
L’illusion souverainiste
Le souverainisme manifeste un désir démocratique. Mais ce désir occulte le droit international, qui entérine la reconnaissance de la souveraineté par les autres États, le droit constitutionnel, qui garantit le pluralisme du peuple souverain, ainsi que le droit social, qui témoigne de l’exigence de solidarité nationale et européenne.
À la veille de l’élection présidentielle, le débat politique français, tel qu’il se déroule dans les grands médias, est si vide qu’on pourrait croire que la France est un pays intellectuellement sinistré. C’est dans ce vide et dans l’étroitesse nationale que prospère la rhétorique de la souveraineté, tantôt sous la forme d’un appel qui reste incantatoire à la « souveraineté européenne » (sans proposition de réforme), tantôt sous la forme d’un souverainisme d’un nouveau genre, particulièrement stérile, qui propose de rester dans l’Union européenne tout en y pratiquant une politique de l’égoïsme national, de l’incivilité et de l’obstruction. Tous les camps s’en trouvent frappés.
Alors même que les ressources du projet d’une démocratie sociale et écologique se renouvellent dans des productions théoriques majeures, et que l’audience rencontrée par les combats européens d’un Raphaël Glucksmann atteste une attente politique en souffrance, la gauche politique ne s’est pas seulement amenuisée à une portion congrue de l’électorat : elle semble n’avoir d’identité que fantomatique. Du côté socialiste, elle s’est évaporée dans un vague libéralisme de centre-droit sans idées ; du côté écologiste, elle ne parvient pas à se définir politiquement ; du côté de La France insoumise, elle s’est embrumée dans un confusionnisme gazeux, mêlant le programme d’un keynésianisme national à une rhétorique « antisystème » peu discernable des ressentiments de la droite illibérale, dont elle partage la complaisance pour les dictatures de Poutine, de Bachar el-Assad et de Xi Jinping.
À droite, la prise de poids électorale s’alourdit d’une véritable chape de plomb idéologique, qu’illustre la conversion de La République en marche aux facilités du catéchisme pseudo-républicain et de la chasse aux universitaires « islamo-gauchistes ». Dans un entretien de 2020, Emmanuel Macron expliquait pourtant que le « capitalisme contemporain » est à un « point de rupture », « parce que c’est un capitalisme qui s’est financiarisé, qui s’est sur-concentré et qui ne permet plus de gérer les inégalités dans nos sociétés et au niveau international ». Mais il ajoutait aussitôt : « On n’y répond pas dans un seul pays, j’ai fait une politique d’ailleurs qui ne va pas du tout dans ce sens et je l’assume parfaitement. Aussi vrai que le socialisme n’a pas marché dans un seul pays, la lutte contre ce fonctionnement du capitalisme est inefficace dans un pays1. » On croyait comprendre que la discordance entre politique nationale et intention européenne tenait à des contraintes stratégiques : le rapport de force avec l’Allemagne imposait à la France de donner des gages de rigueur budgétaire afin de peser par la suite dans un sens social-démocrate. Mais aucun calcul stratégique ne justifie la verticalité d’un pouvoir qui méprise les concertations pour mener des politiques hostiles aux services publics2.
Cette dérive peut répondre à des calculs électoralistes ; elle n’en a pas moins pour effet de pousser la droite traditionnelle à la surenchère et de placer le centre de gravité du débat politique entre la droite et l’extrême droite, qui dispose désormais d’un potentiel électoral considérable et du soutien d’une vaste nébuleuse de magazines et d’émissions télévisées. Au moment où toutes les énergies devraient être tournées vers les moyens de faire face à l’enchevêtrement des crises sociale, démocratique et écologique, on assiste ainsi au spectacle consternant d’un espace public colonisé par la nostalgie pétainiste d’un Zemmour, par des mythes complotistes contre la vaccination, par des paniques morales autour d’un « wokisme » fantasmatique ou par des indignations sans objet, telles que celles qu’a suscitées la présence du drapeau européen, pendant vingt-quatre heures, sous l’Arc de triomphe.
Les causes d’une telle situation sont multiples. Les tendances à la déconsolidation de la démocratie sont mondiales : Trump, Orbán et Bolsonaro sont les figures d’une menace présente dans la plupart des démocraties libérales. Il n’est pas absurde de penser que cette menace a un lien « réactif » avec la précarisation des individus induite par des politiques qu’on peut dire « néolibérales » – au sens où elles réduisent la démocratie à la « souveraineté du consommateur3 » et ne conçoivent les protections sociales que comme des adjuvants de la construction d’une société de marché.
Mais il est impossible d’invoquer ici une causalité simple. Car les succès mêmes de l’État social, offrant aux individus des ressources d’individualisation et d’ascension professionnelle, ont favorisé ce que Bernard Manin a décrit comme le remplacement de la « démocratie des partis » (liée à la fixité des appartenances collectives) par la « démocratie du public4 ». Or, en l’absence d’innovations institutionnelles ajustées à cette transformation, la délibération collective risque d’être étouffée sous un simple marché politique de type publicitaire. Les mutations technologiques y contribuent, avec les effets de polarisation des réseaux sociaux. Les circonstances constitutionnelles aussi : la France souffre du caractère monarchique de son régime politique, aggravé par la réforme du quinquennat qui a fait des législatives une annexe de l’élection présidentielle. Selon une logique perverse, le défaut de représentation nourrit la méfiance envers les médiations représentatives, contre lesquelles grandit la demande confuse d’une incarnation directe du peuple et de l’unité nationale.
Mais cette demande ne surgit que sur l’arrière-fond d’une frustration démocratique dont l’expression initiale semble légitime, puisqu’elle se présente comme une revendication de souveraineté populaire. En contexte d’affaiblissement des médiations démocratiques, cette revendication prend cependant une forme ambiguë, que nomme le mot de souverainisme. Le surgissement et la diffusion de ce terme constituent un symptôme remarquable : en lui se manifestent à la fois un désir démocratique et le dévoiement de ce désir se trompant d’objet, fasciné qu’il est par un leurre où il croit se reconnaître alors qu’il y devient étranger à lui-même. La puissance de ce leurre demande un examen : le prestige dont bénéficie aujourd’hui l’idée de souveraineté tient aux équivoques de la notion en même temps qu’à sa charge imaginaire ; il nous oblige à distinguer l’idée démocratique du masque souverainiste qui menace de la recouvrir5.
Un fétichisme de la souveraineté
Hors du contexte québécois où il est d’abord apparu, le mot « souverainisme » doit être pris dans le sens où l’ont revendiqué, en France, des acteurs politiques qui voulaient former contre l’Union européenne un courant transpartisan, mêlant droite et gauche. Son nom même pose en principe que la souveraineté, nationale et populaire, « est un tout, ou elle n’est rien6 ». On ne peut donc qualifier de « souverainiste » toute opposition à la construction européenne : ceux qui désespèrent de l’Union européenne parce qu’ils la jugent irréformable, au motif que le « néolibéralisme » serait incrusté trop profondément dans ses institutions, ne sont pas ipso facto souverainistes. On doit leur objecter que le projet d’une sortie de l’Union européenne est bien plus irréaliste que celui d’une réforme sociale de celle-ci : les conditions d’un abandon coordonné de la monnaie unique, ou d’un retour à un État-nation de taille moyenne qui ne soit ni vassalisé à une grande puissance ni livré à la puissance des marchés financiers, ou de la constitution d’une nouvelle union entre pays souhaitant échapper aux règles néolibérales sont mille fois plus difficiles à réunir que celles d’une renégociation des traités européens ou d’innovations compatibles avec les traités existants7. Pour autant, l’euroscepticisme ne peut être qualifié de souverainiste lorsqu’il oppose au « constitutionnalisme de marché » l’idéal d’une politique des « communs » qui refuse de se formuler dans les concepts de la souveraineté8. En effet, le soin collectif des biens communs exclut par définition leur appropriation par des puissances nationales que leur souveraineté autorise logiquement à exercer leur « droit » de polluer dans les limites de leur territoire.
Le souverainisme proprement dit se définit par la thèse selon laquelle la souveraineté, comprise comme la puissance de se donner à soi-même sa loi, est le bien politique premier, qui précède tous les autres – ce pourquoi le souverainiste croit pouvoir prôner une sortie de l’Union européenne en tenant pour secondaire la question de savoir où doit mener cette sortie. C’est qu’il identifie la souveraineté à une sorte de libre arbitre politique, en vertu duquel le peuple pourrait « vouloir ce qu’il veut » sans que sa volonté ait d’autres limites que celles qu’elle se donne. La souveraineté, pouvoir non subordonné et non lié par un autre pouvoir, l’emporterait sur tous les buts du politique, puisqu’elle serait le pouvoir de se donner un but ou un autre ; elle serait neutre quant aux différences entre droite et gauche, puisqu’elle serait la liberté de choisir entre elles.
Cette définition volontariste de la politique – qui semble oublier qu’un État n’est souverain que dans la mesure où il est reconnu comme tel par d’autres États, ce qui inscrit toute souveraineté dans un système international dont elle dépend – est en réalité si peu « neutre » qu’elle soumet la liberté collective à une règle contraignante, qui est la préservation d’une identité nationale seule capable de faire d’un peuple un sujet collectif pourvu d’une unité de volonté. Cette exigence contredit la définition de la démocratie par le pluralisme politique (supposant l’existence, dans une même société, de volontés collectives en conflit) et par la garantie des droits sociaux assurant aux individus la disposition de ce que Rawls appelait les « bases sociales de l’estime de soi ».
L’affirmation souverainiste selon laquelle « la souveraineté n’est que l’autre nom de la démocratie9 » tient sa fausse vraisemblance du fantasme d’un peuple choisissant à la manière d’un individu ayant une seule volonté10 – la « volonté générale ». Si une telle définition aurait pu être à la rigueur validée par Lénine (à condition d’identifier la volonté générale à celle du parti supposé être l’expression des masses), elle s’oppose en réalité à la tradition socialiste (y compris marxienne) qui n’a jamais cru que les conflits du travail et du capital pouvaient se résoudre dans l’unité simple d’une volonté nationale. De Durkheim et Duguit (qui tenait la souveraineté pour un mythe métaphysique et contradictoire) jusqu’à Gurvitch, les théoriciens du droit social ont soigneusement évité d’assigner l’État à la souveraineté d’un libre arbitre collectif ; ils ont préféré le définir comme « l’organe de la pensée sociale » (Durkheim) ou une « coopérative de services publics » (Duguit), autrement dit dans les termes d’une rationalité partagée et du travail collectif d’une réflexion de la société sur elle-même, déposée dans les institutions de l’État de droit. Gurvitch définissait en conséquence la démocratie comme « la souveraineté du droit social11 ».
En formulant le concept de la volonté générale, Rousseau avait souligné qu’elle n’était ni la volonté de la majorité ni même la « volonté de tous » : elle est la volonté qui vise l’intérêt général de la communauté politique, telle qu’elle est voulue par tous ses membres. La volonté générale n’est rien d’autre que la volonté de tout citoyen en tant qu’il veut son intérêt général d’individu-citoyen. C’est pourquoi chacun doit reconnaître en elle sa propre volonté ou sa volonté véritable, dont il ne s’écarte que par erreur (auquel cas la volonté majoritaire lui montre sa vraie volonté générale, contre laquelle les individus minoritaires ne peuvent pas avoir raison) ou par faute (parce qu’il préfère l’intérêt particulier de son groupe à son intérêt général d’individu-citoyen). Or la volonté générale ainsi définie ne peut exister que sous des conditions « drastiques12 » : elle requiert qu’il n’y ait ni partis politiques, ni divisions sociales ; et elle exige une homogénéité populaire qui n’est possible que dans de petites cités faiblement différenciées. Dans les conditions contemporaines, cette « volonté générale » est une fiction : que la décision majoritaire doive légitimement l’emporter et que chacun doive s’y soumettre tant que ses droits sont respectés ne signifie pas que chacun doit reconnaître en elle sa véritable volonté et s’interdire de la juger erronée.
Ce caractère fictif de la « volonté générale » explique que le fétichisme de la souveraineté qui définit le souverainisme prenne finalement, dans le contexte français, la forme d’une simple humeur, qui ne cesse de s’exprimer avec vivacité, mais qui est d’autant plus irréelle qu’aucun des grands candidats qui la relaient ne propose dans son programme de sortir de l’Union européenne13. Initialement motivée par le désir de se soustraire à une orthodoxie économique à laquelle la crise du coronavirus a mis fin, la rhétorique souverainiste, consciente que la population française ne veut pas d’un repli national qui entraînerait un appauvrissement et une perte de puissance, se rabat sur des enjeux symboliques dérisoires (les querelles de préséance des drapeaux) ou sur des rodomontades autoritaires, proposant de remettre en cause l’État de droit lui-même à travers la Cour européenne des droits de l’homme14.
Les équivoques de la souveraineté
Le souverainisme tire sa force de persuasion de sa faiblesse même : c’est qu’il joue des équivoques qui grèvent depuis toujours la notion de souveraineté et en font une idée chatoyante, susceptible de faire miroiter une promesse qu’elle ne peut tenir. Comme l’a remarqué Carré de Malberg, c’est dès sa formulation par Bodin que le concept de souveraineté amalgame deux significations distinctes : la notion juridico-formelle d’une dernière instance de décision, d’un pouvoir qui n’est pas soumis à un pouvoir au-dessus de lui, et la notion positive d’une puissance étatique définie par ses « marques » ou son étendue15. Carré de Malberg notait à juste titre que la puissance étatique n’impliquait nullement la qualité de « souveraine » : une puissance publique n’a pas besoin d’être souveraine pour être réelle.
Il conviendrait sans doute d’ajouter que la positivité de la puissance étatique s’entend elle-même en deux sens différents : un sens constitutionnel (délimitant l’étendue d’un droit) et un sens matériel, défini par la disposition des moyens effectifs (techniques, économiques, militaires) de la puissance. Certains souverainistes semblent oublier non seulement que la puissance publique n’a pas besoin d’être souveraine pour être positive, mais que la qualité de puissance souveraine (comme pouvoir de décision en dernier ressort) ne donne par elle-même aucun des moyens matériels de la puissance. Dans les conditions contemporaines de la mondialisation et de la puissance matérielle des marchés financiers, la souveraineté, au sens formel, ne garantit pas l’autonomie stratégique : face à des puissances telles que les États-Unis, la Chine ou même la Russie, une sortie de l’Union européenne ne donnerait certainement pas aux pays européens une plus grande autonomie stratégique.
Quel pouvoir doit décider de la constitutionnalité de la décision souveraine ?
Cette première équivoque se redouble d’une tension qui traverse toute l’histoire du concept : le pouvoir souverain s’entend-il comme un pouvoir constitué, réglé par des lois qui le limitent en le légitimant, ou comme un pouvoir constituant, ne s’autorisant que de lui-même et décidant de ses propres limites ? Avant Rousseau et Sieyès, les théoriciens de la souveraineté – qui considèrent que l’unité de la volonté souveraine a pour forme politique normale la monarchie – ne cessent de souligner que le pouvoir du souverain est absolu (non soumis à un pouvoir supérieur) mais non arbitraire, puisqu’il est réglé par les conditions constitutionnelles de sa légitimité et par la forme contraignante des lois dans lesquelles il s’exerce. Mais cette thèse a toujours buté sur une difficulté insoluble : quel pouvoir doit décider de la constitutionnalité de la décision souveraine ? Si le souverain est le seul juge de sa propre légalité, la différence de l’absolu et de l’arbitraire s’efface, puisque la puissance du souverain s’avère incompatible avec l’existence de l’État de droit16 ; si la légalité est évaluée par une instance indépendante (par exemple, une cour suprême), alors la souveraineté est partagée entre plusieurs instances et la notion de « pouvoir suprême » vacille.
Loin de résoudre cette difficulté, l’attribution de la souveraineté au peuple n’a fait que l’aiguiser et la multiplier, puisque le peuple n’exerce pas lui-même sa souveraineté mais la délègue à des représentants (notion que Rousseau jugeait contradictoire). La souveraineté du peuple n’a pas d’autre réalité que la Constitution qui s’autorise d’elle pour fixer les procédures d’attribution de l’exercice des pouvoirs législatifs, exécutifs et constituants. La question « qui est le peuple ? » s’avère insoluble dès lors qu’elle est posée à la lumière de la fonction souveraine : le peuple est-il l’ensemble des individus qui ont le titre de citoyens ? Mais il est impossible de leur attribuer une même volonté dont la décision souveraine serait l’expression, à moins de reconnaître un droit de sécession généralisé aux groupes qui ne se reconnaissent pas dans la volonté majoritaire. Est-il l’ensemble de ceux qui ne gouvernent pas et n’occupent aucune fonction législative, exécutive ou judiciaire dans l’État ? Mais en ce cas, sa souveraineté n’est que nominative ou symbolique, puisqu’elle n’est exercée et détenue que par l’État. Est-il la nation, conçue comme une réalité permanente qui dépasse les individus et que l’État aurait pour charge de maintenir dans la durée ? Mais en ce cas, la nation est souveraine sur le peuple : la nation n’est pas la somme des individus composant le peuple, mais la norme formatrice du peuple et des individus.
Carré de Malberg a tiré la conséquence logique de ces difficultés : selon lui, comme l’avaient compris les révolutionnaires de 1791, la souveraineté « réside indivisiblement dans la nation tout entière » et ne peut jamais être une propriété ou un attribut des individus. La nation ne tient pas sa souveraineté des individus qui la composent ; au contraire, les individus n’ont part à la souveraineté et à son exercice qu’en vertu d’une dévolution de la nation, qui est « souveraine en tant que collectivité unifiée », « ayant une individualité et un pouvoir à la fois supérieurs aux nationaux et indépendants d’eux17 ». Ce qui revient à dire que la souveraineté est en fait celle de l’État, puisque « l’État n’est pas autre chose que la nation, une fois celle-ci organisée18 ».
Pour surprenante qu’elle paraisse, cette position est la seule qui soit capable d’éviter les confusions qui naissent d’une intenable identification entre « souveraineté de la nation » et « souveraineté des individus composant le peuple ». Mais, comme on le voit, cette notion de souveraineté portée à la pleine cohérence signifie aussi bien la défaite du souverainisme, puisque la souveraineté de la nation n’est pas celle des électeurs. La conception de Carré de Malberg a le défaut (ou le mérite) de rendre impossible toute identification d’un « peuple constituant », le peuple n’étant lui-même que l’effet d’un moment constituant sans auteur assignable. Elle nous place ainsi devant un redoutable dilemme : ou bien elle nous oblige à tenir la « nation » pour une réalité mystique, dont la Constitution est une émanation et le peuple un simple représentant ; ou bien elle nous conduit à tenir le « peuple » pour une abstraction dont la souveraineté n’a pas d’autre réalité que l’ordre constitutionnel qui détermine, au sein de la collectivité politique, à quelles conditions certains sont habilités à exercer les pouvoirs souverains.
L’irréductible pluralité démocratique
En situant le corps de la souveraineté du peuple dans la Constitution étatique, Carré de Malberg permet de franchir un pas qu’il aurait peut-être refusé, mais qui ne présente aucune difficulté de principe. Comme vient de le montrer Céline Spector dans un livre décisif, dès lors que la souveraineté du peuple se réalise dans la Constitution qui organise les pouvoirs, rien n’interdit de penser que l’exercice de cette souveraineté se pluralise dans un « faisceau » de compétences et de droits qui peuvent se distribuer en plusieurs instances et sur plusieurs échelons, nationaux et fédéraux (ou européens)19. Qu’une cour européenne contrôle le respect des droits fondamentaux (sans lesquels la souveraineté du peuple n’est qu’un vain mot), cela ne contredit ni la souveraineté des individus – au contraire ! –, ni celle du peuple en tant que nation, ni celle du peuple en tant que partie du « peuple européen » que fait advenir l’unité politique européenne.
Aussi bien l’invocation souverainiste de la « souveraineté nationale » n’apporte-t-elle par elle-même aucune réponse aux problèmes qui la suscitent : les conditions de l’autonomie stratégique des États européens, de leur capacité à faire face à la crise écologique et aux impératifs de la justice sociale, de l’indépendance de la puissance publique par rapport aux marchés financiers. Une résistance cohérente aux tendances de l’Union européenne à constitutionnaliser des politiques néolibérales (qui devraient rester soumises à la délibération démocratique) devrait plutôt faire fond sur la nécessité d’opposer à l’absolutisation des libertés du marché un constitutionnalisme des droits sociaux impliqués dans les droits humains fondamentaux. L’enjeu décisif n’est pas de « récupérer » formellement une souveraineté nationale qui se serait perdue dans la construction européenne ; il est de conforter l’autonomie stratégique des nations européennes par une puissance publique européenne digne de ce nom ; il est de démocratiser aussi bien la souveraineté nationale que les institutions européennes20.
À la définition souverainiste de la démocratie par la toute-puissance d’une volonté ne s’autorisant que d’elle-même, il faut opposer une définition solidariste de la démocratie.
À la définition souverainiste de la démocratie par la toute-puissance d’une volonté ne s’autorisant que d’elle-même, il faut opposer une définition solidariste de la démocratie, qui reconnaît la dépendance de la collectivité politique à l’égard d’une dette sociale et d’une dette environnementale dont elle a la charge. La « volonté générale » ne peut pas être l’affirmation absolue d’une subjectivité collective ; l’autonomie démocratique n’est pas une décision créatrice de ses propres normes, mais la mise en œuvre d’une rationalité collective qui s’élabore dans le patient travail de ce que Claude Lefort nommait le « déchiffrement de la société par elle-même21 ». Ce travail de déchiffrement ne peut jamais se réduire à l’unité d’un pouvoir ou d’une « souveraineté » sur soi qui annulerait la division sociale et la pluralité des foyers de la loi, du savoir, de la production et du gouvernement22. C’est pourquoi la démocratie doit d’abord être définie comme une forme de société qui assure l’égalité des droits et des capabilités des acteurs sociaux, dans le cadre d’institutions politiques participatives qui réalisent la solidarité et qui promeuvent la qualité de l’éducation et de la délibération collectives.
Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’idée de souveraineté. Laissons ouverte la question de savoir s’il est pertinent, ou trop risqué, de l’utiliser efficacement d’un point de vue rhétorique, mais conceptuellement abusif, pour désigner une autonomie stratégique ou une puissance publique partagée. Le concept même de souveraineté reste en tout cas irréductible à trois titres au moins. Tout d’abord, il désigne positivement la qualité de certaines compétences de décision en dernière instance ; en particulier, il nomme la capacité qu’ont les États de prendre des engagements envers d’autres, d’entrer dans des traités internationaux et, dans certaines conditions, de s’en retirer. En ce sens juridique et formel, l’Union européenne maintient la souveraineté des États membres qui disposent d’un droit de retrait. Ensuite, l’idée de souveraineté garde une indispensable signification négative (qui n’exclut nullement la possibilité d’une « co-souveraineté ») : être souverain, c’est ne pas être soumis à la souveraineté d’un tiers. Enfin, l’idée de « souveraineté du peuple » continue à nommer un principe fondateur de la démocratie, selon lequel la délibération collective ne reconnaît pas d’autorité transcendante, que ce soit celle d’une cléricature religieuse ou celle d’un corps de technocrates professant une orthodoxie. Elle n’est limitée, de manière « horizontale » ou immanente, que par les droits imprescriptibles qui assurent la possibilité même d’une libre délibération en garantissant l’intégrité, la liberté et l’égalité en droit de tous.
Mais, comme l’a montré Claude Lefort, l’idée de « souveraineté du peuple » a précisément pour conséquence l’impossibilité que le peuple s’incarne. Le peuple souverain n’est pas un Prince : il n’est que le nom commun d’une pluralité sociale dont l’image est toujours fictive. Selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, la seule traduction possible de la souveraineté du peuple est que, alors même que le pouvoir politique est réellement exercé par des élus, le lieu de la souveraineté doit rester symboliquement un « lieu vide », personne ni aucun groupe ne pouvant prétendre « être le peuple23 ». Pour le dire dans un vocabulaire d’origine lacanienne que Lefort n’hésitait pas à utiliser, il faut que le symbolique ne se laisse pas absorber par la puissance de l’imaginaire : l’image du peuple, qui rayonne de la plénitude d’une impossible unité imaginaire, risque d’être un miroir trompeur où la démocratie s’aliène et perd le sens de son institution symbolique – qui est celle d’un écart irréductible entre la pluralité sociale, les droits de l’espace de la délibération et l’exercice du pouvoir par des représentants qui ne peuvent pas prétendre être le peuple souverain. L’ordre symbolique de la souveraineté du peuple, en ce sens, s’institue sur l’absence du peuple souverain et de sa volonté générale, que suppléent les dispositifs réglés de la représentation et les revendications « sauvages » de la contestation sociale. C’est pourquoi cette souveraineté peut se distribuer sur une pluralité d’instances : dans son principe, elle serait mieux réalisée par les complications d’une « double démocratie », nationale et européenne, que par l’imaginaire « unité républicaine » d’une souveraineté faiblement démocratique24.
- 1. Entretien avec Emmanuel Macron, « La doctrine Macron : une conversation avec le président français » [en ligne], Le Grand Continent, 16 novembre 2020.
- 2. Voir Alain Supiot, « Emmanuel Macron n’est que le dernier avatar de la politique de dépérissement de l’État social », Le Monde, 28 janvier 2022.
- 3. Niklas Olsen, The Sovereign Consumer: A New Intellectual History of Neoliberalim, Cham, Palgrave Macmillan, 2019. Voir aussi Édouard Delruelle, Philosophie de l’État social. Civilité et dissensus au xxie siècle, Paris, Éditions Kimé, 2020.
- 4. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995 (rééd. avec une postface inédite, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2019). Voir aussi l’entretien avec B. Manin, « Les habits neufs de la représentation », Esprit, septembre 2017.
- 5. L’expression « masque souverainiste » détourne délibérément le titre d’un article de Catherine Colliot-Thélène, « Les masques de la souveraineté », Tumultes, no 40, 2013, p. 27-47, qui complète son livre indispensable, La Démocratie sans « demos » (Paris, Presses universitaires de France, 2011).
- 6. William Abitbol et Paul-Marie Coûteaux, « Souverainisme, j’écris ton nom », Le Monde, 30 septembre 1999.
- 7. On peut renvoyer ici à la proposition faite par Gaël Giraud d’exclure les investissements verts du calcul des déficits publics (voir G. Giraud, « Financer la décarbonation », Esprit, mars 2020), au projet de traité de démocratisation de l’Europe porté par Thomas Piketty (voir Stéphanie Henette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Paris, Seuil, 2017) ou aux analyses des possibles renversements de rapports de force intra-européens développées par Édouard Gaudot et Shahin Vallée (« La double impasse européenne. Construire un rapport de force transnational, entre désobéissance impuissante et diplomatie stérile » [en ligne], Le Grand Continent, 14 mai 2019).
- 8. C’est notamment le cas dans les travaux de Pierre Dardot et de Christian Laval. Pour une discussion, voir Céline Spector, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, « L’Europe, terrain des luttes démocratiques », Par ici la sortie, no 1, juin 2020, p. 162-173.
- 9. Comme l’écrit Natacha Polony dans sa préface au livre posthume de Coralie Delaume, Nécessaire Souveraineté, Paris, Michalon, 2021, p. 9. Dans cette même préface, Natacha Polony n’hésite pas à donner la pénurie de masques au début de l’épidémie de Covid en illustration de la perte par la France de sa souveraineté, alors que cette pénurie n’avait aucun lien avec l’Union européenne et procédait de politiques nationales. Faire de l’Union européenne un bouc émissaire permet d’éviter d’interroger les déficiences démocratiques du régime présidentiel français.
- 10. C’est ce fantasme unitariste qui explique qu’Aquilino Morelle, dans une émission de France Culture (11 octobre 2021), ait pu d’un même mouvement dénoncer l’Union européenne au nom de la démocratie et au nom du fait que le bouton nucléaire supposait un seul décideur – argument proprement monarchiste (et conforme aux origines monarchiques du concept de souveraineté), comme le lui fit justement remarquer Céline Spector.
- 11. Georges Gurvitch, « Le principe démocratique et la démocratie future », Revue de métaphysique et de morale, vol. 36, no 3, juillet-septembre 1929, p. 403-431.
- 12. Selon l’expression de Céline Spector, No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Paris, Seuil, 2021, p. 71.
- 13. Fabien Escalona, « La “souveraineté”, nouveau mot-valise du champ politique » [en ligne], Mediapart, 4 mai 2020.
- 14. Voir Fabien Escalona et Ilyes Ramdani, « Contre l’immigration, Les Républicains envisagent de désobéir au droit européen » [en ligne], Mediapart, 18 septembre 2021.
- 15. Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État [1920-1922], Paris, Dalloz, 2003, t. I, p. 76 et suiv. Cette ambiguïté se répercute dans le désaccord des juristes (qui considèrent que la souveraineté ne se partage pas) et des politistes (qui admettent la possibilité d’une « co-souveraineté » et de « taux de souveraineté ») : voir Jean-Marc Ferry, La République crépusculaire. Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 235.
- 16. C’est en ce sens que Gérard Mairet a pu écrire que « l’État de droit, stricto sensu, [est] une communauté sans souveraineté » (Le Principe de souveraineté [1978], Paris, Gallimard, 1997, p. 256-257). Tocqueville n’était parvenu à surmonter cette difficulté qu’en résorbant la souveraineté du peuple dans la souveraineté du genre humain (De la démocratie en Amérique, livre I, chap. 15) : « Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ? » Sa réponse était qu’« une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d’appliquer la justice qui est sa loi » : « Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain. »
- 17. R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, op. cit., t. II, p. 173 et suiv. « La souveraineté n’a pas commencé par se former dans les nationaux, avant d’appartenir à la nation : tout au contraire, elle naît en celle-ci, et de la nation elle se communique aux citoyens, en tant qu’ils se trouvent confondus et réunis en elle » (ibid., p. 433).
- 18. Ibid., p. 187 (« L’État et la nation ne font qu’un »). Voir de même p. 429 : « L’État seul, c’est-à-dire l’être collectif national, est souverain. Les hommes, quels qu’ils soient, qui concourent, dans l’État, à la formation de la volonté souveraine, n’ont de la souveraineté que l’exercice et ne peuvent acquérir de droits proprement dits à cet exercice qu’en vertu de l’ordre juridique consacré par la Constitution étatique. »
- 19. C. Spector, No demos ?, op. cit., p. 195 et suiv.
- 20. Voir les précieuses réflexions de Nicolas Leron, « Les faux-semblants de la souveraineté européenne », Esprit, mai 2019.
- 21. Claude Lefort, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire [1981], Paris, Fayard, 1994, p. 70.
- 22. À de telles définitions de l’autonomie, il sera toujours possible d’objecter la mise en garde de Hannah Arendt : « La fameuse souveraineté des corps politique a toujours été une illusion qui, en outre, ne peut être maintenue que par les instruments de la violence, c’est-à-dire par des moyens essentiellement non politiques. […] Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la “volonté générale” d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer. » (H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? » [1958], trad. par Agnès Faure et Patrick Lévy, dans La Crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1989, p. 214).
- 23. C. Lefort, L’Invention démocratique, op. cit., p. 92 : « La démocratie allie ces deux principes apparemment contradictoires : l’un, que le pouvoir émane du peuple ; l’autre, qu’il n’est le pouvoir de personne. »
- 24. Michel Aglietta et Nicolas Leron, La Double Démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017.