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Photo via Unsplash
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Flux d'actualités

La démocratie est toujours une responsabilité

L'historien de l’Afrique des Grands Lacs et du génocide des Tutsi du Rwanda possède une conscience aiguë du terreau idéologique où s’enracine les entreprises de deshumanisation. Observant qu’en France, un malaise social est récupéré par des discours de haine, il invite à redouter le pire plutôt que s’en apercevoir après coup.

Face aux enjeux majeurs de la prochaine élection présidentielle, qui engage les valeurs essentielles portées par l’histoire de notre pays (sauf si on est amnésique), le silence des intellectuels est assourdissant. Les artistes, les sportifs, les syndicats ont témoigné publiquement de leur inquiétude avec plus de lucidité et, j’allais dire, de santé. Évidemment, il n’est pas question de mettre tous les intellectuels dans le même panier, tant nous sommes fatigués (l’auteur de ces lignes en premier) par les pétitions qu’on nous invite si souvent à signer. Il n’en reste pas moins que ce silence collectif face à l’échéance du 24 avril interroge. Quelles rancœurs, quelles déchirures, quelles ruminations déterminent-elles cette réticence à exprimer clairement ce que la plupart des chercheurs et des enseignants ressentent ? Comment être aveugle au point de mettre sur le même plan Emmanuel Macron et Marine Le Pen ? Pourquoi tant de haine, plus ou moins ouverte, à l’égard du premier et tant de condescendance, plus ou moins honteuse, à l’égard de la seconde ? Or il ne s’agit pas d’une confrontation entre deux programmes politiques banals, mais entre deux projets existentiels pour notre pays : une réponse pragmatique aux défis de notre époque et ouverte aux débats, ou un repliement vindicatif sur le passé et une identité nationale fantasmée.

Cette sensibilité à la gravité de la situation est particulièrement celle d’une génération, qui a connu, fût-ce très jeune, le climat politique de la France des années 1940, et ensuite les défis d’une décolonisation douloureuse et la prise de conscience laborieuse de la dimension indicible des génocides du xxe siècle : l’extermination des Arméniens, la Shoah, puis les massacres du Cambodge et enfin le « travail » d’extermination des Tutsi du Rwanda. Il ne s’agissait pas seulement d’un « travail de mémoire », mais de la conscience aiguë du terreau idéologique où s’enracine cette logique de deshumanisation. C’est ainsi que, pour ce qui me concerne, la nécessité spécifique de l’engament intellectuel m’est apparue, depuis que, alors étudiant, j’avais vu le film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard (1955), avec le commentaire de Jean Cayrol, jusqu’au combat pour faire connaître le racisme interne qui s’était emparé de l’Afrique des Grands Lacs dans les années 1990 et qui a porté le génocide de 1994.

Un avocat américain a inventé le concept de « point Godwin », qui réduirait la mémoire du Troisième Reich à une figure de rhétorique. C’est un de ces éléments de langage venus d’outre-Atlantique, devant lesquels nous sommes, en Europe aussi, tombés en pâmoison. Certes, il ne faut pas tout confondre (malignement, comme M. Poutine, ou par légèreté) et imaginer que des chemises brunes sont dans nos rues : on ne doit ignorer ni les ruptures chronologiques, ni la diversité des contextes. Mais quand un malaise social est récupéré par des discours de haine, justifiant une logique de fermeture et des discriminations identitaires, il vaut mieux redouter le pire que s’en apercevoir après coup. Va-on déjà voir des familles déchirées par la « priorité nationale » et la remise en cause du droit du sol ? Il ne faut pas tourner autour du pot !

En 1959, j’avais analysé le regard de la presse française face à la prise de pouvoir de Hitler en 1933 pour la préparation d’une maîtrise. En 1984, le climat politique français – déjà – m’a conduit à publier dans Le Monde (édition du 12-13 août) un long article, inspiré de ce mémoire, intitulé « En 1933, l’homme ne faisait pas mauvaise impression… ». J’y citais, à la fin, un article de La Croix du 16 février 1933, expliquant que Hitler représentait « les masses qui subissent déjà le contrecoup économique des nouvelles inventions et éprouvent instinctivement le besoin d’une réadaptation des institutions à la vie ». Et je concluais : « On voit que les arguments “objectifs” des “nouvelles droites” ne datent pas d’hier. La génération des années 80 en connaît certes plus que celle des années 30 sur les totalitarismes. L’aveuglement ou la fausse naïveté de certains commentateurs n’en sont que plus surprenants, face à la résurgence actuelle de projets néofascistes, caractérisés fondamentalement par cette espèce de tribalisme moderne qui consiste à entretenir une confusion névrotique entre la société, si complexe et si ouverte soit-elle, et une famille figée sur son quant-à-soi organique : le totalitarisme de la terre et du sang. Ajoutons que peu de gens se rappellent aujourd’hui qu’il y a un peu plus de cinquante ans, le nazisme est arrivé au pouvoir légalement : la démocratie est une responsabilité ! »

Étrange écho, sur près de quatre décennies, de la confrontation des Français avec la dynastie Le Pen. L’histoire ne présente pas deux fois les mêmes plats, dit-on, mais elle peut bégayer. Ce que je viens de rappeler de l’histoire européenne n’a-t-il aucun rapport avec ce qui se passe aujourd’hui, quand on parle de « l’illibéralisme » régnant en Hongrie ou des « droites nationales » ? Plus que jamais cette petite musique des nouvelles extrêmes droites en Europe met en cause, au nom du « peuple », les règles de l’État de droit, garantes de la volonté majoritaire, mais aussi de la protection des minorités, quelles qu’elles soient. Le cas extrême de cette dérive sur notre continent n’est-il pas aujourd’hui offert par l’étouffement des libertés auquel le peuple russe, comme les autres, a droit, c’est-à-dire par la dictature qui prend forme sous la houlette de Vladimir Poutine ? Les ruses de l’histoire gisent souvent dans les masques portés par des mots.