais combien d’occasions ont été manquées ! L’assassinat de Louis Rwagasore, piégé par une rivalité princière, en octobre 1961, a privé le pays d’un leader nationaliste charismatique. L’assassinat du président Ndadaye en 1993 a ouvert dix ans de guerre civile. Des Burundais, tutsi et hutu, sont morts par centaines de milliers depuis l’indépendance, sacrifiés à des intérêts et à des calculs à courte vue.

Retour à la logique de la guerre civile

Ces rappels aident à situer la gravité des enjeux actuels. La guerre civile s’est achevée au Burundi sur la base d’un compromis conclu à Arusha en 2000 et complété en 2003. Sa logique a été celle d’un partage pragmatique du pouvoir entre les formations politiques qui tienne compte des appartenances « ethniques ». Les instances civiles et militaires devaient refléter la composition plurielle de la société, sans imposer un corset de quotas sur toute la société burundaise, ni un fichage des identités, comme c’était le cas au Rwanda sous Habyarimana.

Dans ce contexte, le premier mandat présidentiel de Pierre Nkurunziza avait été marqué par une euphorie : rétablissement de la sécurité, esprit d’ouverture dans le choix des responsables, nouvel air de liberté, mesures sociales appréciées sur le plan scolaire et celui de la santé. Mais depuis 2010, les déceptions se sont accumulées : gestion économique calamiteuse5, corruption, profonde misère urbaine et rurale contrastant avec l’enrichissement ostentatoire d’une minorité, atteintes aux droits de l’homme et à la liberté d’expression, assassinats non élucidés… C’est dans ce climat empoisonné que le pouvoir s’est entêté à programmer un troisième mandat présidentiel en dépit de la Constitution. Cette position a remis en cause les accords d’Arusha et s’est accompagnée d’un retour à une logique de guerre civile, notamment avec la création d’une milice armée, les Imbonerakure (« Ceux qui voient loin »), recrutée chez de jeunes désœuvrés.

Or le désir de changement s’est exprimé de plus en plus fortement, notamment dans la jeunesse. Pour des raisons démographiques, elle constitue la moitié de la population et s’est forgé une conscience politique depuis la fin du siècle dernier. Les manifestants qui sont descendus dans la rue depuis le 26 avril 2015 sont des simples gens pacifiques. Parmi les premières victimes abattues par la police en mai, on trouvait un soudeur, un mécanicien, un étudiant, des paysans. Cette nouvelle génération a compris que les obsessions ethniques ne sont utiles qu’aux pêcheurs en eau trouble6.

Le pouvoir n’a su répondre à la mobilisation démocratique que par une répression violente. Aujourd’hui, les journalistes et militants des droits de l’homme vivent en exil. On compte déjà plusieurs centaines de morts et au moins 200 000 réfugiés. Cette atmosphère de terreur laisse présager une tyrannie comme le Burundi en a déjà trop connu. Un communiqué du parti au pouvoir (du moins de sa fraction restée fidèle au président) du 28 octobre recourt à la méthode des boucs émissaires, surtout contre l’ancien colonisateur belge et contre le Rwanda, afin de brandir le spectre d’une menace tutsi. L’actuel président du Sénat, Révérien Ndikuriyo, a tenu devant les chefs de quartiers de la capitale un discours qui est un appel à la guerre civile : l’évocation d’un « feu de brousse » et du « travail » nécessaires relève de la rhétorique qui a présidé à la logique génocidaire7.

La communauté internationale doit réagir

Comment l’un de ces hommes que Nelson Mandela avait dénommés des « combattants de la liberté » en est-il arrivé à devenir un banal dictateur ? Il se figure, dit-on, que Dieu serait avec lui, à l’ombre d’une Église évangélique, « l’Église du rocher », où son épouse est devenue pasteur en 2011. À combien d’aventures lamentables a conduit cette illusion dans l’histoire ! Tout cela menace la logique de paix au Burundi et, plus largement, l’équilibre de la région des Grands Lacs.

La communauté internationale aurait des moyens de réagir, puisqu’elle fournit plus de la moitié du budget du Burundi. Devant l’incurie et la corruption du gouvernement de Bujumbura, il est urgent que ces aides soient repensées. Il en va de même de la participation de l’armée burundaise, dont la qualité a été reconnue, aux opérations de maintien de la paix en Afrique (Somalie et République centrafricaine). Il ne faut pas tomber dans le piège d’un amalgame entre Burundi et Rwanda qui est tendu par le pouvoir en place. Trop de spécialistes, habiles à parler d’un pays où ils n’ont jamais vécu, parlent d’antagonismes « ethniques », en miroir de leurs positions sur le Rwanda. Sur place, cela tendait à ne plus être qu’une vieille lune. Mais ne soyons ni myopes, ni naïfs. Il est clair que, dans les cercles du pouvoir, des responsables veulent agiter le spectre « ethnique » pour diviser une opposition où l’on retrouve ligués depuis le début des Hutu et des Tutsi. Encore récemment un dirigeant du parti Frodebu (le parti du regretté président Ndadaye) dénonçait cette stratégie de division.

Le pouvoir, qui tente de se maintenir par un magouillage institutionnel, est contesté de partout. Il est manifestement tenté par une fuite en avant qui n’est qu’une régression vers des fantasmes responsables de centaines de milliers de morts (hutu et tutsi). Le désespoir actuel de la société burundaise ne peut laisser indifférente ladite communauté internationale.

  • 1.

    Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, Burundi 1972. Au bord des génocides, Paris, Karthala, 2007 ; J.-P. Chrétien et al., « La crise d’août 1988 au Burundi », Cahiers du Cra, no 6, 1989.

  • 2.

    Jean-Pierre Chrétien et Melchior Mukuri (sous la dir. de), Burundi, la fracture identitaire. Logiques de violence et certitudes « ethniques » (1933-1996), Paris, Karthala, 2002.

  • 3.

    J.-P. Chrétien, J.-F. Dupaquier et al., Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995.

  • 4.

    Et grâce à l’intervention immédiate de trois personnes : Sylvestre Ntibantunganya (Hutu), président de l’Assemblée nationale, le colonel Fyiroko (Tutsi), ministre de la Défense, et le Mauritanien Ahmedou Ould-Abdallah, représentant des Nations unies. Voir J.-P. Chrétien et M. Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, p. 254.

  • 5.

    Allant jusqu’à la casse des entreprises déplaisant au pouvoir, comme l’arrachage en janvier 2015 de centaines de milliers de plants de stevia cultivés par une coopérative en région de Rumonge.

  • 6.

    Les associations de défense des droits de l’homme et les médias associent, dans leurs rangs et à leur tête, des Hutu et des Tutsi. De l’Uprona au Fnl, tous les partis d’opposition se retrouvent dans ce combat. Même le parti présidentiel s’est divisé sur la question du troisième mandat. Les Églises ont exprimé publiquement leur réprobation. Les anciens présidents Bagaza et Buyoya (Tutsi), Ndayizeye et Ntibantunganya (Hutu), ont rappelé la nécessité de se retirer quand le pays est dans l’impasse.

  • 7.

    Le ton haineux rappelle celui des journalistes de la trop fameuse Rtlm (la « Radio des mille collines » à Kigali en 1993-1994).

Jean-Pierre Chrétien

Historien, spécialiste de l'Afrique des Grands Lacs.

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