Jean-Marc Ayrault, l'inconsolé
À l’heure où s’achève le quinquennat, il est un ministre qui, dans des fonctions différentes, aura vécu de près plusieurs dérobades de l’histoire.
Nommé au Quai d’Orsay en février 2016, Jean-Marc Ayrault a été confronté en seulement quelques mois à plusieurs événements qui illustrent la logique de « défaisance » actuellement à l’œuvre dans les relations internationales : en juin, le référendum britannique en faveur du Brexit, malgré l’effort des membres de l’Union pour aménager la position du Royaume-Uni au sein de l’Europe ; en septembre, l’abandon par la Commission européenne de sa tentative de partager équitablement l’accueil des réfugiés entre les différents membres de l’Union, suite à la rébellion d’un certain nombre de pays de l’Est ; en novembre, la victoire de Donald Trump aux États-Unis, grosse de menaces d’unilatéralisme ; enfin, tout au long de l’automne, la victoire progressive du cynisme et de la force brutale en Syrie, culminant avec la tragédie d’Alep, qui a mis en scène l’impuissance du conseil de sécurité de l’Onu dont les résolutions, souvent d’origine française, ont été successivement bloquées par les veto russe et chinois. L’année 2015 semblait avoir marqué un tournant constructif sur le plan géopolitique avec l’accord sur le maintien de la Grèce au sein de la zone euro, celui sur le nucléaire iranien, ou encore le traité de Paris sur le climat. Mais comme un retour de boomerang, ces logiques de coopération, de solidarité et, avec elles, l’esprit du multilatéralisme ont été fortement mises à mal en 2016.
Avant d’être confronté à ces régressions sur le plan international, Jean-Marc Ayrault en avait vécu d’analogues sur le plan national, en tant que Premier ministre les deux premières années du mandat de François Hollande. Son douloureux limogeage au matin du 31 mars 2014 a marqué la fin d’une expérience sociale-démocrate qui donne le sentiment d’être advenue trop tard dans le monde tel qu’il va. Retraite à 60 ans pour les carrières longues, création d’un compte de prévention de la pénibilité pour diminuer les inégalités sociales devant l’espérance de vie, mise en place d’un compte de formation attaché à la personne tout au long de son parcours professionnel, encadrement des loyers dans les grandes villes, généralisation de la mutuelle santé pour l’ensemble des salariés : autant de perfectionnements du modèle social français significatifs, mais perçus comme partiels, catégoriels ou excessivement progressifs, par une société désormais trop impatiente, morcelée et imprégnée par les logiques du marché pour apprécier ces constructions fragiles de la solidarité portées par le gouvernement Ayrault.
De même, et sur un autre plan, la tentative somme toute modérée de ce gouvernement de construire, à l’été 2013, une politique pénale alternative pariant sur la réinsertion plutôt que sur l’incarcération, à travers notamment la contrainte pénale voulue par Christiane Taubira, n’a pas été comprise. Communément taxée de laxiste, y compris par certains dans le camp socialiste, elle a finalement été marginalisée par le successeur de la garde des Sceaux au profit d’une vigoureuse reprise de la politique de construction pénitentiaire.
Au cours du même mandat et dans des rôles différents, Jean-Marc Ayrault s’est ainsi heurté aux récifs de ce qu’Achille Mbembe nomme, en extrapolant les caractéristiques de l’univers colonial, le temps de l’« inimitié » : une société d’individus, un système d’États marqués par l’angoisse, le rejet de l’autre et la tentation séparatiste, où, finalement, les politiques fondées sur la coopération et la solidarité sont en échec parce qu’elles ne font plus sens1.
Dans ces circonstances difficiles, plusieurs personnes ont dévalorisé Jean-Marc Ayrault en soulignant son défaut de maîtrise sur le cours des événements, voire son impuissance. D’autres, plus rares, ont loué sa dignité et sa persévérance. Après avoir perdu Matignon contre son gré, jamais il ne céda au bal des ego qui caractérise le Parti socialiste français en critiquant le président de la République ou en mettant en cause son défaut de marge de manœuvre passée. Redevenu à l’été 2014 député de Loire-Atlantique, il fera d’ailleurs une nouvelle tentative pour amorcer la réforme fiscale qu’il n’avait pu initier en tant que Premier ministre, en déposant un amendement au projet de loi de finances pour 2016 instituant une Csg progressive, amendement finalement invalidé par le Conseil constitutionnel.
De même, sur le plan international, la diplomatie française persévère aujourd’hui sous sa houlette à proposer des projets de résolution concernant la Syrie pour lutter contre le pire, mettre fin à l’usage des armes chimiques ou accompagner l’évacuation d’Alep sur le plan humanitaire, au prix de nombreux échecs et de quelques succès. Elle continue d’organiser des conférences internationales pour construire une transition politique alternative en Syrie ou rechercher une solution durable au conflit israélo-palestinien. L’arrivée aux affaires de Donald Trump, ou le début des négociations relatives à la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, prévu en mars 2017, donneront probablement de nouvelles occasions au locataire du Quai d’Orsay de réaffirmer dans l’action ses principes et ses valeurs.
L’avenir dira si Jean-Marc Ayrault aura constitué, dans son style comme dans ses initiatives, un spécimen politique dépassé qui n’aura pas su saisir les tournants profonds de son époque, ou s’il aura laissé un héritage discret mais actif où puiser pour mener les combats de demain : le refus de faire le deuil de la social-démocratie et de l’union des nations.
- 1.
Voir Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016.